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Le Mystère de Valradour/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
Maison de la Bonne presse (p. 21-23).

CHAPITRE VI

A TOI, RENÉ


Marthe ne comprenait pas l’énigme de ces paroles, mais elle songeait anxieusement à son pauvre enfant resté à la maison.

— Viens, dit-elle, mon Pierre. Serait-ce à moi de te donner du courage, j’en ai si peu à partager !

Il se roidit :

— Allons !

Ils traversèrent l’immense place sombre où le vent, qui hurlait autour du Panthéon, les faisait frissonner. Ils devaient marcher jusqu’au métro. Car l’autobus de Courcelles, qui aurait pu les prendre rue Soufflot, n’existe plus. Ils suivirent les rues silencieuses du vieux quartier du Luxembourg et descendirent jusqu’à l’Odéon pour s’engouffrer dans la station du boulevard Saint-Germain.

L’abbé Pierre se laissait conduire, il n’arrivait pas à détacher sa pensée de la révélation qu’il venait de lire. Il se disait :

— Il faut partir ce soir même, il faut aller à Valradour, il faut délivrer Isabelle.

Il évoquait la vue de cette infortunée torturée de faim, de froid, couchée au bord de la petite source, au fond du souterrain, et il oubliait si bien le lieu où il était, que sa sœur dut le tirer par le bras quand il fallut changer de ligne à la gare Saint-Lazare pour aller enfin sortir du train place Malesherbes. Une cinglée de pluie leur fouetta le visage en haut des marches et ils furent obligés de courir à travers le boulevard, dont les arbres dénudés n’étaient plus un abri. Ils entrèrent essoufilés dans leur courte rue sombre. En passant devant la loge, ils eurent un sympathique et triste regard de la concierge, puis ce fut Juliette qui ouvrit la porte en sanglotant :

— René ? interrogea la mère anxieuse.

— Il travaille comme d’habitude dans la salle à manger, je ne lui ai rien dit, vous pensez, mais il n’est pas tranquille, le pauvre mignon...

L’enfant accourait :

— Maman ! mon oncle ! qu’est-ce qu’il y a ?

Il regardait les deux visages bouleversés et il se jeta au cou de sa mère en criant :

— Papa ! Il y a de mauvaises nouvelles de papa !

— Mon cher petit, dit le prêtre, ton père est un héros dont nous sommes fiers.

— Il est tué !

— Peut-être n’est-il que gravement blessé et prisonnier.

René chancela. Son oncle le prit contre son cœur :

— Mon enfant, mon René, sois homme, toi si chrétien ! tu ne peux manquer de courage ; si tu savais à quelle mission je vais te demander de te consacrer.

— Oh ! je ne redoute rien, mon oncle ; ce que je veux, c’est venger mon père ! J’irai m’engager dès demain.

— On ne prend pas un enfant de quatorze ans au régiment, le rôle

que tu devras accomplir à ma place est plus difficile que la guerre, mais il est si manifestement envoyé à nous par la Providence que tu ne peux manquer d’en avoir une protection spéciale.

Marthe, brisée de fatigue, s’était assise sur une chaise ; machinalement elle avançait ses mains froides vers la salamandre. Le prêtre vint se placer près d’elle, et attirant son neveu devant lui, en picine lumière, il le contempla attentivement. Plusieurs fois, il ouvrit les lèvres pour parler, puis il renferma les paroles qui allaient jaillir. Que pouvait-il avouer ? A quelle limite commençait le secret ?

René, surpris, osa :

— Oncle Pierre, parlez, je suis fort, je saurai tout entendre, tout exécuter. Est-ce d’aller chercher papa qu’il s’agit ?

— Je le voudrais tant, approuva Marthe.

— Non, pensait le prêtre, ce n’est pas ton père qu’il faut aller chercher, mais ta vraie mère...

Il dit tout haut :

— Il n’y faut pas songer. Mort ?... il est au ciel, donc, ne le cherchons pas sur la terre. Prisonnier, il est hors de notre portée, nous ne pouvons rien tenter. Attendre, et peut-être la guerre finie, pourrons-nous retrouver de lui quelque chose... Ce qui me préoccupe est autre, le sauvetage d’une vivante.

Stupéfaits, la mère et le fils fixèrent l’abbé qui parlait, hésitant, presque bas.

— Il y a dans les Ardennes, au bord de la Semois...

Marthe tressaillit à ces mots, elle saisit le bras de René comme pour le retenir, le garder à elle, car un pressentissement venait de sourdre en son cœur ; son frère la calma du geste :

— Ne t’effare pas. Si je le pouvais, nul autre que moi n’irait... là-bas. Mais, tu le sais, j’ai ma feuille de route, et demain je dois être au dépôt de mon régiment, à Nancy. Mais laisse-moi m’expliquer : Il y a, à mi-côte d’une colline, un château moyenâgeux qui s’appelle Valradour.

— Je me souviens, je l’ai aperçu quand nous étions à Givet, il n’est pas très loin du domaine superbe des Amerois, qui était la résidence d’été de la comtesse de Flandre.

— Il faut aller à Valradour, y pénétrer à m’importe quel prix, il le faut !

L’émotion était si forte que la voix du prêtre s’étranglait ; il étreignait la main de l’enfant ahuri, admettant mal qu’une autre pensée que celle de son père les occupât tous les trois.

— Mais le château est peut-être brûlé...

— Qu’importe, le souterrain ne peut l’être, et c’est le souterrain qui nous intéresse.

— Il y a un trésor, fit l’enfant avec un pâlo sourire ; qu’est-ce que ça peut bien nous faire.

— Plus que tu ne penses, le trésor est vivant !

Marthe eut un brusque éveil de compréhension.

— ... La lettre que je t’ai remise...

— Par pitié, ma sœur, ne me fais aucune question, je dis ce que je puis. Il y a là, dans une cave, une prisonnière et nous devons la délivrer.

— Nous ! une prisonnière, une criminelle ?

— Une victime.

René bondit :

— Oh ! partons vite.

— Oui, René, partons vite. Mets toute ta force, ton courage à cette œuvre.

Marthe interrompit, ses yeux ardents, interrogateurs, fixés sur ceux de son frère.

— Alors, il y a une connivence entre… le passé… et…

Le prêtre lui prit la main :

— Il y a un devoir immense à remplir ; je ne le puis, moi, puisque je suis soldat, je ne suis donc plus libre de mon temps, et je vous lègue, mes chéris, l’accomplissement de ma mission, mission sacrée, oh ! combien !…

Il se mordit les lèvres… il allait dire :

— La divine Providence arrange cela ainsi pour que ce soit le fils qui délivre la mère.

Juliette montrait sa tête par l’entre-bâillement de la porte :

— Alors on ne dîne pas ? demanda-t-elle.

— Si, répondit l’abbé, car il faut des forces, servez.

— Monsieur l’abbé reste ?

— Oui.

— Il n’y a que la soupe, des haricots et des pommes cuites.

Il eut un geste d’indifférence. Marthe, les prunelles dilatées, fixait son fils. René était devenu très rouge.

— Mon oncle, je ferai ce que vous me direz. Si vous saviez comme j’aime mieux partir, risquer de me battre. Rester ici au collège à présent avec l’idée là-bas, au front, me serait impossible ; parlez donc, oncle Pierre, je suis vôtre.

L’enfant, la tête haute, l’œil fier, sec, brillant, parlait résolument ; il avait subitement mûri, rejetant derrière lui l’enfance, sautant d’un bond dans l’âge sérieux.

Tous les trois expédièrent en quelques minutes le souper frugal, puis, très près les uns des autres, le petit au milieu, ils arrêtèrent leur plan.