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Le Mystère de Valradour/Chapitre XXII

La bibliothèque libre.
Maison de la Bonne presse (p. 62-64).

XXII

LE PASSÉ SE LÈVE


Le lendemain, Mme de Valradour se sentit beaucoup plus forte, elle essaya, appuyée sur le bras de son fils, de supporter le grand air, elle put faire, non sans quelques éblouissements, plusieurs pas dans le jardin.

Le temps s’adoucissait, un peu do soleil dorait les cimes, des roses de Noël fleurissaient sur la terre gelée, et le parfum des calicanthus, dont la clochette délicate s’épanouit sur le bois dénudé de l’arbuste, s’épandait dans l’air léger.

— Une oasis ! dit René, tu ne sais pas, Mamma, ce qu’est la guerre ! Valradour est une rareté au milieu des ruines.

— Non, je n’ai jamais vu la guerre, mais quand j’étais dans ma prison, j’ai entendu le canon bien souvent depuis plus d’un an. Tu as traversé les champs de bataille, Carissimo, pour venir à moi ? La Providence t’amenait.

— Oui, et si visiblement ! Quand nous serons rentrés près du feu, maman chérie, je te raconterai tout mon voyage... miraculeux.

— Il y a beaucoup de miracles dans ta vie. mon Pio ; le premier, je te le

conterai, moi aussi : nous irons, quand je serai un peu reposée, visiter mon souterrain et je t’expliquerai des choses.

— Je ne puis, moi, rien t’expliquer. Pendant que tu souffrais, j’étais heureux. Si tu savais comme cette pensée me torture.

Elle sourit.

— Tout est effacé ! Je t’ai. Veux-tu que nous rentrions, ce bon air est délicieux, mais il me grise.

Ils revinrent lentement. Maria-Pia-Isabella de Valradour, fille d’Italie, née sous le ciel radieux de Naples, frissonnait au vent du Nord. Elle se laissa tomber dans un fauteuil et son fils s’assit à ses pieds, les bras appuyés sur ses genoux, les yeux dans les yeux.

— Maman, c’est très curieux, mais on dirait que j’ai deux mamans jumelles. L’autre, que j’aime si tendrement et que tu aimeras, car je veux vous réunir a été l’ange gardien de toute ma vie. Elle devait savoir le secret... mais elle ne m’a jamais rien dit. Et moi, mère chérie, j’hésite à vouloir le connaître. N’est-ce pas être privilégié que de posséder deux mères ? Mais, hélas ! la guerre a pris papa... Celui auquel je donnais cette appellation... juste, si j’en juge par son affection pour moi.

— Ton père, mon enfant, est retourné à Dieu. Il s’appelait Baudouin Rheney de Valradour. Il possédait une grande fortune et c’est sans doute à ces richesses que nous devons tous nos malheurs. Comment as-tu été élevé, toi ? Tu as des manières et un costume qui ne concordent pas.

René se mit à rire :

— Le costume était pour le voyageur qui remplit des métiers variés. La réalité est que ton fils, élevé par le capitaine Ravenel, a eu une éducation excellente, grâce à ma douce mère. — Oh ! tu ne saurais être jalouse — et à mon oncle Pierre qui est prêtre soldat à présent.

— Je voudrais connaître ceux qui t’ont aimé, protégé. Bientôt, je serai forte, nous pourrons partir pour Paris.

— Oui, mais la guerre ! Passer en France est impossible, je ne puis même pas leur écrire. Nous devrons ici — ensemble — attendre la paix. Il faut reprendre la Belgique, nous libérer de l’odieux joug. Vois comme tout s’arrange bien pour nous. Nos trois patries : France, Belgique, Italie, sont alliées, et j’en suis, moi, en quelque sorte l’incarnation. Maman Marthe — veux-tu que je continue à lui donner ce nom ? — et je dirai à toi Mammina... (mot italien qui veut dire : petite mère).

L’Italienne eut une moue légère, vite effacée d’ailleurs :

— C’est juste, dit-elle ; tu lui dois la vie autant qu’à moi... tu dois l’aimer.

— Elle est Française dans toute l’acception du mot, d’aspect, de caractère, d’esprit, comme toi tu es Italienne, et moi... un hybride.

II riait. Mousson, allongé sur le tapis, sa tête sur les jambes de son maître, leva ses yeux tendres vers lui. Alors René le présenta :

— Mère, tu as admis chez toi cette brave bête ; si tu savais quelle parfaite compagne elle a été pour moi. Tu aimes les animaux ?

— Oui. Dans ma prison, imagine-toi que je possédais un rat... un gros rat gris aux yeux vifs ; il mangeait dans ma main. J’avais aussi une plante poussée en face de la fissure du rocher qui me donnait un peu d’air et de jour. Elle avait dû germer là d’une graine poussée par le vent. Elle était frêle, pâle ; puis, à mesure qu’elle grandissait, elle faisait de prodigieux efforts pour se glisser par la fente, attraper un peu de soleil... Elle y est arrivée, tandis que moi... j’attendais mon fils. Songe que, malgré ma douleur constante, je parvenais à me faire de petites joies. Je comptais les saisons par les rayons lumineux qui traversaient l’étroite déchirure du roc,


j’avais marqué en face sur la paroi une sorte de cadran. Avec toutes mes boîtes de conserves — oh ! une montagne, tu verras — j’avais confectionné des outils ; je grattais, limais la pierre, je me réchauffais par cet exercice. J’avais construit une armoire, une table, un tabouret. J’augmentais mon peu de lumière avec des réflecteurs, composés de couvercles métalliques frottés avec du sable et très brillants.

— Quelle ingéniosité !

— Quand on est seule toujours et qu’on ne veut pas s’abandonner au désespoir, garder des forces, on a l’esprit inventif. J’avais l’idée tellement ancrée au cœur que tu reviendrais.

— Mais qu’avait-on fait de moi ?

— L’ennemi, ton frère, sans doute, bien que je n’en aie aucune preuve, avait dû me descendre dans le souterrain quand je dormais d’un sommeil provoqué par un narcotique, je pense, car je fus bien malade au réveil, ton frère, donc, t’avait mis à côté de moi, pauvre innocent âgé tout juste de deux ans !

— Alors, les souvenirs si vagues qui me reviennent datent de mes deux ans ?

— Evidemment. Je te fais grâce de mon chagrin, de ma colère, de mon impuissance quand je me vis séquestrée... Dieu ne voulut pas me laisser devenir folle. Et c’est toi, ta présence, puis ta pensée qui me soutinrent, Fanciullo mio.

— Mais alors, comment ai-je pu sortir ?...

— Tu étais si petit ! Après un mois de séjour à l’ombre, nourri de biscuit de mer trempé dans l’eau de la source, de sardines et de harengs, tu étais maigre, et je voyais que ta vie s’en allait, que j’allais te perdre. . Alors, avec tout ce que j’avais de forces, j’agrandis la fente du rocher, j’en ôtai la terre, la mousse, et je parvins à creuser un étroit passage. Je te le montrerai. Grâce à ton instinct — comme la plante — tu cherchais le jour et l’air. Tu te glissais de côté entre ces pierres, pressé rudement ; mais je t’encourageais à persister. Je me disais : quand j’entendrai un peu de bruit, je le pousserai, il sera recueilli... son sort ne saurait jamais être plus triste qu’ici. S’il meurt, ce sera sous le ciel du bon Dieu qui prendra sa petite âme.

René, le front appuyé sur les genoux de sa mère, ressentait un terrifiant souvenir. Il interrompit celle-ci,

— Au bout du couloir, ce fut le vide...

— Oui, j’entendis un cri d’épouvante, puis la chute de ton pauvre petit corps dans l’eau. Cette falaise était sans doute à pic sur la Semois. Le jour de ton départ devait être une splendide matinée d’été, autant que j’en pouvais juger par mon faible rayon. J’avais entendu chanter au dehors, donc il y avait quelqu’un, je comptais sur la divine Providence.

— Elle veillait... Elle me jeta aux bras des deux êtres les meilleurs qui existent sur terre. Toi, tu restais à gémir, tu aurais dû me garder.

— Non, tu serais mort à bref délai. D’ailleurs, ce n’était pas le plan de la Providence.

— En effet, mère, tous nos actes sont les réflexes de l’impulsion divine, du moins quand ils sont d’intention pure. Oh ! mène-moi au souterrain, fais-moi revivre le drame de mon enfance ; tes paroles éveillent comme une faible image au fond du brouillard.

— Allons... prends la grosse lampe. Mon rat n’aura jamais vu un tel éclairage. Il est capable de se cacher ; laisse ton inséparable Mousson, ici, cela achèverait d’épouvanter mon fidèle rongeur.

Alors, doucement, ils descendirent...