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Le Mystère de Valradour/Prologue

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Maison de la Bonne presse (p. 3-5).


PROLOGUE

L’ÉPAVE


Raoul Ravenel s’arrête sur le bord de la Semois, limpide et rapide, réfléchissant les beaux nuages roses du couchant ; il dit à sa femme, qui se promenait à pas lents avec lui :

— Reposons-nous un moment, Marthe ; il fait si bon ici, ne trouves-tu pas ce coin de notre Lorraine pittoresque et délicieux ? J’aime tellement contempler les paysages si doux, si calmes, après mes rudes chevauchées d’Afrique.

Marthe, souriante, s’était assise sur la mousse, presque au ras de l’eau, elle observa :

— Poète !

— Oui, j’aime et je comprends la nature ; rien ne m’impressionne plus qu’un beau site… les monuments, les travaux d’art sont admirables, sans doute ; mais jamais ils ne me donnent l’émotion que fait naître en moi l’aspect de la mer, des bois, des montagnes.

— Sais-tu pourquoi ?

— Parce que la nature est l’œuvre de Dieu et que nous sentons en elle sa présence, tandis que les œuvres d’art sont dues aux hommes, incapables d’y mettre plus que du génie humain.

— Une chose m’étonne, Raoul, c’est que tu te sois fait soldat, avec tes goûts de rêveur.

— Mais cela concorde à merveille ! En sortant de Saint-Cyr, j’ai demandé à partir aux spahis d’Afrique ; je voulais connaître un peu les diverses régions de notre terre, j’ai traversé le désert et cherché l’illusion de vivre aux temps bibliques… J’ai vu le Maroc et l’étrange ville de Fez, si vieille ! Puis je suis rentré en France pour te connaître et t’aimer, ma chérie.

Il avait pris la main de sa femme et y mettait chaudement ses lèvres.

Elle rit :

— Moi. je suis tellement peu sentimentale auprès de toi ! Et c’est heureux pour l’équilibre du ménage. Depuis cinq ans que nous sommes en garnison à Givet, si je n’avais pas tenu le gouvernail… où en serait notre petit budget ?

— J’avoue mon incapacité financière. Tu es un excellent pilote.

— Qui se permet de te rappeler que l’automobile louée pour la journée attend au sommet de ces coteaux, sur la route, et que le soleil est bien près de se coucher.

— Attends encore… Nous aurons tout à l’heure un merveilleux tableau quand les crêtes des collines seront éclairées seules, leur base noyée d’ombre. Songe que c’est notre adieu au pays, puisque je suis nommé à Paris et que demain nous devrons nous mettre au déménagement.

— Mon ami, je suis ravie d’aller à Paris.

— La vie y sera bien plus dispendieuse.

— Erreur, Raoul, quand on sait s’y prendre ; nous aurons l’indemnité de logement, une simple femme de ménage, je m’arrangerai ; tu verras comme ce sera bon à nous deux.

— À nous deux…

Il soupira, leur gros chagrin était de n’avoir pas d’enfant. Ils imploraient le ciel de bénir leur union et espéraient toujours la joie de voir entre eux un nouvel amour.

Cette pensée avait mis dans leur âme un peu de mélancolie ; les yeux perdus vers les cimes où se découpaient sur l’horizon rose les silhouettes à demi défeuillées des hêtres, ils songeaient à ces années stériles de leur jeunesse.

Lentement Marthe se leva, l’eau devenait couleur d’ardoise, les hautes collines arrêtaient les derniers rayons ; elle se pencha pour cueillir des bruyères poussées entre les roches, elle voulait emporter un bouquet de souvenir…

— Des fleurs sèches, soupira-t-elle.

Soudain, derrière elle, Raoul s’écria :

— Marthe, regarde, qu’est-ce qui flotte donc là-bas ?

Elle fixa le point qu’indiquait la main étendue de son mari.

— Une bête, sans doute, un chien, un mouton.

Ils descendirent au ras de l’eau, la chose dérivait, et à mesure qu’elle approchait une grande anxiété montait dans le cœur.

— Mais… on dirait un enfant I

— Tu crois, Raoul ?

Il y eut un silence angoissé… puis, sans une hésitation, l’officier sauta à l’eau. Le courant peu profond n’offrait aucun danger, le jeune homme n’avait guère d’eau que jusqu’à la ceinture. Il fit quelques pas, saisit la pauvre loque et revint chargé d’un petit être inerte. Il le posa sur l’herbe devant Marthe agenouillée, qui gémissait :

— Un bébé ! de deux ans environ. Ah ! Raoul, peut-être vit-il ?

Tout en parlant, elle arrachait le jersey de laine qui recouvrait les membres souples encore, mais glacés du petit noyé ; elle essayait de lui entr’ouvrir les lèvres pendant que son mari frottait énergiquement le corps. Puis ils lui élevèrent les bras d’une façon rythmique, les abaissant en mesure, afin de ramener l’air aux poumons. Marthe n’hésita pas à lui insuffler de l’air avec sa bouche. Après de longs efforts, ils crurent sentir au cœur un léger battement… La jeune femme eut un cri de triomphe, elle continua les soins avec ardeur. Bientôt l’enfant eut un hoquet et ramena une grande quantité d’eau.

— Sauvé !

Raoul l’enveloppa de son pardessus, le serra contre lui. Marthe ramassa les débris de vêtements après les avoir tordus pour les essorer, et, radieux de leur sauvetage, les jeunes époux remontèrent la colline pour rattraper la route où attendait l’auto.

Une fois installés dans la limousine, Marthe s’empara de l’épave : une nuance un peu rose revenait aux lèvres de l’enfant ; deux ou trois fois ces paupières avaient battu, Marthe l’embrassa passionnément.

— Raoul, c’est le ciel qui nous le donne !

Il la calma :

— Attends. Ce petit a sans doute une mère qui le cherche, qui pleure, il s’est noyé par accident. En arrivant en ville, je vais aller faire une déclaration à la police.

— En attendant qu’on le réclame, nous le garderons.

— Bien sûr, il a grand besoin de soins. Il est très maigre, on dirait qu’il a souffert.

— En tous cas, il est joli ! Vois ses traits fins et ses cheveux bruns.

Raoul avait pris les petits vêtements mouillés : une simple combinaison de laine bleue, sans aucune marque, une chemise de toile très fine, des bas de coton, un seul soulier.

Tout cela ne révélait rien du tout ; mais, en dépliant la chemise, une chose frappa l’attention des sauveteurs. C’était une inscription étrange faite avec des cheveux tordus, dont on s’était servi pour broder, soit à l’aide d’une épingle, soit d’une chose pointue quelconque, car une aiguille eût fait un travail plus correct. Les mots à demi détruits avaient un sens vague :

— Qu’est-ce que cela veut dire ? fit l’officier, je déchiffre fort mal, les fils sont brisés… Est-ce que l’infortuné bébé n’aurait pas été victime d’un accident, mais d’un crime ?…

— Montre-moi cela, dit Marthe, tout en tenant contre elle son rescapé pour lui communiquer de sa propre chaleur. Elle épela :

Pas… reci… ce petit… ere emp… mourante te l’envoie. Dieu te récom… Je suis seq… eau… ven… frère… cours.

Stupéfaite, anxieuse, Marthe regarda son mari :

— Un crime ! oui, un crime !

— Non, un accident, expliqua Raoul. L’enfant est envoyé à un frère, qui ne l’a pas reçu, par une mère mourante…

— Et les lettres qui manquent, et le singulier mode d’écriture… C'est un crime, on a voulu se débarrasser de l’enfant. Le mot ere est la fin de mère, emp veut dire empêchée. Dieu te récompensera, c’est clair. Eau est, hélas ! bien réel ; ven est peut-être le commencement de venez, frère est un appel probablement, cours veut sans doute dire accours.

— Il y a bien d’autres interprétations, ma chère amie ; en attendant, soignons le marmot, il s’agite, il rougit, il va avoir la fièvre.

Marthe doucement caressait les petites joues, elle prenait dans les siennes les menottes frêles, qui tenaient ses doigts, son cœur maternel battait joyeusement. Ils étaient heureux du sauvetage !

Raoul Ravenel alla, en arrivant à Givet, faire sa déclaration. Ensuite, il attendit qu’on réclamât sa prise ; il attendit treize ans… Nul jamais ne vint lui demander compte de sa bonne action.

Marthe et lui, en changeant de garnison, emmenèrent l’enfant donné à leur amour par la divine Providence. Autour d’eux, chez eux, nul ne soupçonna le secret jalousement gardé par le jeune ménage.

Ils appelèrent leur enfant du nom symbolique de René. Ils l’élevèrent avec amour, et le petit, doué d’une nature tendre et délicate, ne devina jamais que ceux nommés par lui « papa » et « maman » étaient des étrangers, dont il n’avait aucune goutte de sang dans les veines. Il les aimait avec une infinie tendresse, aucune voix lointaine ne parlait à son cœur ; seulement, il avait quelquefois des rêves effrayants, se voyant ballotté par l’eau, mais un bel ange volait au-dessus de lui et l’enlevait toujours quand il croyait sombrer.