Le Mystère des saints innocents

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Œuvres complètesNouvelle Revue FrançaiseTome 6 (p. np-234).

le mystère

des saints Innocents

DELECTISSIMIS
ININTIMOCORDE

cahier pour le dimanche des Rameaux
et pour le dimanche de Pâques de la treizième série ;
cahier préparatoire
pour le quatre cent quatre-vingt-troisième anniversaire
de la délivrance d’Orléans,
anniversaire qui tombera
le mercredi 8 mai de l’an 1912.

LEMYSTÈRE
DESSAINTSINNOCENTS

Madame Gervaise

Je suis, dit Dieu, Maître des Trois Vertus.

La Foi est une épouse fidèle.
La Charité est une mère ardente.
Mais l’espérance est une toute petite fille.



Je suis, dit Dieu, le Maître des Vertus.



La Foi est celle qui tient bon dans les siècles des siècles.

La Charité est celle qui se donne dans les siècles des siècles.
Mais ma petite espérance est celle
qui se lève tous les matins.



Je suis, dit Dieu, le Seigneur des Vertus.



La Foi est celle qui est tendue dans les siècles des siècles.
La Charité est celle qui se détend dans les siècles des siècles.
Mais ma petite espérance
est celle qui tous les matins
nous donne le bonjour.



Je suis, dit Dieu, le Seigneur des Vertus.



La Foi est un soldat, c’est un capitaine qui défend une forteresse,
Une ville du roi,
Aux marches de Gascogne, aux marches de Lorraine.
La Charité est un médecin, c’est une petite sœur des pauvres,
Qui soigne les malades, qui soigne les blessés,

Les pauvres du roi,
Aux marches de Gascogne, aux marches de Lorraine.
Mais ma petite espérance est celle
qui dit bonjour au pauvre et à l’orphelin.



Je suis, dit Dieu, le Seigneur des Vertus



La Foi est une église, c’est une cathédrale enracinée au sol de France.

La Charité est un hôpital, un hôtel-Dieu qui ramasse toutes les misères du monde.

Mais sans l’espérance, tout ça ne serait qu’un cimetière.



Je suis, dit Dieu, le Seigneur des Vertus.



La Foi est celle qui veille dans les siècles des siècles.
La Charité est celle qui veille dans les siècles des siècles.
Mais ma petite espérance est celle
qui se couche tous les soirs
et se lève tous les matins
et fait vraiment de très bonnes nuits.



Je suis, dit Dieu, le Seigneur de cette vertu-là.



Ma petite espérance est celle
qui s’endort tous les soirs,
dans son lit d’enfant,
après avoir bien fait sa prière,
et qui tous les matins se réveille et se lève
et fait sa prière avec un regard nouveau.



Je suis, dit Dieu, Seigneur des Trois Vertus.



La Foi est un grand arbre, c’est un chêne enraciné au cœur de France.

Et sous les ailes de cet arbre la Charité, ma fille la Charité abrite toutes les détresses du monde.

Et ma petite espérance n’est rien que cette petite promesse de bourgeon qui s’annonce au fin commencement d’avril.




Et quand on voit l’arbre, quand vous regardez le chêne,

Cette rude écorce du chêne treize et quatorze fois et dix-huit fois centenaire,

Et qui sera centenaire et séculaire dans les siècles des siècles,

Cette dure écorce rugueuse et ces branches qui sont comme un fouillis de bras énormes,

(Un fouillis qui est un ordre),

Et ces racines qui s’enfoncent et qui empoignent la terre comme un fouillis de jambes énormes,

(Un fouillis qui est un ordre),

Quand vous voyez tant de force et tant de rudesse le petit bourgeon tendre ne paraît plus rien du tout.

C’est lui qui a l’air de parasiter l’arbre, de manger à la table de l’arbre.

Comme un gui, comme un champignon.

C’est lui qui a l’air de se nourrir de l’arbre (et le paysan les appelle des gourmands), c’est lui qui a l’air de s’appuyer sur l’arbre, de sortir de l’arbre, de ne rien pouvoir être, de ne pas pouvoir exister sans l’arbre. Et en effet aujourd’hui il sort de l’arbre, à l’aisselle des branches, à l’aisselle des feuilles et il ne peut plus exister sans l’arbre. Il a l’air de venir de l’arbre, de dérober la nourriture de l’arbre.

Et pourtant c’est de lui que tout vient au contraire. Sans un bourgeon qui est une fois venu, l’arbre ne serait pas. Sans ces milliers de bourgeons, qui viennent une fois au fin commencement d’avril et peut-être dans les derniers jours de mars, rien ne durerait, l’arbre ne durerait pas, et ne tiendrait pas sa place d’arbre, (il faut que cette place soit tenue), sans cette sève qui monte et pleure au mois de mai, sans ces milliers de bourgeons qui pointent tendrement à l’aisselle des dures branches.

Il faut que toute place soit tenue. Toute vie vient de tendresse. Toute vie vient de ce tendre, de ce fin bourgeon d’avril, et de cette sève qui pleure en mai, et de la ouate et du coton de ce fin bourgeon blanc qui est vêtu, qui est chaudement, qui est tendrement protégé d’un flocon d’une toison d’une laine végétale, d’une laine d’arbre. En ce flocon cotonneux est le secret de toute vie. La rude écorce a l’air d’une cuirasse, en comparaison de ce tendre bourgeon. Mais la rude écorce n’est rien, que du bourgeon durci, que du bourgeon vieilli. Et c’est pour cela que le tendre bourgeon perce toujours, jaillit toujours dessous la dure écorce.
L’homme de guerre le plus dur a été un tendre enfant nourri de lait ; et le plus rude martyr, le martyr le plus dur sur le chevalet, le martyr à la plus rude écorce, à la plus rugueuse peau, le martyr le plus dur à la serre et à l’onglet a été un tendre enfant laiteux.

Sans ce bourgeon, qui n’a l’air de rien, qui ne semble rien, tout cela ne serait que du bois mort.

Et le bois mort sera jeté au feu.



Ce qui vous trompe, c’est que cette rude écorce vous écorche les mains ; et ni de l’épaule vous ne faites bouger le tronc d’un millième de millimètre, ni du pied vous ne pouvez faire bouger une de ces grosses racines d’un millième de millimètre ; ni de la main une seule de ces grosses branches ; et c’est à peine si vous ébranleriez quelques-unes de ces petites branches ; et si vous les feriez balancer ;

au lieu que le bourgeon ne résiste point sous le doigt et d’un coup d’ongle le premier venu vous fait sauter un bourgeon ;
qui développé vous ferait une branche plus grosse que la cuisse ;


Car il est plus facile, dit Dieu, de ruiner que de fonder ;
Et de faire mourir que de faire naître ;
Et de donner la mort que de donner la vie ;

Et le bourgeon ne résiste point. C’est qu’aussi il n’est point fait pour la résistance, il n’est point chargé de résister.

C’est le tronc, et la branche, et cette maîtresse racine qui sont faits pour la résistance, qui sont chargés de résister.

Et c’est la rude écorce qui est faite pour la rudesse et qui est chargée d’être rude.

Mais le tendre bourgeon n’est fait que pour la naissance et il n’est chargé que de faire naître.


(Et de faire durer).



(Et de se faire aimer).



Or je vous le dis, dit Dieu, sans ce bourgeonnement de fin avril, sans ces milliers, sans cet unique petit bourgeonnement de l’espérance, qu’évidemment tout le monde peut casser, sans ce tendre bourgeon cotonneux, que le premier venu peut faire sauter de l’ongle, toute ma création ne serait que du bois mort.


Et le bois mort sera jeté au feu.




Et toute ma création ne serait qu’un immense cimetière.

Or mon fils le leur a dit : Il faut laisser les morts ensevelir leurs morts.





Hélas mon fils, hélas mon fils, hélas mon fils ;

Mon fils qui sur la croix avait une peau sèche comme une sèche écorce ;

une peau flétrie, une peau ridée, une peau tannée ;
une peau qui se fendait sous les clous ;
mon fils avait été un tendre enfant laiteux ;




une enfance, un bourgeonnement, une promesse, un engagement ;

un essai ; une origine ; un commencement de rédempteur ;
une espérance de salut, une espérance de rédemption








Ô jour, ô soir, ô nuit de l’ensevelissement.
Tombée de cette nuit que je ne reverrai jamais.
Ô nuit si douce au cœur parce que tu accomplis.
Et tu calmes comme un baume.
Nuit sur cette montagne et dans cette vallée.
Ô nuit j’avais tant dit que je ne te verrais plus.
Ô nuit je te verrai dans mon éternité.

Que ma volonté soit faite. Ô ce fut cette fois-là que ma volonté fut faite.

Nuit je te vois encore. Trois grands gibets montaient.
Et mon fils au milieu.

Une colline, une vallée. Ils étaient partis de cette ville que j’avais donnée à mon peuple. Ils étaient montés.

Mon fils entre ces deux voleurs. Une plaie au flanc. Deux plaies aux mains. Deux plaies aux pieds. Des plaies au front.

Des femmes qui pleuraient tout debout. Et cette tête penchée qui retombait sur le haut de la poitrine.

Et cette pauvre barbe sale, toute souillée de poussière et de sang.
Cette barbe rousse à deux pointes.

Et ces cheveux souillés, en quel désordre, que j’eusse tant baisés.

Ces beaux cheveux roux, encore tout ensanglantés de la couronne d’épines.

Tout souillés, tout collés de caillots. Tout était accompli.
Il en avait trop supporté.
Cette tête qui penchait, que j’eusse appuyée sur mon sein.
Cette épaule que j’eusse appuyée à mon épaule.
Et ce cœur ne battait plus, qui avait tant battu d’amour.

Trois ou quatre femmes qui pleuraient tout debout. Des hommes je ne me rappelle pas, je crois qu’il n’y en avait plus.

Ils avaient peut-être trouvé que ça montait trop. Tout était fini. Tout était consommé. C’était fini.

Et les soldats s’en retournaient, et dans leurs épaules rondes ils emportaient la force romaine :


C’est alors, ô Nuit, que tu vins. Ô nuit la même.

La même qui viens tous les soirs et qui étais venue tant de fois depuis les ténèbres premières.

La même qui étais venue sur l’autel fumant d’Abel et sur le cadavre d’Abel, sur ce corps déchiré, sur le premier assassinat du monde ;

ô nuit la même tu vins sur le corps lacéré, sur le premier, sur le plus grand assassinat du monde. C’est alors, ô nuit, que tu vins.

La même qui étais venue sur tant de crimes depuis le commencement du monde ;

Et sur tant de souillures et sur tant d’amertumes ;
Et sur cette mer d’ingratitude, la même tu vins sur mon deuil ;

Et sur cette colline et sur cette vallée de ma désolation c’est alors, ô nuit, que tu vins.

Ô nuit faudra-t-il donc, faudra-t-il que mon paradis

Ne soit qu’une grande nuit de clarté qui tombera sur les péchés du monde.

Sera-ce alors, ô nuit, que tu viendras.

C’est alors, ô nuit, que lu vins ; et seule tu pus finir, seule tu pus accomplir ce jour entre les jours.

Comme tu accomplis ce jour, ô nuit accompliras-tu le monde.
Et mon paradis sera-t-il une grande nuit de lumière.
Et tout ce que je pourrai offrir
Dans mon offrande et moi aussi dans mon Offertoire
À tant de martyrs et à tant de bourreaux,
À tant d’âmes et à tant de corps,
À tant de purs et à tant d’impurs,
À tant de pécheurs et à tant de saints,
À tant de fidèles et à tant de pénitents.

Et à tant de peines, et à tant de deuils, et à tant de larmes et à tant de plaies,

Et à tant de sang,
Et à tant de cœurs qui auront tant battu,
D’amour, de haine,
Et à tant de cœurs qui auront tant saigné
D’amour, de haine,
Sera-t-il dit qu’il faut que ce soit
Qu’il faudra que je leur offre
Et qu’ils ne demanderont que cela,
Qu’ils ne voudront que de cela.
Qu’ils n’auront dégoût que pour cela,
Sur ces souillures et sur tant d’amertumes.
Et sur cette mer immense d’ingratitude
La longue retombée d’une nuit éternelle.






Ô nuit tu n’avais pas eu besoin d’aller demander la permission à Pilate. C’est pourquoi je l’aime et je te salue.

Et entre toutes je te glorifie et entre toutes tu me glorifies.
Et tu me fais honneur et gloire
Car tu obtiens quelquefois ce qu’il y a de plus difficile au monde,
Le désistement de l’homme.
L’abandonnement de l’homme entre mes mains.

Je connais bien l’homme. C’est moi qui l’ai fait. C’est un drôle d’être.

Car en lui joue cette liberté qui est le mystère des mystères.

On peut encore lui demander beaucoup. Il n’est pas trop mauvais. Il ne faut pas dire qu’il est mauvais.

Quand on sait le prendre, on peut encore lui demander beaucoup.
Lui faire rendre beaucoup. Et Dieu sait si ma grâce
Sait le prendre, si avec ma grâce

Je sais le prendre. Si ma grâce est insidieuse, habile comme un voleur.

Et comme un homme qui chasse le renard.

Je sais le prendre. C’est mon métier. Et cette liberté même est ma création.

On peut lui demander beaucoup de cœur, beaucoup de charité, beaucoup de sacrifice,

Il a beaucoup de foi et beaucoup de charité.

Mais ce qu’on ne peut pas lui demander, sacredié, c’est un peu d’espérance.

Un peu de confiance, quoi, un peu de détente,
Un peu de remise, un peu d’abandonnement dans mes mains,
Un peu de désistement. Il se raidit tout le temps.

Or toi, ma fille la nuit, tu réussis, quelquefois, tu obtiens quelquefois cela

De l’homme rebelle.
Qu’il consente, ce monsieur, qu’il se rende un peu à moi.
Qu’il détende un peu ses pauvres membres las sur un lit de repos.
Qu’il détende un peu sur un lit de repos son cœur endolori.

Que sa tête surtout ne marche plus. Elle ne marche que trop, sa tête. Et il croit que c’est du travail, que sa tête marche comme ça.

Et ses pensées, non, pour ce qu’il appelle ses pensées.

Que ses idées ne marchent plus et ne se battent plus dans sa tête et ne grelottent plus comme des grains de calebasse.

Comme un grelot dans une courge vide.
Quand on voit ce que c’est, que ce qu’il appelle ses idées.
Pauvre être. Je n’aime pas, dit Dieu, l’homme qui ne dort pas.

Celui qui brûle, dans son lit, d’inquiétude et de fièvre.

Je suis partisan, dit Dieu, que tous les soirs on fasse son examen de conscience.

C’est un bon exercice.

Mais enfin il ne faut pas s’en torturer au point d’en perdre le sommeil.

À cette heure-là la journée est faite, et bien faite ; il n’y a plus à la refaire.

Il n’y a plus à y revenir.

Ces péchés qui vous font tant de peine, mon garçon, eh bien c’était bien simple.

Mon ami il ne fallait pas les commettre.
À l’heure où tu pouvais encore ne pas les commettre.
À présent, c’est fait, va, dors, demain tu ne recommenceras plus.

Mais celui qui le soir en se couchant fait des plans pour le lendemain.

Celui-là je ne l’aime pas, dit Dieu.
Le sot, est-ce qu’il sait seulement comment demain sera fait.
Est-ce qu’il connaît seulement la couleur du temps.

Il ferait mieux de faire sa prière. Je n’ai jamais refusé le pain du lendemain.

Celui qui est dans ma main comme le bâton dans la main du voyageur.

Celui-là m’est agréable, dit Dieu.
Celui qui est posé dans mon bras comme un nourrisson qui rit,
Et qui ne s’occupe de rien,
Et qui voit le monde dans les yeux de sa mère, et de sa nourrice,
Et qui ne le voit et ne le regarde que là,

Celui-là m’est agréable, dit Dieu.

Mais celui qui fait des combinaisons, celui qui en lui-même pour demain dans sa tête

Travaille comme un mercenaire.

Travaille affreusement comme un esclave qui tourne une roue éternelle.

(Et entre nous comme un imbécile).
Eh bien celui-là ne m’est pas agréable du tout, dit Dieu.

Celui qui s’abandonne, je l’aime. Celui qui ne s’abandonne pas, je ne l’aime pas, c’est pourtant simple.

Celui qui s’abandonne ne s’abandonne pas et il est le seul qui ne s’abandonne pas.

Celui qui ne s’abandonne pas s’abandonne et il est le seul qui s’abandonne.

Or toi, ma fille la nuit, ma fille au grand manteau, ma fille au manteau d’argent.

Tu es la seule qui vaincs quelquefois ce rebelle et qui fais plier cette nuque dure.

C’est alors, ô Nuit que tu viens.
Et ce que tu as fait une fois,
Tu le fais toutes les fois.
Ce que tu as fait un jour,
Tu le fais tous les jours.
Comme tu es tombée un soir,
Ainsi tu tombes tous les soirs.
Ce que tu as fait pour mon fils fait homme,
Ô grande Charitable tu le fais pour tous les hommes ses frères
Tu les ensevelis dans le silence et l’ombre
Et dans le salutaire oubli
De la mortelle inquiétude

Du jour.
Ce que tu as fait une fois pour mon fils fait homme,
Ce que tu as fait un soir entre les soirs.
Ô nuit tu le refais tous les soirs pour le dernier des hommes
(C’est alors, ô nuit, que tu viens)
Tant il est vrai, tant il est réel qu’il était devenu l’un d’eux
Et qu’il s’était lié à leur sort mortel
Et qu’il était devenu l’un d’eux, pour ainsi dire au hasard,
Et qu’il s’était fait l’un d’eux
Sans aucune limitation ni mesure.
Car avant cette perpétuelle, cette imparfaite,
Cette perpétuellement imparfaite imitation de Jésus-Christ,
Dont ils parlent toujours,
Il y a eu cette très parfaite imitation de l’homme par Jésus-Christ,
Cette inexorable imitation, par Jésus-Christ,
De la misère mortelle et de la condition de l’homme.




Je comprends très bien, dit Dieu, qu’on fasse son examen de conscience.

C’est un excellent exercice. Il ne faut pas en abuser.
C’est même recommandé. C’est très bien.
Tout ce qui est recommandé est très bien.

Et même ce n’est pas seulement recommandé. C’est prescrit.
Par conséquent c’est très bien.

Mais enfin vous êtes dans votre lit. Qu’est-ce que vous nommez votre examen de conscience, faire votre examen de conscience.

Si c’est penser à toutes les bêtises que vous avez faites dans la journée, si c’est vous rappeler toutes les bêtises que vous avez faites dans la journée

Avec un sentiment de repentance et je ne dirai peut-être pas de contrition,

Mais enfin avec un sentiment de pénitence que vous m’offrez, eh bien, c’est bien.

Votre pénitence je l’accepte. Vous êtes des braves gens, des bons garçons.

Mais si c’est que vous voulez ressasser et ruminer la nuit toutes les ingratitudes du jour,

Toutes les fièvres et toutes les amertumes du jour,

Et si c’est que vous voulez remâcher la nuit tous vos aigres péchés du jour,

Vos fièvres aigres et vos regrets et vos repentirs et vos remords plus aigres encore,

Et si c’est que vous voulez tenir un registre parfait de vos péchés.
De toutes ces bêtises et de toutes ces sottises,
Non, laissez-moi tenir moi-même le Livre du Jugement.
Vous y gagnerez peut-être encore.

Et si c’est que vous voulez compter, calculer, supputer comme un notaire et comme un usurier et comme un publicain,

C’est-à-dire comme un collecteur d’impôts,
C’est-à-dire comme celui qui ramasse les impôts,

Laissez-moi donc faire mon métier et ne faites pas
Des métiers qui n’ont pas à être faits.
Vos péchés sont-ils si précieux qu’il faille les cataloguer et les classer
Et les enregistrer et les aligner sur des tables de pierre
Et les graver et les compter et les calculer et les compulser
Et les compiler et les revoir et les repasser
Et les supputer et vous les imputer éternellement
Et les commémorer avec on ne sait quelle sorte de piété.
Comme nous dans le ciel nous lions les gerbes éternelles,
Et les sacs de prière et les sacs de mérite

Et les sacs de vertus et les sacs de grâce dans nos impérissables greniers

Pauvres imitateurs, allez-vous à présent vous mêler, —
Et imitateurs contraires, imitateurs à l’envers, —
Allez-vous vous mettre à lier tous les soirs
Les misérables gerbes de vos affreux péchés de chaque jour.

Quand ce ne serait que pour les brûler, c’est encore trop. Ils n’en valent même pas la peine.

Pas même de cela même.
Vous n’y pensez que trop, à vos péchés.
Vous feriez mieux d’y penser pour ne point les commettre.

Pendant qu’il en est encore temps, mon garçon, pendant qu’ils ne sont point encore commis. Vous feriez mieux d’y penser un peu plus alors.

Mais le soir ne liez point ces gerbes vaines. Depuis quand le laboureur

Fait-il des gerbes d’ivraie et de chiendent. On fait des gerbes de blé, mon ami.
Ne dressez point ces comptes et ces nomenclatures. C’est beaucoup d’orgueil.

C’est aussi beaucoup de traînasserie. Et de paperasserie. Quand le pèlerin, quand l’hôte, quand le voyageur

A longtemps traîné dans la boue des chemins,
Avant de passer le seuil de l’église il s’essuie soigneusement les pieds,
Avant d’entrer,
Parce qu’il est très propre.
Et il ne faut pas que la boue des chemins souille les dalles de l’église.

Mais une fois que c’est fait, une fois qu’il s’est essuyé les pieds avant d’entrer.

Une fois qu’il est entré il ne pense plus toujours à ses pieds.
Il ne regarde plus toujours si ses pieds sont bien essuyés.
Il n’a plus de cœur, il n’a plus de regard, il n’a plus de voix
Que pour cet autel où le corps de Jésus
Et le souvenir et l’attente du corps de Jésus
Brille éternellement.
Il suffit que la boue des chemins n’ait point passé le seuil du temple.

Il suffit qu’ils se soient bien essuyé les pieds une fois avant de passer le seuil du temple.

Bien soigneusement, bien proprement et n’en parlons plus.
On ne parle pas toujours de la boue. Ce n’est pas propre.

Transporter dans le temple la mémoire même et le souci de la boue

Et la préoccupation et la pensée de la boue

C’est encore transporter de la boue dans le temple.
Or il ne faut point que la boue passe le seuil de la porte.

Quand l’hôte arrive chez l’hôte qu’il s’essuie simplement les pieds avant d’entrer

Qu’il entre propre et les pieds propres et qu’ensuite
Il ne pense pas toujours à ses pieds et à la boue de ses pieds.

Or vous êtes mes hôtes, dit Dieu, et je vaux bien ce Dieu qui était le Dieu des hôtes.

Vous êtes mes hôtes et mes enfants qui venez dans mon temple.
Vous êtes mes hôtes et mes enfants qui venez dans ma nuit.

Au seuil de mon temple, au seuil de ma nuit, essuyez-vous les pieds et qu’on n’en parle plus.

Faites votre examen de conscience, mais que ce soit de vous essuyer les pieds.

Et nullement au contraire que ce ne soit pas
De transporter dans le temple les boues et le souvenir des boues du chemin
Et que ce ne soit pas de faire traîner sur le seuil auguste de ma nuit
Les traces, les marques des boues
De vos sales chemins de la journée.

Débarbouillez-vous le soir. C’est ça, faire votre examen de conscience. On ne se débarbouille pas tout le temps.

Soyez comme ce pèlerin qui prend de l’eau bénite en entrant dans l’église

Et qui fait le signe de la croix. Ensuite il entre dans l’église.

Et il ne prend pas tout le temps de l’eau bénite.
Et l’église n’est pas composée uniquement de bénitiers.

Il y a ce qui est avant le seuil. Il y a ce qui est au seuil. Et il y a ce qui est dans la maison.

Il faut entrer une fois, et ne pas sortir et entrer tout le temps.
Soyez comme ce pèlerin qui ne regarde plus que le sanctuaire.
Et qui n’entend plus.

Et qui ne voit plus que cet autel où mon fils a été sacrifié tant de fois.

Imitez ce pèlerin qui ne voit plus que l’éclat
Du resplendissement de mon fils

Entrez dans ma nuit comme chez moi. Car c’est là que je me suis réservé

D’être le maître.
Et si vous tenez absolument à m’offrir quelque chose
Le soir en vous couchant
Que ce soit d’abord une action de grâces
Pour tous les services que je vous rends
Pour les innombrables bienfaits dont je vous comble chaque jour
Dont je vous ai comblés ce jour-là même.
Remerciez-moi d’abord, c’est le plus pressé
Et c’est aussi le plus juste.
Ensuite que votre examen de conscience
Soit un débarbouillement une fois fait

Et non point au contraire un traînassement de marques et de souillures.

La journée d’hier est faite, mon garçon, pense à celle de demain.
Et à ton salut qui est au bout de la journée de demain.

Pour hier il est trop tard. Mais pour demain il n’est pas trop tard
Et pour ton salut qui est au bout de la journée de demain.
Ton salut n’est plus hier. Mais il peut être demain.
Hier est fait. Mais demain n’est pas fait, demain est à faire
Et ton salut qui est au bout de la journée de demain.

Ton salut n’est pas dans le sens d’hier, il est dans le sens de demain.

Porte-toi sur demain, ne te reporte pas sur hier.
Pensez donc un peu moins à vos péchés quand vous les avez commis
Et pensez-y un peu plus au moment de les commettre.
Avant de les commettre.
Ce sera plus utile, dit Dieu.
Quand ils sont commis, quand ils sont faits il est trop tard.
Il n’est pas trop tard pour la pénitence.
Mais il est trop tard pour ne pas les commettre
Et ne pas les avoir commis.

Quand vous avez passé par dessus vos péchés, vous les faites gros comme des montagnes, dit Dieu.

C’est au moment de les passer qu’il faut voir que ce sont en effet des montagnes et qu’elles sont affreuses.

Vous êtes vertueux après. Soyez donc vertueux avant
Et pendant.

L’heure qui sonne est sonnée. Le jour qui passe est passé. Demain seul reste, et les après demains

Et ils ne resteront pas longtemps.
Que vos examens de conscience et que vos pénitences

Ne soient donc point des raidissements et des cabrements en arrière,

Peuple à la nuque dure,

Mais qu’ils soient des assouplissements et que vos examens de conscience et que vos pénitences et que vos contritions même les plus amères

Soient des pénitences de détente, malheureux enfants, et des contritions de rémission

Et de remise en mes mains et de démission.
(De démission de vous).
Mais je vous connais, vous êtes toujours les mêmes.

Vous voulez bien me faire de grands sacrifices, pourvu que vous les choisissiez.

Vous aimez mieux me faire de grands sacrifices, pourvu que ce ne soit pas ceux que je vous demande

Que de m’en faire de petits que je vous demanderais.
Vous êtes ainsi, je vous connais.
Vous ferez tout pour moi, excepté ce peu d’abandonnement
Qui est tout pour moi.
Soyez donc enfin, soyez comme un homme
Qui est dans un bateau sur la rivière
Et qui ne rame pas tout le temps
Et qui quelquefois se laisse aller au fil de l’eau.

Ainsi vous et votre canot
Laissez-vous aller quelquefois au fil du temps
Et laissez-vous entrer bravement
Sous l’arche du pont de la nuit.



On parle toujours, dit Dieu, de l’imitation de Jésus-Christ
Qui est l’imitation,

La fidèle imitation de mon fils par les hommes.

Et j’en ai connu et j’en connaîtrai des imitations si fidèles, dit Dieu,

Et si approchées,
Que moi-même j’en demeure saisi d’admiration et de respect.
Mais enfin il ne faut pas oublier

Que mon fils avait commencé par cette singulière imitation de l’homme.

Singulièrement fidèle.
Qui elle fut poussée jusqu’à l’identité parfaite.
Quand si fidèlement si parfaitement il revêtit le sort mortel.
Quand si fidèlement si parfaitement il imita de naître.
Et de souffrir.
Et de vivre.
Et de mourir.



Mais quand je vous dis : Pensez plutôt à demain je ne vous dis pas : Calculez ce demain.


Pensez-y comme à un jour qui viendra ; et que c’est tout ce que vous en savez.

Ne soyez point ce malheureux qui se retourne et se consume dans son lit
Pour saisir la journée de demain.
Ne portez point votre main
Sur le fruit qui n’est pas mûr.
Sachez seulement que ce demain
Dont on parle toujours
Est le jour qui va venir,

Et qu’il sera de mon gouvernement
Comme les autres.
Et qu’il sera sous mon commandement
Comme les autres.
C’est tout ce qu’il vous faut. Pour le reste, attendez.
J’attends bien, moi, Dieu. Vous me faites assez attendre.
Vous me faites assez attendre la pénitence après la faute.
Et la contrition après le péché.
Et depuis le commencement des temps j’attends
Le jugement jusqu’au jour du jugement.
Je n’aime pas, dit Dieu, l’homme qui spécule sur demain.
Je n’aime pas celui qui sait mieux que moi ce que je vais faire.
Je n’aime pas celui qui sait ce que je ferai demain.

Je n’aime pas celui qui fait le malin. L’homme fort ce n’est pas mon fort.

Penser au lendemain, quelle vanité. Gardez pour demain les larmes de demain.

Il y en aura toujours assez.
Et ces sanglots qui vous remontent et qui vous étranglent.

Penser à demain, savez-vous seulement comment je ferai demain.

Quel demain je vous ferai.
Savez-vous si moi-même je l’ai arrêté encore.
Je n’aime pas, dit Dieu, celui qui se méfie de moi.

Croyez-vous que je vais m’amuser à vous faire des attrapes, comme un roi barbare.

Croyez-vous que je passe ma vie à vous tendre des pièges et à prendre plaisir à vous voir tomber dedans.

Je suis honnête homme, dit Dieu, et j’agis toujours droitement.
Je suis l’honneur même, et la droiture, et l’honnêteté.
Je suis bon Français, dit Dieu, droit comme un Français.
Loyal comme un Français.
Je suis le roi de France, droit comme le roi de France.

Ce que le dernier des pauvres n’eût pas craint de saint Louis, allez-vous le craindre de moi ?

Enfin je vaux peut-être saint Louis.

Croyez-vous que je vais m’amuser à vous faire des feintes comme un bretteur.

Toute la malice que j’ai, c’est la malice de ma grâce, et la feinte et la ruse de ma grâce, qui si souvent joue avec le pécheur pour son salut, pour l’empêcher de pécher.

Qui séduit le pécheur ; pour le sauver. Mais croyez-vous. Croyez-vous que moi Dieu que je vais m’amuser à leur faire des misères et ce que ne ferait pas un honnête homme. Je suis bon chrétien, dit Dieu. Croyezvous que je vais m’amuser à les surprendre comme un assassin de nuit.



Jeannette

Il viendra comme un larron et comme un voleur de nuit.


Madame Gervaise

Et il prendra comme au filet. Le royaume des cieux est encore semblable à une senne jetée dans la mer, et rassemblant de tout genre de poissons.



Jeannette

Laquelle, quand elle fut emplie, tirant de l’eau, et assis sur le bord du rivage, ils choisirent les bons pour leurs vaisseaux, mais jetèrent les mauvais dehors.



Madame Gervaise

Il en sera ainsi dans la consommation du siècle : les anges sortiront et sépareront les mauvais du milieu des justes.



Jeannette

Et répondant Jésus leur dit : Voyez que personne ne vous séduise.



Madame Gervaise

Mais de ce jour-là et de l’heure personne ne le sait, ni les anges des cieux, sinon le père seul.


Mais comme dans les jours de Noé, ainsi sera aussi l’avènement du Fils de l’homme.

(Le ciel et la terre passeront ; mais mes paroles ne passeront pas).


Ainsi en effet qu’il y avait dans les jours avant le déluge des gens qui mangeaient et buvaient, se mariaient et donnaient en mariage, jusqu’à ce jour où Noé entra dans l’arche.


Et ils ne connurent pas jusqu’à ce que vint le déluge, et les emporta tous :



Jeannette

Ainsi sera aussi l’avènement du Fils de l’homme.


Madame Gervaise

Je suis leur père, dit Dieu. Notre Père, qui êtes aux Cieux. Mon fils le leur a assez dit, que je suis leur père.

Je suis leur juge. Mon fils le leur a dit. Je suis aussi leur père.
Je suis surtout leur père.

Enfin je suis leur père. Celui qui est père est surtout père. Notre Père qui êtes aux Cieux. Celui qui a été une fois père ne peut plus être que père.

Ils sont les frères de mon fils ; ils sont mes enfants ; je suis leur père.

Notre Père qui êtes aux Cieux, mon fils leur a enseigné cette prière. Sic ergo vos orabitis. Vous prierez donc ainsi.

Notre Père qui êtes aux cieux, il a bien su ce qu’il faisait ce jour-là, mon fils qui les aimait tant.

Qui a vécu parmi eux, qui était un comme eux.
Qui allait comme eux, qui parlait comme eux, qui vivait comme eux.
Qui souffrait.
Qui souffrit comme eux, qui mourut comme eux.
Et qui les aime tant les ayant connus.

Qui a rapporté dans le ciel un certain goût de l’homme un certain goût de la terre.
Mon fils qui les a tant aimés, qui les aime éternellement dans le ciel.

Il a bien su ce qu’il faisait ce jour-là, mon fils qui les aime tant.

Quand il a mis cette barrière entre eux et moi, Notre Père qui êtes aux cieux, ces trois ou quatre mots.

Cette barrière que ma colère et peut-être ma justice ne franchira jamais.

Heureux celui qui s’endort sous la protection de l’avancée de ces trois ou quatre mots.

Ces mots qui marchent devant toute prière comme les mains du suppliant marchent devant sa face.

Comme les deux mains jointes du suppliant s’avancent devant sa face et les larmes de sa face.

Ces trois ou quatre mots qui me vainquent, moi l’invincible.

Et qu’ils font marcher devant leur détresse comme deux mains jointes invincibles.

Ces trois ou quatre mots qui s’avancent comme un bel éperon devant un pauvre navire.

Et qui fendent le flot de ma colère.
Et quand l’éperon est passé, le navire passe, et toute la flotte derrière.
Actuellement, dit Dieu, c’est ainsi que je les vois ;
Et pour mon éternité, éternellement, dit Dieu,

Par cette invention de mon Fils éternellement c’est ainsi qu’il faut que je les voie.

(Et qu’il faut que je les juge. Comment voulez-vous, à présent, que je les juge.

Après cela).
Notre Père qui êtes aux cieux, mon fils a très bien su s’y prendre.

Pour lier les bras de ma justice et pour délier les bras de ma miséricorde.

(Je ne parle pas de ma colère, qui n’a jamais été que ma justice.

Et quelquefois ma charité).

Et à présent il faut que je les juge comme un père. Pour ce que ça peut juger, un père. Un homme avait deux fils.

Pour ce que c’est capable de juger. Un homme avait deux fils. On sait assez comment un père juge. Il y en a un exemple connu.

On sait assez comment le père a jugé le fils qui était parti et qui est revenu.

C’est encore le père qui pleurait le plus.
Voilà ce que mon fils leur a conté. Mon fils leur a livré
le secret du jugement même.

Et à présent voici comme ils me paraissent ; voici comme je les vois ;

Voici comme je suis forcé de les voir.

De même que le sillage d’un beau vaisseau va en s’élargissant jusqu’à disparaître et se perdre,

Mais commence par une pointe, qui est la pointe même du vaisseau.

Ainsi le sillage immense des pécheurs s’élargit jusqu’à disparaître et se perdre

Mais il commence par une pointe, et c’est cette pointe qui vient vers moi,

Qui est tournée vers moi.
Il commence par une pointe, qui est la pointe même du vaisseau.
Et le vaisseau est mon propre fils, chargé de tous les péchés du monde.

Et la pointe du vaisseau ce sont les deux mains jointes de mon fils.
Et devant le regard de ma colère et devant le regard de ma justice
Ils se sont tous dérobés derrière lui.

Et tout cet immense cortège des prières, tout ce sillage immense s’élargit jusqu’à disparaître et se perdre.

Mais il commence par une pointe et c’est cette pointe qui est tournée vers moi.

Qui s’avance vers moi.

Et cette pointe ce sont ces trois ou quatre mots : Notre Père qui êtes aux cieux ; mon fils en vérité savait ce qu’il faisait.

Et toute prière monte vers moi dérobée derrière ces trois ou quatre mots.

Et il y a une pointe de la pointe. C’est cette prière même non plus seulement dans son texte.

Mais dans son invention même. Cette première fois que réellement dans le temps elle fut prononcée.

Cette première fois que mon fils la prononça.

Non plus seulement dans son texte comme elle est devenue un texte.

Mais dans son invention même et dans son sourcement et dans son forcement.

Quand elle-même fut une naissance de prière, une incarnation et une naissance de prière. Une espérance.

Une naissance d’espérance.
Une parole naissante.

Un rameau et un germe et un bourgeon et une feuille et une fleur et un fruit de parole.

Une semence, un naissement de prière.
Un verbe entre les verbes.

Cette première fois qu’elle sortit charnellement, temporellement des lèvres d’homme de mon fils.

Et dans la pointe de la pointe, dans cette pointe même il y avait une pointe.

Et c’étaient ces trois ou quatre mots, Notre Père qui êtes aux cieux, non plus seulement comme un texte, non plus seulement dans leur texte.

Mais dans leur source même.
Dans leur invention et dans leur bourgeonnement.
La première fois que mon fils les prononça sur cette montagne.
Les prononça, les fit sortir de ses lèvres d’homme.

La première fois qu’elles sortirent réellement, temporellement, charnellement,

De ces lèvres de tendresse.

Et il était debout sur cette montagne qui sera célèbre dans les siècles des siècles.

Sur cette montagne de la terre des hommes au-dessus de cette vallée qui allait en descendant.

Notre Père qui êtes aux cieux, il inventa cela.
Il était avec eux, il était comme eux, il était un d’eux.

Notre Père. Comme un homme qui jette un grand manteau sur ses épaules,

Tourné vers moi il s’était revêtu,
II avait jeté sur ses épaules
Le manteau des péchés du monde.

Notre Père qui êtes aux Cieux. Et à présent derrière lui le pécheur se dérobe à ma face. Et voici comme je vois, voici comme je suis forcé de les voir. Voici comment je me représente ce cortège.

Tout part d’un point, qui est tourné vers moi, de l’extrême pointe d’une pointe.
Et ce point de pointe ce sont ces trois ou quatre mots comme ils furent inventés, comme ils furent introduits dans la création du monde.

Comme ils furent prononcés pour la première fois par mon propre fils. Notre Père qui êtes aux cieux.

Et derrière ce point s’avance la pointe elle-même, c’est-à-dire la prière tout entière.

Comme elle fut prononcée cette première fois-là.
Et derrière s’élargit jusqu’à disparaître et se perdre
Le sillage des prières innombrables

Comme elles sont prononcées dans leur texte dans les jours innombrables

Par les hommes innombrables,
(Par les simples hommes, ses frères).
Prières du matin, prières du soir ;
(Prières prononcées toutes les autres fois) ;
Tant d’autres fois dans les innombrables jours ;
Prières du midi et de toute la journée ;
Prières des moines pour toutes les heures du jour,
Et pour les heures de la nuit ;
Prières des laïcs et prières des clercs
Comme elles furent prononcées d’innombrables fois
Dans les innombrables jours.
(Il parlait comme eux, il parlait avec eux, il parlait l’un d’eux).

Toute cette immense flotte de prières chargée des péchés du monde.

Toute cette immense flotte de prières et de pénitences m’attaque
Ayant l’éperon que vous savez,
S’avance vers moi ayant l’éperon que vous savez.
C’est une flotte de charge, classis oneraria.

Et c’est une flotte de ligne,
Une flotte de combat.
Comme une belle flotte antique, comme une flotte de trirèmes
Qui s’avancerait à l’attaque du roi.
Et moi que voulez-vous que je fasse : je suis attaqué.
Et dans cette flotte, dans cette innombrable flotte
Chaque Pater est comme un vaisseau de haut bord
Qui a lui-même son propre éperon, Notre Père qui êtes aux cieux
Tourné vers moi, et qui s’avance derrière ce propre éperon.

Notre Père qui êtes aux cieux, ce n’est pas malin. Évidemment quand un homme a dit ça, il peut se cacher derrière.

Quand il a prononcé ces trois ou quatre mots.
Et derrière ces beaux vaisseaux de haut bord les Ave Maria

S’avancent comme des galères innocentes, comme de virginales birèmes.

Comme des vaisseaux plats, qui ne blessent point l’humilité de la mer.

Qui ne blessent point la règle, qui suivent, humbles et fidèles et soumis au ras de l’eau.

Notre Père qui êtes aux cieux. Évidemment quand un homme a commencé comme ça.

Quand il m’a dit ces trois ou quatre mots.

Quand il a commencé par faire marcher devant lui ces trois ou quatre mots.

Après il peut continuer, il peut me dire ce qu’il voudra.
Vous comprenez, moi, je suis désarmé.
Et mon fils le savait bien.

Qui a tant aimé ces hommes.
Qui avait pris goût à eux, et à la terre, et à tout ce qui s’ensuit.

Et dans cette flotte innombrable je distingue nettement trois grandes flottes innombrables.

(Je suis Dieu, je vois clair).

Et voici ce que je vois dans cet immense sillage qui commence par cette pointe et qui de proche en proche peu à peu se perd à l’horizon de mon regard.

Ils sont tous l’un derrière l’autre, même ceux qui débordent le sillage

Vers ma main gauche et vers ma main droite.
En tête marche la flotte innombrable des Pater
Fendant et bravant le flot de ma colère.
Puissamment assis sur leurs trois rangs de rames.

(Voilà comme je suis attaqué. Je vous le demande. Est-ce juste ?)

(Non, ce n’est point juste, car tout ceci est du règne de ma Miséricorde)

Et tous ces pécheurs et tous ces saints ensemble marchent derrière mon fils

Et derrière les mains jointes de mon fils.
Et eux-mêmes ont les mains jointes comme s’ils fussent mon fils.
Enfin mes fils. Enfin chacun un fils comme mon fils.

En tête marche la lourde flotte des Pater et c’est une flotte innombrable.

C’est dans cette formation qu’ils m’attaquent. Je pense que vous m’avez compris.

Le royaume du ciel souffre la force, et les hommes de force le prendront de force. Ils le savent bien. Mon fils leur a tout dit. Regnum cœli, le royaume du ciel. Ou Regnum cœlorum, le royaume des cieux.


Regnum cœli vim patitur. Et violenti rapient illud. Ou rapiunt. Le royaume du ciel souffre la violence. Et les violents le violent. Ou le violeront.


Comment voulez-vous que je me défende. Mon fils leur a tout dit. Et non seulement cela. Mais dans le temps il s’est mis à leur tête. Et ils sont comme une grande flotte antique, comme une flotte innombrable qui s’attaquerait au grand roi. Derrière le point, derrière l’extrême point de cette extrême pointe cette extrême pointe s’avance et derrière et se tenant serrée comme un faisceau que je ne puis rompre cette pointe elle-même et aussitôt derrière s’avancent effrontément ces lourdes trirèmes antiques et elles fendent, plus serrées que la phalange macédonienne, impudemment elles fendent le flot de ma colère, et de la colère de ma justice.

(Et de la justice de ma colère).

Liées comme un faisceau d’hommes à la guerre elles s’avancent lourdement portées sur leurs trois rangs de rames.

Et cette flotte est plus innombrable que la flotte des Achéens.

Et reculant je reconnais les trois ponts superposés, les trois invincibles, les trois insubmersibles ponts.

Plus forts que l’océan de ma colère.
Et je reconnais les trois rangs de rames.
Et ce sont des rames juives et ce sont des rames grecques.
Et ce sont des rames latines et ce sont des rames françaises.
Et le premier rang de rames est :

DES SAINTS INNOCENTS

(S’il n’y a que la justice, qui sera sauvé.

Mais s’il y a la miséricorde, qui sera perdu.

S’il y a la miséricorde, qui peut se vanter de se perdre.

Se sauver est impossible à l’homme ; mais rien n’est impossible à Dieu.

Du haut de mon promontoire,

Du promontoire de ma justice,

Et du siège de ma colère.

Et de la chaire de ma jurisprudence,

In cathedra jurisprudentiae,

Du trône de mon éternelle grandeur

Je vois monter vers moi, du fond de l’horizon je vois

venir Cette flotte qui m’assaille, La triangulaire flotte, Me présentant cette pointe que vous savez.

Comme les grues volent en triangle dans le ciel,

Et ainsi vont où elles veulent,

Fendant l’air et refoulant la force du vent même,

Et la plus forte est devant faisant la pointe du triangle,

Ainsi cette grande flotte triangulaire

Vole et navigue et vogue

Et pour ainsi dire vole

Pour traverser l’océan de ma colère.

Et le plus fort est devant faisant la pointe du triangle.

49 innocents. — 4 L E M ^’ S T È H E Et ils se sont mis derrière lui de proche eu proche Et de proche en [)roche ils disparaissent tous au regard

de ma colère. Ils sont massés comme des peureux : et qui leur en

Ferait un reproche. Gomme des passereaux timides ils sont massés derrière

celui qui est fort. Et ils me présentent cette pointe. Et ils fendent ainsi le vent de ma colère et ils refoulent

la force même des tempêtes de ma justice. Et le souffle de ma colère n"a plus aucune prise sur cette

masse angulaire, Aux fuyantes ailes. Car ils me présentent cet angle et je ne puis les prendre

que sous cet angle. Que sont ici les flottes grecques et les flottes persiques ; Et les flottes puniques et les flottes romaines ; Et les flottes anglaises et les flottes françaises Qu’une lame de fond roule éternellement. Ici s’avance une flotte que nulle lame de fond de ma

colère ne roulera jamais. Et dérobés les uns derrière les autres je découvre une

flotte innombrable. Et les derniers se perdent comme dans une brume à

l’horizon de mon regard. Et dans cette flotte innombrable je découvre trois flottes

également innombrables. Et la première est devant, pour m’attaquer plus dure- ment. C’est la flotte de haut bord, Les navires à la puissante carène, Cuirassés comme des hoplites. C’est-à-dire comme des soldats pesamment armés.

50 DES SAINTS INNOCENTS Et ils se meuvent invinciblement portés sur leurs trois rangs de rames.

Et le premier rang de rames est : Que votre nom soit sanctifié, Le vôtre ;

Et le deuxième rang de rames est : Que votre règne arrive, Le vôtre ;

Et le troisième rang de rames est la parole entre toutes

insurmontable : Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel, La vôtre.

Sanctificetur nonien Tuum.

Adveniat regnum Tuum.

Fiat voluntas

Tua

Sicut in cœlo et in terra.

Et telle est la flotte des Pater, solide et plus innom- brable que les étoiles du ciel. Et derrière je vois la deuxième flotte, et c’est une flotte innombrable, car c’est la flotte aux blanches voiles, l’innombrable flotte des Ave Maria.

51 L E M Y S T K R ! • : Et c’est une flotte de birèmes. Et le premier rang de

rames est : Ave Maria, grafia plena ;

Et le deuxième rang de rames est : Sancta Maria, mater Dei.

Et tous ces Ave Maria, et toutes ces pi-ières de la Vierge et le noble Salve Regina sont de blanches caravelles, humblement couchées sous leurs voiles au ras de Teau ; comme de blanches colombes que Ton prendrait dans la main.

Or ces douces colombes sous leurs ailes,

Ces blanches colombes familières, ces colombes dans la main,

Ces humbles colombes couchées au ras de la main,

Ces colombes accoutumées à la main,

Ces caravelles vêtues de voilures

De tous les vaisseaux ce sont les plus opportunes,

C’est-à-dire celles qui se présentent le plus directement devant le port.

Telle est la deuxième flotte, ce sont les prières de la Vierge. Et la troisième flotte ce sont les autres innom- brables prières.

Toutes. Celles qui se disent à la messe et aux vêpres. Et au salut.

52 DES SAINTS INNOCENTS Et les prières des moines qui marquent toutes les

heures du jour. Et les heures de la nuit. Et le Benedicite qui se dit pour se mettre à table. Devant une bonne soupière fumante. Toutes, enfin toutes. Et il n’en reste plus.

Or je vois la quatrième flotte. Je vois la flotte invisible. Et ce sont toutes les prières qui ne sont pas même dites, les paroles qui ne sont pas prononcées.

Mais moi je les entends. Ces obscurs mouvements du cœur, les obscurs bons mouvements, les secrets bons mouvements.

Qui jaillissent inconsciemment et qui naissent et incon- sciemment montent vers moi.

Celui qui en est le sièg^e ne les aperçoit même pas. Il n’en sait rien, et il n’en est vraiment que le siège.

Mais moi je les recueille, dit Dieu, et je les compte et je les pèse.

Parce que je suis le juge secret.

Telles sont, dit Dieu, ces trois flottes innombrables. Et

la quatrième. Ces trois flottes visibles et cette quatrième invisible. Ces prières secrètes dont un cœur est le siège, ces

prières secrètes du cœur. Ces mouvements secrets. Et assailli aussi efl’rontément, assailli de prières et de

larmes, Directement assailli, assailli en pleine face

53 L i : M V S T È R II

Après cela on veut que je les condamne. Gomme c’est commode.

On veut que je les juge. On sait assez comment finissent tous ces jugements-là et toutes ces condamnations.

Un homme avait deux fih. Ça finit toujours par des embrassements.

(Et c’est encore le père qui pleure le plus).

Et par cette tendresse qui est, que je mettrais au-dessus des Vertus même.

Parce qu’avec sa S(ïur la Pureté elle procède directe- ment de la Vierjre.

D’autres galères, dit Dieu, en d’autres temps D’autres galères ont vogué vers les sanctuaires des îles Et vers les temples qui étaient sur les promontoires. Mais cette fois-ci voici la flotte Qui assaille le saint des saints.

Le royaume des deux souffre la violence. El les violents le ravissent.

Et voici l’ordre de ce rapt et de ce ravissement.

En tête c’est comme un coin ces trois ou quatre paroles, Notre Père qui êtes aux deux, celles qui turent pro- noncées réellement pour la première fois par mon fils.

Derrière c’est toute la prière, celle qui fut prononcée réellement pour la première fois par mon fils.

Derrière, achevant, constituant la première flotte ce sont tous les autres Notre Père

Mais chacun précédé de sa propre pointe

54 DES SAINTS INNOCENTS Qui est ces trois ou quatre mots.

Et derrière seulement viennent les trois autres flottes. Et toutes ces quatre flottes sont sur voiles. Et ces Pater, qui sont des hommes, ont de fortes voiles

brunes Pleines et rugueuses, au tissu serré. En toile bise, en toile écrue. Mais les Ave Maria Courent sous de souples et courbes voiles blanches. Et

toutes ces quatre flottes S’avancent incurvées. Ainsi le coin fend le bois par la pointe. Ainsi quand des soldats veulent monter à Tassant, Quand ils vont monter au moment même ils font une

pointe, un avancement Un toit de leurs boucliers et quelquefois de leurs corps. Ainsi le front du bélier enfonce la plus lourde porte. Et ces caravelles de la deuxième flotte Sont comme des colombes blotties dans la main.

Ce Notre Père, dit Dieu est le père des prières. C’est

comme celui qui marche en tête. C’est un homme robuste, et la prière du Je vous salue

Marie est comme une humble femme. Et les autres prières sont derrière eux comme des

enfants. Et le Notre Père et le Je vous salue Marie sont comme

l’homme et la femme. Qui vont l’un derrière l’autre et qui fendent la foule qui

est venue pour la procession. L’homme va devant et fend le flot de la foule,

55 L K INI \ S T È R E La foule de ma colère, Et la femme suit derrière dans le sillage. Et Thomme a pris sur ses épaules à califourchon Cette curieuse enfant Espérance. Et le Ivoire Père est le roi et le Je vous salue Marie est

la reine et l’espérance est la dauphine. Et c’est un jeu de cartes et le Notre Père est le roi et

le Je vous salue Marie est la reine et tous les autres

sont les fidèles valets.

J’ai souvent joué avec l’homme, dit Dieu. Mais quel

jeu, c’est un jeu dont je tremble encore. J’ai souvent joué avec l’homme, mais Dieu c’était pour

le sauver et j’ai assez tremblé de ne pas pouvoir le

sauver, De ne pas réussir à le sauver. Je veux dire j’ai assez

tremblé redoutant de ne pouvoir le sauver, Me demandant si je réussirais à le sauver.

J’ai souvent joué avec l’homme, et je sais que ma grâce est insidieuse, et combien et comment elle se tourne et elle joue. Elle est plus rusée qu’une femme.

Mais elle joue avec l’homme et le tourne et tourne l’événement et c’est pour sauver l’homme et l’em- pêcher de pécher.

Je joue souvent contre l’homme, dit Dieu, mais c’est 56 DES SAINTS INNOCENTS lui qui veut perdre, l’imbécile, et c’est moi qui veux qu’il gagne.

Et je réussis quelquefois

A ce qu’il gagne.

C’est le cas de le dire, nous jouons à qui perd gagne. Du moins lui, car moi si je perdais, je perds. Mais lui quand il perd, alors seulement il gagne. Singulier jeu, je suis son partenaire et son adversaire Et il veut gagner, contre moi, c’est-à-dire perdre. Et moi son adversaire je veux le faire gagner.

Et le royaume du Notre Père est le royaume mcme de l’espérance : Donnez-nous aujouriVhui notre pain de chaque jour.

(Et le royaume du Je vous salue Marie est un royaume plus secret).

Celui qui a dit le soir son Notre Père peut dormir

tranquille. Croyez-vous que je vais m’amuser à faire des misères à

ces pauvres enfants. Suis-je pas leur père. Et que je vais m’amuser à leur faire des surprises comme

on en fait à la guerre. Est-ce que je leur fais la guerre ? Oui je leur fais la guerre, mais sait bien pourquoi.

57 LE MYSTÈRE C’est pour les empêcher de perdre la bataille. Je suis un honnête homme, dit Dieu. Croyez-vous que je vais m’amuser à les prendre dans

leur sommeil Comme un homme de guerre qui pi’end son ennemi. Croyez-vous que j’aie quelque goût à les prendre en

défaut. Et que ça m’amuse, de condamner. Pauvres gens. Je vous le demande. Suis-je donc un bourreau d’Orient ? Sans doute il est arrivé quelquefois, — Rarement, —

Que j’ai saisi un criminel tout endormi Dans la nuit qui précédait l’accomplissement, La perpétration de son crime, Et que je l’ai pris par la peau du cou. Et que je l’ai traîné tout pantelant devant mon Tribunal. Comme un chien crevé.

Mais cela même je l’ai fait pour bien peu. Pour trop peu. Je ne l’ai pas fait assez souvent. J’aurais dû le faire

plus souvent. J’ai laissé Caïphe, et Pilate, et Judas Dormir tout le sommeil jusqu’au matin De la nuit qui précédait l’accomplissement, La perpétration de leur forfait. Et ce que je n’ai pas fait pour ces trois là, et pour tant

d’autres. Ce que j’ai fait à peine pour les rois d’Orient. Marie, Thecel, Phares vous voudriez que je le fasse. Pour un bon chrétien, pour un bon paysan de mes

paroisses françaises. Qui a labouré tout le jour, qui a lrav ; iillé, comme c’est

58 DES SAINTS INNOCENTS

la loi, pour nourrir sa femme et ses trois enfants. Qui le soir a mangé une bonne assiettée de soupe et bu

un malheureux verre de vin. El qui s’est couché dans son lit recru de fatigue, Rompu. Ce que je n’ai pas fait pour les rois d’Égypte et pour

les rois de Babylonie. Vous voudriez que je le fasse pour ce malheureux. Qui a femme et enfants.

Croyez-vous que je vais le prendre en traître ? Et qui serais-je, moi leur père. Non, non, rassurez- vous. Suis-je donc un mercenaire qui ramasserait Et qui volerait du bois pour son feu. Quand un de ces malheureux meurt dans son sommeil, Ayant fait sa prière du soir, Son Noire Père et son Je vous salue Marie, C’est bon signe ; son affaire est bonne. C’est signe qu’il était mûr pour paraître devant mon

tribunal. Mûr dans le bon sens. Voilà les surprises que je fais. Je le jugerai comme un

père. Un homme avait deux fils. Et l’on sait comment les

pères jugent. Celui qui a fait sa prière peut lever l’ancre Pour la traversée de la nuit. nuit, dit Dieu, ma fille au grand manteau, ma fille au

manteau d’argent. Par loi j’obtiens quelquefois le désistement de l’homme. Et le renoncement de l’homme. Et le déraidissement de l’homme.

59 LE M Y S ï È U E

Et qu’il se taise, surtout, qu’il se taise, il n’en finit pas de parler.

Pour ce qu’il tlit. Pour ce que ça vaut ce qu’il dit.

Et qu’il cesse de penser. Pour ce que ça vaut.

Créature à la nuque raide. Créature aux tempes barrées. Je n’aime pas, dit Dieu,

Celui qui a la tête comme un morceau de bois. Les idoles aussi étaient en bois.

Celui qui dans un perpétuel raidissement roule une perpétuelle migraine.

Je n’aime pas, dit Dieu, celui qui pense

Et qui se tourmente et qui se soucie

Et qui roule une mig^raine perpétuelle

Dans la barre du front et un mal de tète

Dans le creux de la nuque dans le derrière de la tête.

Au point d’inquiétude.

Et qui a les sourcils froncés perpétuellement

Comme un secrètement malheureux.

Et les tempes battantes et qui est brûlé de fièvre.

Et aussi qui a les bords des paupières fripés

A force de regarder le jour du lendemain.

Ne suffît-il pas que moi je le regarde, le jour du lende- main.

nuit tu obtiens quelquefois le désistement de ce mal- heureux.

Et qu’il se détende. C’est tout ce que je leur demande.

Qu’il ne roule point un flot perpétuel dans sa tête,

L’n océan d’inquiétude.

Qu’est-ce que je leur demande. Qu’ils ferment un peu les yeux.

Qu’ayant fait leur prière ils se couchent dans leur lit en long. DES SAINTS INNOCENTS

Les jambes au bout des pieds et le corps au bout des

jambes et la tête au bout du corps. Quïls désarment enfin, ces pauvres enfants, qu’ils ne

prennent plus des gardes contre moi. Qu’ils dorment comme des bêtes, comme un bon cheval

de labour sur de la bonne paille, sans penser, Sans prévoir, sans calculer.

Voilà ce que je demande, ce n’est pourtant pas difficile. Voilà ce que je ne peux pas obtenir. Ils veulent toujours faire mon métier, qui est de peser

le lendemain. Ils ne veulent jamais faire le leur, qui est de le subir. Voilà ce que je ne peux jamais obtenir. Ils se tourmentent, ils se tendent, ils se travaillent. Et toi seule ô nuit quelquefois tu l’obtiens, Qu’ils tombent dans un lit perdus de lassitude. nuit sera-t-il dit que tout ce que je pourrai leur offrir

et tout ce que je pourrai inventer. Et que mon Paradis sera cela. Et que tout ce qu’ils voudront ce sera cela. Et qu’ils seront si fatigués de la vie, et qu’ils seront si

ridés, Et qu’ils auront été si fripés par une telle existence, Par la vie de cette terre Qu’ils ne voudront entendre que cela. Sera-t-il dit qu’il y aura des fronts si courbés qu’ils ne

se relèveront jamais. Et des reins si rompus qu’ils ne se redresseront jamais. Et des épaules si voûtées que jamais elles ne se redres- seront. Et des fronts si ridés que jamais ils ne se dérideront. Et des yeux si voilés qu’ils ne se dévoileront jamais.

61 L E M Y S T È R E Et des peaux si flétries que jamais elles ne redevien- dront fraîches. Et des peaux si fanées que jamais elles ne redevien- dront jeunes.

Et des peaux si tannées que jamais elles ne redevien- dront neuves.

Et des peaux si meurtries que jamais elles ne redevien- dront saines.

Et des âmes si ilélries que jamais elles ne redeviendront pures.

Et des mémoires si pleines que jamais elles ne redevien- dront vides.

Et des boi-ds de paupière si ourlés que jamais ils ne redeviendront purs.

Et des paupières si usées de travail que jamais elles ne redeviendront lisses.

Et des voix si voilées que jamais elles ne redeviendront pures. Que jamais elles ne redeviendront jeunes.

Et des regards si voilés que jamais ils ne redeviendront profonds.

Et des voix si noyées de sanglots.

Et des yeux si noyés de travail, et des yeux si noyés de larmes.

Des yeux perdus, des voix perdues.

Et des mémoires si perdues de peines que jamais elles ne redeviendront neuves.

Et des âmes si perdues de détresse que jamais elles ne redeviendront jeunes.

Que jamais elles ne redeviendront enfants.

Et que les cheveux blancs jamais ne redeviendront

Des cheveux bouclés de jeunesse.

Et que ces pauvres créatures auront passé par de telles détresses.

62 DES SAINTS I N N G I^] N T S Par de telles épreuves. Et qu’elles auront dans leurs mémoires des histoires

telles. Qu’elles ne pourront les oublier jamais. Sera-t-il dit qu’il y a des plis qu’on ne pourra pas

défaire. Avec un fer à repasser. Des traces que l’on ne pourra pas effacer. Laver au battoir à la rivière. Laver au lavoir. Et que les épreuves uniques et que les uniques détresses

de cette terre Les auront marqués pour éternellement. Et qu’ils ne voudront rien savoir Et qu’ils ne voudront entendre à rien (Je joue toujours contre moi, dit Dieu. Sans doute il est arrivé quelquefois, Trop rarement,

(Et je regrette bien de ne pas l’avoir fait plus souvent. Au moins quelquefois plus souvent) Que j’ai saisi un criminel tout chaud dans la nuit de son

crime. Et que je lai pris par la peau du cou. Et que je l’ai traîné tout pantelant devant mon Tribunal. Gomme un chien crevé. Mais c’est qu’ils préparaient de telles horreurs et de

telles monstruosités. Que moi Dieu j’en ai été épouvanté. Et que dans ma propre nuit j’en ai été saisi d’horreur. Et que je n’ai pas pu attendre au soir du jour qu’ils

préparaient. Et que je n’ai pas même pu supporter l’idée. Que cela se ferait, que cela se passerait, que cela aurait

lieu,

63 L E M Y S T È R E Qu’ils préparaient.

Et que j’ai perdu patience. Et pourtant je suis patient. Farce que je suis éternel.

I- ! t je les ai saisis dans la préparation de l’accomplisse- ment. Mais je nai pas pu me retenir. C’était plus fort que moi.

J’ai aussi ma face de colère. Mais ces bourreaux et ces criminels. Que j’ai pris par la peau de l’échiné et que j’ai traînés

tout vivants. Combien étaient-ils et combien de fois cela est-il arrivé. Or ce que je n’ai pas fait pour Gyrus et pour Gambyse. Et pour les festins de Sardanapale. Et pour les rois de Ninive et de Babylone. Et pour les peuples de Babel.

Et pour Nabuchodonosor et pour Téglath-Phalazar. Croyez-vous que je vais le faire à présent contre un

pauvre laboureur. Pour qui me prenez-vous. Qui me faites-vous. Croyez-vous que je vais mobiliser la foudre et les éclairs. Et déranger le tonnerre de Dieu. Et tout le tremblement contre mes vieilles paroisses

françaises. Non, non, bonnes gens, mangez votre soupe et dormez. Faites une bonne journée, (si vous pouvez), mangez votre soupe, une bonne platée de soupe, une pleine soupière si vous pouvez, s’il y en a, une bonne sou- pière bien fumante pleine de pommes de terre ; faites votre prière ; et dormez. Celui qui fait sa prière. Notre Père qui êtes aux deux,

pose entre lui et moi Une barrière infranchissable à ma colère.

64 DES SAINTS INNOCENTS

Et peut s’abandonner au sommeil de la nuit.

(O nuit, je t’ai créée la première). Que votre volonté soii faite.

Or ce que je n"ai pas fait contre les races perdues.

Vous voudriez que je le fasse contre mes paroisses françaises.

Un événement s’est passé dans l’intervalle, un événe- ment est intervenu, un événement a fait barrière.

C’est que mon fils est venu.

Et moi qu’est-ce que je serais sans mes vieilles paroisses françaises.

Qu’est-ce que je deviendrais. C’est là que mon nom monte éternellement.

Depuis quand le général décime-t-il ses meilleurs sol- dats. Ce sont mes meilleures troupes.

Croyez-vous que je vais aller surprendre dans sou sommeil mon propre camp.

Ils sont mes propres hommes. Vais-je me mettre

A décimer mes propres hommes.

Je ferais une belle bataille, après.

Oh je sais bien qu’ils ne sont pas parfaits.

Ils sont comme ils sont. Ce sont mes meilleures troupes.

Il faut aimer ces créatures comme elles sont.

Quand on aime un être, on l’aime comme il est.

Il n’y a que moi qui est parfait.

C’est même pour cela peut-être

Que je sais ce que c’est que la perfection

Et que je demande moins de perfection à ces pauvres gens.

Je sais, moi, combien c’est difficile.

Et combien de fois quand ils peinent tant dans leurs épreuves

65 innocents. — 5 L E M Y S T È U E J’ai envie, je suis tenté de leur metlre la main sous le

ventre Poui- les soutenir dans ma larg^e main Comme un père qui apprend à nager à son fils Dans le courant de la rivière Et qui est partagé entre deux sentiments. Car d’une part s’il le soutient toujours et s’il le soutient

trop L’enfant s’y fiera et il n’appre’ndra jamais à nager. Mais aussi s’il ne le soutient pas juste au bon moment Cet enfant boira un mauvais coup. Ainsi moi quand je leur apprends à nager dans leurs

épreuves Moi aussi je suis partagé entre ces deux sentiments. Car si je les soutiens toujours et je les soutiens trop Ils ne sauront jamais nager eux-mêmes. Mais si je ne les soutiens pas juste au bon moment Ces pauvres enfants boiraient peut-être un mauvais

coup. Telle est la difficulté, elle est grande. Et telle la duplicité même, la double face du problème. D’une part il faut qu’ils fassent leur salut eux-mêmes.

C’est la règle. Et elle est formelle. Autrement ce ne serait pas inté- ressant. Ils ne seraient pas des hommes, (^r je veux qu’ils soient virils, qu’ils soient des hommes

et qu’ils gagnent eux-mêmes Leurs éperons de chevaliers. D’autre part il ne faut pas qu’ils boivent un mauvais

coup .Ayant fait un plongeon dans l’ingratitude du péché. Tel est le mystère de la liberté de l’homme, dit Dieu,

66 DES SAINTS INNOCENTS

Et de mon gouvernement envers lui et envers sa liberté.

Si je le soutiens trop, il n’est plus libre

Et si je ne le soutiens pas assez, il tombe.

Si je le soutiens trop, j’expose sa liberté

Si je ne le soutiens pas assez, j’expose son salut :

Deux biens en un sens presque également précieux.

Car ce salut a un prix infini.

Mais qu’est-ce qu’un salut qui ne serait pas libre.

Comment serait-il qualifié.

Nous voulons que ce salut soit acquis par lui-même.

Par lui-même l’homme. Soit procuré par lui-même.

Vienne en un sens de lui-même. Tel est le secret,

Tel est le mystère de la liberté de l’homme.

Tel est le prix (jue nous mettons à la liberté de l’homme.

Parce que moi-même je suis libre, dit Dieu, et que j’ai créé l’homme à mon image et à ma ressemblance.

Tel est le mystère, tel est le secret, tel est le prix

De toute liberté.

Cette liberté de cette créature est le plus beau rellet qu’il y ait dans le monde

De la Liberté du Créateur. C’est pour cela que nous v attachons.

Que nous y mettons un prix propre.

Un salut qui ne serait pas libre, qui ne serait pas, qui ne viendrait pas d’un homme libre ne nous dirait plus rien. Qu’est-ce que ce serait.

Qu’est-ce que ça voudrait dire.

Quel intérêt un tel salut présenterait-il.

Une béatitude d’esclaves, un salut d’esclaves, une béatitude serve, en quoi voulez-vous que ça m’inté- resse. Aime-t-on à être aimé par des esclaves.

67

S’il ne s’agit que de faire la preuve de ma puissance, ma puissance n’a pas besoin de ces esclaves, ma puissance est assez connue, on sait assez que je suis le Tout-Puissant.

Ma puissance éclate assez dans toute matière et dans tout événement.

Ma puissance éclate assez dans les sables de la mer et dans les étoiles du ciel.

Elle n’est point contestée, elle est connue, elle éclate assez dans la création inanimée.

Elle éclate assez dans le gouvernement,

Dans l’événement même de l’homme.

Mais dans ma création animée, dit Dieu, j’ai voulu mieux, j’ai voulu plus.

Infiniment mieux. Infiniment plus. Car j’ai voulu cette liberté.

J’ai créé cette liberté même. Il y a plusieurs degrés de mon trône.

Quand une fois on a connu d’être aimé librement, les soumissions n’ont plus aucun goût.

Quand on a connu d’être aimé par des hommes libres, les prosternements d’esclaves ne vous disent plus rien.

Quand on a vu saint Louis à genoux, on n’a plus envie de voir

Ces esclaves d’Orient couchés par terre

Tout de leur long à plat ventre par terre. Être aimé librement,

Rien ne pèse ce poids, rien ne pèse ce prix.

C’est certainement ma plus grande invention.

Quand on a une fois goûté

D’être aimé librement

DES SAINTS INNOCENTS

Tout le reste n’est plus que soumissions. C’est pour cela, dit Dieu, que nous aimons tant ces Français, Et que nous les aimons entre tous uniquement Et qu’ils seront toujours mes fils aînés. Ils ont la liberté dans le sang. Tout ce qu’ils font, ils le

font librement. Ils sont moins esclaves et plus libres dans le péché même Que les autres ne le sont dans leurs exercices. Par eux

nous avons goûté. Par eux nous avons inventé. Par eux nous avons créé D’être aimés par des hommes libres. Quand saint Louis

m’aime, dit Dieu, Je sais qu’il m’aime. Au moins je sais qu’il m’aime, celui-là, parce que c’est

un baron français. Par eux nous avons connu D’être aimés par des hommes libres. Tous les proster-

nements du monde Ne valent pas le bel agenouillement droit d’un homme

libre. Toutes les soumissions, tous les accablements

du monde Ne valent pas une belle prière, bien droite agenouillée,

de ces hommes libres-là. Toutes les soumissions du

monde Ne valent pas le point d’élancement Le bel élancement droit d’une seule invocation D’un libre amour. Quand saint Louis m’aime, dit Dieu,

je suis sûr, Je sais de quoi on parle. C’est un homme libre, c’est un

libre baron de l’Ile de France. Quand saint Louis

m’aime Je sais, je connais ce que c’est que d’être aimé.

69 L K M ^ S T 1-] Il E (Or c’est tout’ ; . Sans doute il craint Dieu. Mais c’est d’une noble crainte, toute emplie, toute

gonflée. Toute pleine d’amour, comme un fruit gonflé de jus. Nullement quelque lâche, quelque bassecrainte, quelque

sale peur Qui prend dans le ventre. Mais une grande, mais une

haute, mais une noble crainte, La peur de me déplaire, parce qu’il m’aime, et de me

désobéir, parce qu’il m’aime, Et, parce qu’il m’aime, la peur De ne pas être trouvé agréable l’]t aimant et aimé sous mon regard. Nulle infiltration,

dans cette noble crainte, D’une mauvaise peur et d’une pernicieuse et vile

lâcheté. Et quand il m’aime, c’est vrai. Et quand il dit qu’il

m’aime, c’est vrai. Et quand il dit qu’il aimerait

mieux Être lépreux que de tomber en péché mortel (tant il

m’aime), c’est vrai. Lui je sais que c’est vrai. Ce n’est pas vrai seulement qu’il le dit. C’est vrai que

c’est vrai. Il ne dit pas ça pour que ça fasse bien. 11 ne dit pas ça parce qu’il a vu ça dans les livres ni

parce qu’on lui a dit de le dire. Il dit ça parce que ça

est. Il m’aime à ce point. Il m’aime ainsi. Librement. La

preuve que j’en ai dans la même race C’est que le sire de Joinville (que j’aime tant tout de

même) qui est un autre baron français, Qui aimerait mieux au contraire avoir commis trente

péchés mortels que de devenir lépreux, 70 DES SAINTS INNOCENTS

(Trente, le malheureux, comme il ne sait pas ce qu’il

dit) Ne se gêne pas non plus pour dire ce qu’il pense C’est-à-dire pour dire le contraire En présence même d’un si g^rand roi Et d’un si grand saint Que pourtant il connaissait pour tel, C’est-à-dire pour contrarier un si grand roi et un si

grand saint. La liberté de parole De celui qui ne veut pas risquer le coup D’être lépreux plutôt que de tomber en péché mortel Me garantit la liberté de parole de celui qui aime mieux

être lépreux Que de tomber en péché mortel.

Si l’un ditce qu’il pense, l’autre aussi ditce qu’il pense. L’un prouve l’autre. Ils n’ont pas peur de contrarier même le roi, même le

saint. Mais aussi quand ils parlent, on sait qu’ils parlent

comme ils sont. Et qu’ils pensent ce qu’ils disent. Et qu’ils disent ce

qu’ils pensent. C’est tout un. Que ne ferait-on pas pour être aimé par de tels hommes. La servitude est un air que l’on respire dans une

prison Et dans une chambre de malade. Mais la liberté Est ce grand air que l’on respire dans une belle vallée Et encore plus à flanc de coteau et encore plus sur un

large plateau bien aéré. Or il y a un certain goût de l’air pur et du grand air Qui fait les hommes forts, un certain goût de santé, D’une pleine santé, virile, qui fait paraître tout autre

air

71 L 1< : AI Y s T K R E Rnfermé, malade, confiné. Celui-là seul qui vit au grand air A la peau assez cuite et Tœil assez profond et le sang

de sa race. Ainsi celui-là seul qui vit à la grande liberté A la peau assez cuite et l’àme assez profonde et le sang

de ma grâce. Que ne ferait-on pas pour être aimé par de tels

hommes. Comme ils sont francs entre eux, ainsi ils sont francs

avec moi. Comme ils se disent la vérité entre eux, ainsi ils me

disent la vérité à moi. Et comme le baron n’a point peur de contrarier le roi et

le saint même, (Qu’il aime tant, qu’il estime à son prix, pour qui il se

ferait tuer), Ainsi je l’avoue ils n’ont quelquefois pas peur de me

contrarier. Moi le roi, moi le saint. Mais quand ils m’aiment, ils

m’aiment. Ils m’estiment mon prix. Ils se feraient tuer pour moi. J’en ai pour garant même leur âpre liberté. Leur liberté de parole, leur liberté d’acte. Ces hommes

libres Savent donner à l’amour un certain goût âpre, un cer- tain goût propre et cette liberté Est le plus beau reflet qu’il y ait dans le monde car elle

me rappelle, car elle me renvoie Car c’est un reflet de ma propre Liberté Qui est le secret même et le mystère Et le centre et le ccruret le germe de ma Création,

72 DES SAINTS INNOCENTS

Comme j’ai créé Thomme à mon image et à ma ressem- blance, Ainsi j’ai créé la liberté de rhomme à l’image et à la

ressemblance De ma propre, de mon originelle liberté. Aussi quand

saint Louis tombe à genoux Sur les dalles de là Sainte-Chapelle, sur les dalles de

Notre-Dame C’est un homme qui tombe à genoux, ce n’est pas une

chiffe, ce n’est pas une loque Un tremblant esclave d’Orient C’est un homme et c’est un Français et quand saint

Louis m’aime C’est un homme qui m’aime el quand saint Louis se

donne ( -’est un homme qui se donne. Et quand saint Louis me

donne son cœur Il me donne un cœur d’homme et un cœur de Français.

Et quand il m’estime mon prix C’est-à-dire quand il m’estime Dieu, C’est une têle d’homme qui m’estime, une saine tête de

Français. (Et Joinville même, Joinville qu’il ne faut point

oublier. Quand il m’aime (car il m’aime aussi). Quand il m’estime (car il m’estime aussi), Quand il se donne (car il se donne aussi) et quand il

me donne son cœur, Il sait ce qu’il est, qui il est, 1 ! sait ce qu’il vaut, il sait ce qu’il pèse, il sait ce qu’il

donne, il sait ce qu’il apporte Et je le sais aussi.

73 L K M Y S T K R E Quand Joinville même, et je ne dis pas seulement saint

Louis, Quand Joinville tombe à g^enoux sur la dalle Dans la cathédrale de Reims

Ou dans la simple chapelle de son château de Joinville, Ce n’est pas un esclave d’Orient qui s’écroule, Dans la peur et dans quelque lâche et dans quelque

sale tremblement Aux genoux et aux pieds de quelque potentat D’Orient. C’est un homme libre et un baron français, Joinville sire de Joinville,

Qui donne, qui apporte et qui fait tombera genoux Librement et pour ainsi dire et en un certain sens gra- tuitement Et un homme libre et un baron français, Joinville sire de Joinville de la comté de Champagne, Jean, sire de Joinville, sénéchal de Champagne.

11 ne faut pas oublier non plus Joinville, dit Dieu. 11 osait reprendre même le roi. 11 me reprenait bien un peu moi-même Avec son histoire de la lèpre et des péchés mortels. Mais je leur en passe tant, je leur passe tout ce qu’ils veulent.

Il ne faut pas oublier Joinville, dit Dieu. C’étaient de nobles hommes. « 

74 DES SAINTS INNOCENTS

Si l’on oubliait les pécheurs, il n’en resterait pas beau- coup.

Peu de saints, beaucoup de pécheurs, comme partout.

Mais il faut ce grand cortège de pécheurs

Pour accompagner ces quelques saints. Il faut penser aussi au sire de Joinville.

Quelques saints marchent en tète. Et le grand cortège des pécheurs suit derrière. Ainsi est faite ma chré- tienté.

C’est ainsi qu’on obtient les grandes processions.

Quelques pasteurs marchent devant. Et le grand trou- peau suit derrière. Ainsi est fait le cortège de ma chrétienté.

Comme leur liberté a été créée à l’image et à la ressem- blance de ma liberté, dit Dieu,

Comme leur liberté est le rellet de ma liberté.

Ainsi j’aime à trouver en eux comme une certaine gra- tuité

Qui soit comme un lellet de la gratuité de ma grâce,

Qui soit comme créée à l’image et à la ressemblance de la gratuité de ma grâce.

J’aime qu’en un sens ils prient non seulement librement mais comme gratuitement.

J’aime qu’ils tombent à genoux non seulement libre- ment mais comme gratuitement.

75 L E M Y S T È R E

.l’aime qu’ils se donnent et qu’ils donnent leur cteur et qu’ils se remettent et qu’ils s’apportent et qu’ils estiment non seulement librement mais comme gra- tuitement.

J’aime qu’ils aiment enfin, dit Dieu, non seulement librement mais comme gratuitement.

Or pour cela, dit Dieu, avec mes Français je suis bien sei’vi.

C’est un peuple qui est venu au monde la main ouverte et le C(i>ur libéral.

Il donne, il sait donner. Il est naturellement gratuit.

Quand il donne, il ne vend pas, celui-là, et il ne prête pas à la petite semaine.

Il donne pour rien. .Autrement est-ce donner.

Il aime pour rien. Autrement est-ce aimer.

Il ne me propose point toujours des marchés générale- ment honteux.

Peuple libre, peuple gratuit, et non plus seulement peuple jai’dinier.

Peuple gratuit, peuple gracieux.

Peuple de barons français, peuple qui lève la tête, peuple qui sais parler aux grands

El par conséquent à moi le Très-Grand. Ceux qui baissent toujours la tête

On ne voit pas qu’ils baissent aussi la tête

A l’Offertoire et à l’Elévation du Corps de mon Fils.

Mais ces Français qui lèvent toujours la tête,

Qui ont toujours la tête droite

Et haute.

Quand dans une église cent cinquante ou deux cents rangées de Français à genoux

r>aissent la tête ensemble en même temps trois fois aux trois coups de la sonnette DES SAINTS INNOCENTS Pour Toffrande et Toffertoire Et pour la consécration et pour Télévation du corps de

mon fils, Ça se voit, qu’ils baissent la tête et tout le monde

comprend Que ça en vaut la peine, Que c’est un instant solennel et le plus grand mystère

et le plus grand instant qu’il y ait dans le monde.

C’est un peuple, dit Dieu, qui a la gratuité dans le sang. Il donne et ne retient pas.

11 donne et ne reprend pas.

Sa main gauche ne retient pas ce que donne sa main droite.

Sa main gauche ne reprend pas ce que donne sa main droite.

Sa main gauche ignore littéralement ce que fait sa main droite.

Et ainsi c’est le peuple qui se conforme le plus littéra- lement

Aux paroles de mon fils. Et qui le plus littéralement réalise

Les paroles de mon fils.

Peuple naturellement libéral, dit Dieu, peuple aux

mains libérales Il ne sait pas marchander. 11 ne marchande pas sur

une prière.

77 LE MYSTÈRE

11 ne marchande pas sur un vœu. Quand il donne, il

donne. Quand il demande, il demande. Il ne fait pas traîner ce qu’il donne dans ce qu’il

demande et ce qu’il demande dans ce qu’il donne. Il n’embarbouillepas tout ça l’un dans l’autre. Il n’emmêle pas. Il ne demande pas pour donner, il ne

donne pas pour demander, il ne donne pas pour rece- voir, lisait très bien Que tout ce qu’on m’apporte n’est rien auprès, En comparaison, au prix de ce que je donne. Aussi ces Français ne me proposent-ils jamais un

échange, un marché. Ils savent très bien Que ma grâce est gratuite, qu’il n’est que de me plaire,

que je fais ce que je veux Et ils y répondent par une sorte de prière gratuite et

même Par des sortes de vœux gratuits. Ils savent très bien Qu’ils ne m’apportent aucuns mérites et que ce que je

fais, Je le fais pour les mérites et par les mérites de mon

fils et des saints.

A une gratuité de ma grâce ils répondent par une cer- taine gratuité de la prière. Et par une certaine gratuité du vœu même.

Ils me répondent comme je demande. Or s’il en est ainsi du menu peuple et d’un baron français

78 DES SAINTS INNOCENTS

Que sera-ce d’un saint Louis, baron lui-même et roi des barons.

Dans leur histoire de la lèpre et du péché mortel voici comme je calcule, dit Dieu.

Quand Joinville aime mieux avoir commis trente péchés mortels que d’être lépreux

Et quand saint Louis aime mieux être lépreux que de tomber en un seul péché mortel,

Je n’en i^etiens pas, dit Dieu, que saint Louis m’aime ordinairement

Et que Joinville m’aime trente fois moins qu’ordinaire- ment.

Que saint Louis m’aime suivant la mesure, à la mesure,

Et que Joinville m’aime trente fois moins que la mesure.

Je compte au contraire, dit Dieu. Voici comme je cal- cule. Voici ce que je retiens.

J’en retiens au contraire que Joinville m’aime ordinai- rement

Honnêtement, comme un pauvre homme peut m’aimer.

Doit m’aimer.

Et que saint Louis au contraire m’aime trente fois plus qu’ordinairement.

Trente fois plus qu’honnêtement.

Que Joinville m’aime à la mesure.

Et que saint Louis m’aime trente fois plus qu’à la mesure.

Et si je l’ai mis dans mon ciel, celui-là, au moins je sais pourquoi).

Voilà comme je compte, dit Dieu. Et alors mon compte est bon. Car cette lèpre dont il s’agissait, 79 LE MYSTÈRE

Cette lèpre dont ils parlaient et d’être lépreux

Ce n’était pas une lèpre d’imagination et une lèpre d’in- vention et une lèpi-e d’exercice.

Ce n’était pas une lèpre qu’ils avaient vue dans les livres ou dont ils avaient entendu parler

Plus ou moins vaguement

Ce n’était pas une lèpre pour en parler ni une lèpre pour faire peur en conversation el en figures,

Mais c’était la réelle lèpre et ils parlaient de l’avoir, eux-mêmes, réellement,

Qu’ils connaissaient bien, qu’ils avaient vue vingt fois

En France et en Terre-Sainte,

Cette dégoûtante maladie fai^ineuse, cette sale gale, cette mauvaise teigne,

Cette répugnante maladie de croûtes qui fait d’un homme

L’horreur et la honte de l’homme.

Cet ulcère, cette pourriture sèche, enfln cette définitive lèpre

Qui ronge la peau et la face et le bras et la main,

Et la cuisse et la jambe et le pied

Et le ventre et la peau et les os et les nerfs et les veines.

Cette sèche moisissure blanche qui gagne de proche en proche

Et qui mord comme avec des dents de souris.

Et qui fait d’un homme le rebut et la fuite de l’homme,

Et qui détruit un corps comme une granuleuse moisis- sure

Et qui pousse sur le corps ces affreuses blanches lèvres,

Ces affreuses lèvres sèches de plaies

Et qui avance toujours et jamais ne recule

El qui gagne toujours et qui jamais ne perd

80 DES SAINTS INNOCENTS

Et qui va jusqu’au bout,

Et qui fait d’un homme un cadavre qui marche, C’est de cette lèpre-là qu’ils parlaient, de nulle autre. C’est de cette lèpre-là qu’ils pensaient, de nulle autre. D’une lèpre réelle, nullement d’une lèpre d’exercice, (j’est cette lèpre-là qu’il aimait mieux avoir, nulle autre. Eh bien moi je trouve que c’est trente fois saisissant Et que c’est m’aimer trente fois et que c’est trente fois de l’amour.

Ah sans doute si Joinville avec les yeux de l’âme avait vu

Ce que c’est que cette lèpre de l’âme

Que nous ne nommons pas en vain le péché mortel,

Si avec les yeux de l’âme il avait vu

Cette pourriture sèche de l’âme infiniment plus mau- vaise,

Infiniment plus laide, infiniment plus pernicieuse,

Infiniment plus malig’ne, infiniment plus odieuse

Lui-même il eût tout de suite compris combien son pro- pos était absurde.

Et que la question ne se pose même pas. Mais tous ne voient pas avec les yeux de l’âme.

Je comprends cela, dit Dieu, tous ne sont pas des saints, ainsi est ma chrétienté.

Il y a aussi les pécheurs, il en faut, c’est ainsi.

C’était un bon chrétien, tout de même, ensemble, c’était un pécheur, il en faut dans la chrétienté.

C’était un bon français, Jean, sire de Joinville, un baron de saint Louis. Au moins il disait ce qu’il pense.

81 innocents. — 6 LE M ^’ S T È H 1^ :

Ces gens-là font le gros de Tarmée. Il faut aussi des

troupes. II ne suffît pas d’avoir des chefs qui marchent

en tête. Ces gens-là partent fort honnêtement en croisade, au

moins une fois sur les deux, et font très honnêtement

la croisade. Ils se battent très bien et se font tuer très proprement

et gagnent le royaume du ciel Tout comme un autre. (Je veux dire comme un autre gagnerait le royaume du

ciel. Ou je veux dire comme eux-mêmes ils gagneraient un

autre royaume, Un royaume de la terre.) C’est ce qu’il y a de plus

remarquable en eux. Ils s’en vont les uns comme les autres, en troupe, les

uns derrière les autres. Sans se presser, sans s’étonner, sans faire des grands

gestes, Très honnêtement, fort ordinairement. Sans faire un éclat et ils finissent tout de même Par conquérir le royaume du ciel. Ou encore ils gagnent le royaume du ciel comme on

gagne un royaume de la terre, Ils attaquent le royaume du ciel comme on attaque un

royaume de la terre, A main foi^te et cela ne réussit déjà pas si mal. Violenli

rapiunt. Us vous font d’ailleurs tout cela fort honnêtement,

très communément, comme allant de soi. Gomme si ce fût la chose la plus naturelle du monde. Seulement ces malheureux ne veulent pas avoir la

82 DES SAINTS INNOCENTS

lèpre. Ils trouvent sans doute que ce n’est pas

propre. Ils aimeraient mieux autre chose. Les malheureux, les sots, s’ils voyaient la lèpre de

Tâme Et s’ils voyaient la saleté ou la propreté de Tâme. Mais voilà, ils se disent : Je n"ai qu’un corps (les sots,

ils oublient le principal, Ils oublient non pas seulement l’âme, mais le corps de

leur éternité. Le corps de la résurrection des corps), Je n’ai qu’un corps, pensent-ils (ne pensant qu’à leur

corps terrestre) Si cette sale lèpre me prend, je suis perdu (Ils veulent dire que leur corps temporel est temporel-

lement perdu). C’est une maladie qui prend toujours et qui ne rend

jamais. C’est une pourriture sèche qui fait avancer toujours et

toujours Les bords des lèvres de ses affreuses plaies. Si je suis pris, je suis perdu.

Ça commence par un point, ça finit par tout le corps. Ça ne pardonne pas, quand c’est commencé c’est fini. C’est une maladie impossible à défaire. Elle défait tout, ce qui est parti ne revient jamais plus.

Elle rompt tout. Ce corps que j’ai (et qu’ils aiment tant) tomberait en

poussière et en lambeaux Et en cette sale farine granuleuse et ne me reviendrait

jamais plus. C’est une gangrène irrévocable et qui ne retourne

jamais en arrière.

83 L E M Y S T È R 1- :

Or ils y tiennent à leur corps. On dirait qu’ils croient

qu’ils n’ont que ça. Ils savent pourtant bien qu’ils ont une âme. La vie est

l’union de l’âme et du corps, La mort est leur séparation. Mais leur corps leur paraîl Solide et bon vivant. Ils ont l’impression que la lèpre anéantira tout leur

corps et qu’elle les tiendra jusqu’au bout (ils ne con- sidèrent point qu’au bout de ce bout Commence le véritable commencement) Et alors ils aimeraient mieux avoir autre chose que hi

lèpre. Je pense qu’ils aimeraient mieux attraper Lue maladie qui leur plairait. C’est toujours le même

système. Ils veulent bien affronter les plus terribles épreuves Et m’ofîrir les plus redoutables exercices, Pourvu que ce soient eux qui les aient préalablement Choisis. Là-dessus les Pharisiens s’écrient et font des

éclats Et poussent des cris et font des mines et ces exécrables

Pharisiens Surtout prient disant : Seigneur nous vous rendons

grâces De ce que vous ne nous avez point fait semblables à

cet homme Qui a peur d’attraper la lèpre. Or moi je dis au con- traire, dit Dieu, C’est moi qui dis : Ce n’est pas rien que d’attraper la

lèpre. Je sais ce que c’est que la lèpre. C’est moi qui l’ai faite. Je la connais. Je dis : Ce n’est pas rieh que d’attraper

la lèpre.

84 DES SAINTS ! N N O G E N T S Et je n’ai jamais dilque les épreuves et les exercices de

leur vie, l’]t les maladies et les misères de leur vie, l’^t les détresses de leur vie ce n’était rien. J’ai toujours dit au contraire et j’ai toujours pensé Et j’ai toujours pesé que ce n’était pas rien. Et il faut bien croire qu’en elTet ce n’était pas rien Puisque mon fils a fait tant de miracles sur les malades Et puisque jai donné au roi de P’rance T)e toucher les écrouelles.

Les Pharisiens poussent des cris sur celui qui ne veut

pas attraper la lèpre. Et ils sont scandalisés, ces vertueux. iMais moi qui ne suis pas vertueux, Dit Dieu, Je ne pousse pas des cris et je ne suis pas scandalisé.

Je ne compte pas, je n’en retiens pas que ce Joinville

est trente fois au dessous de l’ordinaire. Mais j’en retiens, mais je compte au contraire Que c’est ce saint Louis qui est peu ordinaire, trente fois peu ordinaire, trente fois extraordinaire, trente fois au dessus de l’ordinaire.

Je ne compte pas, je n’en retiens pas Que Joinville est trente fois lâche.

85 L E M ^’ S T K W E Mais au contraire j’en retiens et je compte Que c’est ce saint Louis qui est trente fois brave, ’l'rente fois brave au dessus de Tordinaire et plus que la mesure.

.le ne compte pas, je n"en retiens pas Que Joinville est trente fois plus bas. Mais au contraire j’en retiens et je compte Que c’est ce saint Louis qui est trente fois haut, Trente fois haut au dessus de l’ordinaire et plus que la mesure.

.le ne compte pas, je n’en retiens pas

Que Joinville est trente fois petit.

Mais je sais seulement qu’il est homme.

Et au contraire j’en retiens et je compte,

Voici comme je compte,

Et c’est ainsi.

.l’en retiens et je compte que c’est ce saint Louis, roi de France,

Qui est trente fois yrand, trente fois au dessus de l’ordi- naire et plus que la mesure

Et qui est trente fois près de mon cœur et trente fois le frère de mon fds.

Les Pharisiens crient le haro sur celui qui ne veut pas attraper la lèpre.

86 DES SAINTS INNOCENTS Mais le saint ne crie pas le haro et il n’est pas scandalisé. Il connaît trop la nature de l’homme et l’infirmité de

l’homme et il est seulement profondément peiné.

Les Pharisiens crient le haro sur cet homme qui ne

veut pas attraper la lèpre. Voyez au contraire comme le Saint lui parle doucement. Fermement mais doucement. Et cette fermeté est d’autant plus sûre et me donne

d’autant plus de certitude et plus d’assurance et plus

de garantie qu’elle est plus douce. Les cœurs des pécheurs ne se prennent point par

effraction.

Ils ne sont pas assez purs. Le seul royaume du ciel se prend par effraction.

Les Pharisiens courent sus à l’homme qui ne veut pas attraper la lèpre.

Voyez comme au contraire le Saint le reprend dou- cement.

Le Saint est envahi d’une peine affreuse à cette parole du pécheur.

Mais il absorbe, il dévore sa peine et la souffre lui- même pour lui-même en lui-même.

Et voyez comme il reprend doucement le pécheur.

87 L E M ^’ S T 1- : R E

Or moi, dit Dieu, je suis du côté des saints et aullemenl

du côté des Pharisiens. Aussi j’absorbe et je dévore ma peine et je la souffre

moi-même en moi-même pour moi-même, Et voyez comme je parle doucement au pécheur Et comme je reprends doucement le pécheur.

Fa quand les frères s’en furent partis,

1 II attend que les deux frères qu’il avait appelés,

Qu’il avait fait venir s’en soient partis. Il attend qu’ils

soient seuls. 11 ne veut pas Faire un semblant d’affront à un baron français), // m’appela tout seul, et me fit seoir à ses pieds et me

dit : « Comment me dites-vous hier ce ? » Et je lui disque encore lui disais-je.

Et je, qui onques ne lui mentis ;

Et je lui dis que encore lui disais-je ; en vérité, dit Dieu,

Cette franchise de Joinville, qui ose répétercela au roi,

Est précisément ce qui me g^arantit la franchise de saint Louis.

Cette franchise de péché de Joinville et de cette cer- taine impiété

Est justement ce qui me couvre, ce qui me garantit,

88 DES SAINTS INNOCENTS

Ce qui pour ainsi dire me contrebalance

La franchise de sainteté de saint Louis. Et ce qui me la vérifie.

Entendez-moi, dit Dieu, c’est la liberté de Joinville

Qui me couvre, qui me garantit la liberté de saint Louis.

C’est la g-raluité de Joinville

Qui me couvre, qui me garantit la g-ratuité, la grâce de saint Louis.

Entendez-moi c’est le péché de Joinville, ce bon chré- tien,

Qui me couvre, qui me garanti l la sainteté même de saint Louis.

Je, qui onques ne lui inenlis, c’est parce que Joinville ne mentit jamais à saint Louis,

Même au risque de lui déplaire, même au risque de le contrarier et de lui faire une grande peine.

Que je suis sûr aussi et que je suis garanti

Que saint Louis ne me ment jamais.

Que son amour, que sa sainteté ne me ment pas,

Que ce n’est point un amour, une sainteté de conven- tion,

De complaisance, imaginaire,

Mais que c’est un amour, une sainteté réelle,

l’^’anche, terrienne,

Teri’euse, une sainteté de race et de belle race,

Libre, gratuite. L E M Y S T K R E

Et il me dit : « Vous dîtes comme vif étourdi ;

(Rien de plus, comme vif étourdi, comme vif élourneau) ;

car vous devez savoir que nulle si laide lèpre nest comme d’être en péché mortel, pour ce que Vâme qui est en péché mortel est semblable au diable ; par quoi nulle si laide lèpre ne peut être.

« Et bien est vrai que quand l’homme meurt, il est guéri de la lèpre du corps ; mais quand Vhomme qui a fait le péché mortel meurt, il ne sait pas ni nest certain que Hait eu en sa vie telle repentance que Dieu lui ait pardonné : par quoi grand peur doit avoir que cette lèpre lui dure tant comme Dieu sera en paradis. Si vous prie, fit-il, tant comme je puis, que vous mettiez votre cœur à ce, pour Vamour de Dieu et de moi, que vous aimassiez mieux que tout méchef avint au corps, de lèpre et de toute maladie, que ce que le péché mortel vînt à Vàme de vous.

Quelle douceur, mon enfant, quelle fermeté dans la douceur, quelle douceur dans la fermeté.

L’une et l’autre ensemble liées indissolubles, l’une poussant l’autre, lune faisant valoir l’autre, lune soutenant l’autre, l’une nourrissant l’autre.

La douceur toute armée de fermeté, la fermeté toute armée de douceur.

L’une enfermée dans l’autre, l’autre enfermée dans l’une, comme un double noyau dans un double fruit

90 DES SAINTS I xN N G E N T S

De fermeté.

Une douceur d’autant mieux garantie par la fermeté, une fermeté d’autant mieux garantie par la douceur.

L’une portant l’autre.

Car il n’est point de véritable douceur que fondée sur la fermeté,

Vêtue de fermeté.

Et il n’est point de véritable fermeté que vêtue de dou- ceur.

Quelle douceur, quelle tendresse. Celui qui aime

Entre en la sujétion de celui qui est aimé.

Voilà comme il parle, lui le roi de France.

Il est vrai que c’est à un baron français.

Quel soin de ne point offenser.

De ne meurtrir aucunement, de ne point léser.

De ne point blesser.

De ne laisser aucune trace,

Aucun souvenir de blessure et de meurtrissure.

Quelle attention, quelle dilection.

Quel soin de ne pas donner même une apparence de

tort. Quel soin de ne pas commettre la moindre offense. Lui le roi, parlant pour Dieu et pour lui-même Pour Dieu et pour le roi de France il parle humblement. Il parle comme un tremblant solliciteur. C’est qu’il tremble en effet et c’est qu’il sollicite. Il tremble que son fidèle Joinville ne fasse pas son

salut.

91 L E M Y S T È R i : Va il demande à Joinville, il sollicite que le fidèle « Toi

ville Fasse son salut. Veuille bien faire son salut. Quelle

sollicitation. Il a soin de le prendre à part. Il attend

que les deux frères soient partis. Quelle douceur, quel père parlerait plus doucement à

son fils. Comment me dites-vous hier ce ’/ Et je lui dis que encore lui disais-je. Et il me dit : Vous dites comme hastis musars ;

(comme hâtif musard, comme hâtif étourdi,

comme hâtif étourneau^ ; il feint presque de plaisanter, de commencer sur un Ion

assez plaisant, justement comme un qui a peur, l’récisément comme celui qui va entrer dans le piopos

le plus grave, Qui va causer, qui va traiter de l’intérêt le plus grave) ; (ainsi commencent les joutes les plus redoutables) ; Et le sérieux profond arrive tout aussitôt après. Entre incontinent dans le corps même et dans le texte

de cette plaisante, De cette redoutable entrée. Vous dites comme hktis

musars ; car vous devez savoir que nulle si laide lèpre nt’st comme d’être en péché mortel, pour ce que l’âme qui est en péché mortel est semblable

au diable : par quoi nulle si laide lèpre ne peut être.

92 DES SAINTS INNOCENTS Et les paroles qui suivent ne sont point indignes, mon

enfant, des plus belles paroles des Évangiles, Des plus grandes paroles de Jésus dans les Évangiles.

Car en imitation de Jésus Il a été donné à des saints de pi’ononcer des paroles

non indignes De Jésus, des paroles de Jésus, Comme en imitation et en l’honneur de Jésus Il a été donné à des martyrs de subir une mort Non indigne de la mort de Jésus. Ainsi ces paroles qui

viennent Ne sont point indignes de la prédication de Jésus même. El bien est vrai que quand Vhomme meurt,

il est quéri de la lèpre du corps ; (comme c’est la même voix que dans les Évangiles,

mon enfant, la même profondeur, La même résonance de la même voix dans la même

profondeur) (c’est qu’aussi c’est la même sainteté. Jésus et les autres

saints. La même commune éternelle sainteté, La même communion des saints) ;

mais quand Vhomme qui a fait le péché mortel meurt, il ne sait pas ni n est certain que il ait eu en sa vie telle

repentance que Dieu lui ait pardonné :

par quoi grand peur doit avoir que celte lèpre lui dure tant comme Dieu sera en paradis. Mais les paroles qui

viennent, mon enfant. Ne sont pas indignes du cœur des Évangiles, Des trois paraboles de l’Espérance. Elles sont le reflet, elles sontlereport, ellessont le rappel Dans la même résonance et dans la même ligne

93 L E M Y S T 1> R E Des trois paraboles de l’Espérance. Ihi homme avait

deux fils. Un roi avait un baron. Un roi avait un fidèle. Un roi avait un fils. Un roi avait

un féal. Et comme les trois paraboles de l’espérance Sont le cœur peut-être et sans doute et le couronnement

des Evangiles, Ainsi ces paroles de saint Louis qui viennent sont le

cœur peut-être et sans doute et le couronnement Non seulement de saint Louis et de la sainteté de saint

Louis. Mais de toute sainteté peut-être après les Evangiles, De toute sainteté issue des Évangiles. Car elle est le

reflet, et le report, et le rappel De cette unique parabole de l’enfant qui était perdu.

Comme il s’abaisse, le roi de France. Quelle chrétienne humiliation, quelle humiliation de

saint. Celui qui aime Entre dans la dépendance de celui qui est aimé. Quelle

noble humilité. Il ne commande pas, il demande. Il attend, il espère, il reprend doucement. Il prie. Quelle

humilité toute vêtue de noblesse. Si vous prie, fit-il., tant comme je puis, que vous mettiez

i^otre cœur à ce, pour l’amour de Dieu et de moi, que vous aimassiez mieux que tout méchef avînt au

corps, de lèpre et de toute maladie, que ce que le péché mortel vint à lame de vous.

94 DES SAINTS INNOCENTS

Quelle instance, quelle humble instance, quelle noble instance, quelle tendre instance.

Voilà comme le saint parle au pécheur

Pour son salut. Jésus même

N’a jamais été plus tendre au pécheur. C’est que le saint par lui-même sait

Ce que c’est que d’être homme et ce qu’est la faiblesse humaine

Et l’infirmité de l’homme

Et ce que c’est pour l’homme que la tentation

De sa propre faiblesse. CarVesprit est prompt, mais la, chair est faible.

Et moi, dit Dieu, qui suis du côté des saints et nulle- ment du côté des Pharisiens,

Moi qui suis tout au bout du côté des saints

Moi aussi je sais quelle est la faiblesse et l’infirmité de l’homme (c’est moi qui l’ai fait),

Et je parle à Joinville comme saint Louis.

Comment serais-je moins tendre que saint Louis. Comme

lui je tremble Pour leur salut. Comme lui je sollicite, hélas. Pour leur salut. Les Pharisiens veulent que les autres

soient parfaits. Et ils exigent et ils réclament. Et ils ne parlent que de

cela. Mais moi je ne suis pas si exigeant. Parce que je sais ce que c’est que la perfection, je ne

leur en demande pas tant. Parce que je suis parfait et il n’y a que moi qui est

parfait.

95 LE MYSTÈRE Je suis le Toul-Parfait. Aussi je suis moins difficile. Moins exigeant. Je suis le Saint des saints. Je sais ce que c’est. Je sais ce qu’il en coûte. Je sais ce que ça coûte, je sais ce que ça vaut. Les

Pharisiens veulent toujours de la perfection Pour les autres. Chez les autres.

Mais le saint qui veut de la perfection pour lui-même En lui-même Et qui cherche et qui peine dans le labeur et dans les

larmes Et qui obtient quelquefois quelque perfection. Le saint est moins difficile pour les autres. 11 est moins exigeant pour les autres. Il sait ce que c’est. Il est exigeant pour soi, difticile pour soi. C’est plus

difficile.

Les Pharisiens trouvent toujours les autres indignes et

tout le monde indigne. Mais moi qui ne vaux peut-être pas ces hommes de

bien, dit Dieu, Je suis moins difficile, je trouve Que ce Joinville est homme et que c’est saint Louis qui

a trente fois vaincu, Trente fois surmonté, trente fois remonté, trente fois

surpassé la nature dé l’homme. Je trouve que ce Joinville est commun, que c’est un bon

chrétien, un bon pécheur de l’espèce commune, Et que c’est ce saint Louis au contraire qui est trente

fois hors du commun, trente fois saint, trente fois

hors de l’espèce ordinaire.

96 DES SAINTS INNOCENTS Je trouve que ce Joinville n’est pas indigne et même

qu’il est digne, Et que c’est ce saint Louis qui est trente fois digne D’être mon fils dans mon cœur et d’appuyer son épaule Contre mon épaule.

D’ailleurs ce qu’il avait en en Égypte, dit Dieu,

Et ce qu’il attrapa en Tunisie,

Ce grand épuisement de tout son corps

Et cet incoercible

Flux de ventre dont il mourut

Ne valaient pas mieux que cette lèpre qu’il consentait

d’avoir. Il n’y a point de maladie de bonne, dit Dieu. Je lésais,

c’est moi qui les ai faites. C’est pour cela qu’il se fait tant de saints, et des plus

beaux, dans la maladie, Et des plus grands.

Et que tant de saints sortent de la maladie Naturellement comme du ventre de leur mère et que

tant de saintetés Sortent naturellement de la maladie les plus éclatantes,

les plus tendres, les plus chères, les plus lleurissantes

de toutes. Et qu’il y a manière de tourner la maladie et la mort

par la maladie en martyre même.

Pour moi, dit Dieu, quand je vois,

97 innocents. — 7 LE MYSTÈRE

Quand je considère cette maladie qu’est réellement la lèpre,

Cette inexpiable maladie farineuse aux croûtes blanches,

Qui les défait morceau par morceau,

(Qui défait leur corps charnel),

Qu’un homme qui en a vu, réellement.

Qui a vu de la lèpre et des vrais lépreux

Dise tranquillement qu’il aimerait mieux attraper la lèpre que de tomber en péché mortel,

C’est-à-dire dise réellement qu’il aimerait mieux attra- per cette maladie-là que de me déplaire,

J’en suis saisi moi-même, dit Dieu, et je tremble d’admiration

Devant tant d’amour et je suis honteux

D’être tant aimé.

Mon fils qui les aimait tant, comme il avait raison de

les aimer. Qu’un homme, que ce roi qui n’a que ce

corps après tout (enfin ce corps sur terre et qui n’en aura jamais d’autre

sur terre) (et quand il en est dépouillé, — de quel

dépouillement, — c’est une fois pour toutes) Dise tranquillement qu’il aimerait mieux attraper la

lèpre que de tomber en péché mortel. C’est-à-dire dise tranquillement qu’il aimerait mieux

attraper cette maladie-là que de me déplaire, Moi-même je n’en reviens pas, dit Dieu, qu’il y ait un

homme comme ce saint Louis, (et tant d’au très saints et tant d’autres martyrs) Kl je suis confondu d’être tant aimé.

98 DES SAINTS INNOCENTS

Et il faut que ma grâce soit tellement grande.

Et éternellement je serai en reste avec eux Car dans mon paradis même ils m’aimeront éternelle- ment autant.

Je demeure tremblant, dit Dieu, je demeure confondu

de cette preuve d’amour. De tant de preuve d’amour et il n’y a que mon fils Qui n’est point en reste avec eux, car pour eux comme

eux il a souffert Un martyre d’homme. Et il est mort pour eux comme ils sont morts pour lui.

Et qu’il y ait un homme qui ait dit cela non point

comme un propos. Non point comme une lèpre de propos, De discours,

Mais réellement d’une lèpre réelle, De la lèpre non point d’une lèpre de parole, d’une lèpre

de récit, Mais d’une lèpre toute prête, toute proposée.

^9 LE MYSTÈRE Et qu’il n’ait pas dit cela, cette sorte d’énormité, Avec un grand geste, avec éclat, Mais qu’il ait dit cela simplement, Gomme allant de soi, comme une chose ordinaire, Dans le texte même de son propos, dans le tissu ordi- naire de sa vie, Cela c’est la fleur, dit Dieu, cette aisance, Et à cela je reconnais le Français, La race à qui tout est simple et commun et ordinaire, Cette race de toute gentillesse.

Et je reconnais ici la résonance et le i^ang du Français

Et je salue

Leur ordre propre.

Peuple à qui les plus grandes grandeurs

Sont ordinaires.

Je salue ici ta liberté, ta grâce,

Ta courtoisie.

Ta gracieuseté. Ta gratitude. Ta gratuité.

Demandez à ce père si le meilleur moment N’est pas quand ses fils commencent à l’aimer comme des hommes,

100 DES SAINTS INNOCENTS Lui-même comme un homme, librement, Gratuitement, j)eman(iez à ce père dont les enfants grandissent.

Demandez à ce père s’il n’y a point une heure secrète.

Un moment secret,

Et si ce n’est pas

Quand ses fils commencent à devenir des hommes,

Libres,

Et lui-même le traitent comme un homme,

Libre,

L’aiment comme un homme,

Libre,

Demandez à ce père dont les enfants grandissent.

Demandez à ce père s’il n’y a point une élection entre

toutes Et si ce n’est pas Quand la soumission précisément cesse et quand ses

fils devenus hommes L’aiment, (le traitent), pour ainsi dire en connaisseurs, D’homme à homme. Librement,

Gratuitement. L’estiment ainsi.

Demandez à ce père s’il ne sait pas que rien ne vaut Un regard d’homme qui se croise avec un regard

d’homme.

101 L E M ^ S T È R E

Or je suis leur père, dit Dieu, et je connais la condition

de l’homme. C’est moi qui l’ai faite. Je ne leur en demande pas trop. Je ne demande que

leur cœur. Quand j’ai le cœur, je trouve que c’est bien. Je ne suis

pas difficile.

Toutes les soumissions d’esclaves du monde ne valent

pas un beau regard d’homme libre. Ou plutôt toutes les soumissions d’esclaves du monde

me répugnent et je donnerais tout Pour un beau regard d’homme libre. Pour une belle obéissance et tendresse et dévotion

d’homme libre, Pour un regard de saint Louis, Et même pour un regard de Joinville, Car Joinville est moins saint mais il n’est pas moins

libre,

(Et il n’est pas moins chrétien). Et il n’est pas moins gratuit. 102 DES SAINTS INNOCENTS Et mon fils est mort aussi pour Joinville. A cette liberté, à cette gratuité j’ai tout sacrifié, dit

Dieu, Ace goût que j’ai d’être aimé par des hommes libres, Librement, Gratuitement,

Par de vrais hommes, virils, adultes, fermes. Nobles, tendres, mais d’une tendresse ferme. Pour obtenir cette liberté, cette gratuité j’ai tout sacrifié, Pour créer cette liberté, cette gratuité, Pour faire jouer cette liberté, cette gratuité.

Pour lui apprendre la liberté.

Or je n’ai pas trop de toute ma Sagesse

Pour lui apprendre la liberté.

Je n’ai pas trop de toute la Sagesse de ma Providence.

Et de la duplicité même de ma Sagesse pour ce double enseignement.

Quelle mesureil faut quejegarde,etcomment la calculer.

Quel autre pourrait la calculer. Et comme il faut que je sois double

Et comme il faut que je compose prudemment ce dou- blement,

(\’oilà qui va encore scandaliser nos Pharisiens),

Comme il faut que je calcule prudemment cette duplicité même.

Quelle ne faut-il pas que soit ma prudence. Il faut créer, il faut enseigner cette liberté

103 LE MYSTÈRE

Sans exposeï’ leur salut. Car si je les soutiens trop Ils n’apprennent jamais à nag-er. Mais si je ne les soutiens pas juste au bon moment, Ils piquent du nez, ils boivent un mauvais bouillon, ils

plongent Et il ne faut pas qu’ils sombrent IJans cet océan de turpitudes.

.le suis leur père, dit Dieu, je suis roi. ma situation est

exactement la même, .le suis exactement comme ce roi, qui était je pense un

roi d’Ang-leterre, Qui ne voulut point envoyer de secours, aucune aide A son fils engagé dans une mauvaise bataille, Parce qu’il voulait que l’enfant Gagnât lui-même ses éperons de chevalier. Il faut qu’ils gagnent le ciel eux-mêmes et qu’ils fassent

eux-mêmes leur salut. Tel est l’ordre, tel est le secret, tel est le mystère. Or

dans cet ordre, et dans ce secret, et dans ce mystère Nos Français sont avancés entre tous. Ils sont mes

témoins. Préférés.

Ce sont eux qui marchent le plus tout seuls. Ce sont eux qui marchent le plus eux-mêmes. Entre tous ils sont libres et entre tous ils sont gratuits. Ils n’ont pas besoin qu’on leur explique vingt fois la

même chose. Avant qu’on ait fini de parler, ils sont partis. Peuple intelligent. Avant qu’on ait fini de parler, ils ont compris.

104 DES SAINTS INNOCENTS

Peuple laborieux,

Avant qu’on ait fini de parler, l’œuvre est faite.

Peuple militaire,

Avant qu’on ait fini de parler, la bataille est donnée.

Peuple soldat, dit Dieu, rien ne vaut le Français dans la bataille.

(Et ainsi rien ne vaut le Français dans la croisade).

Ils ne demandent pas toujours des ordres et ils ne demandent pas toujours des explications sur ce qu’il faut faire et sur ce qui va se passer.

ils trouvent tout d’eux-mêmes, ils inventent tout d’eux- mêmes, à mesure qu’il faut.

ils savent tout tout seuls. On n’a pas besoin de leur envoyer des ordres à chaque instant.

Ils se débrouillent tout seuls. Ils comprennent tout seuls. En pleine bataille. Ils suivent l’événement.

Ils se modifient suivant l’événement. Ils se plient à l’événement. Ils se moulent sur l’événement. Ils guet- tent, ils devancent l’événement.

Ils se retournent, ils savent toujours ce qu’il faut faire sans aller demander au général.

Sans déranger le général. Or il y a toujours la bataille, dit Dieu,

11 y a toujours la croisade.

Et on est toujours loin du général.

105 LE MYSTERE

C’est embêtant, dit Dieu. Quand il n’y aura plus ces

Français, Il y a des choses que je fais, il n’y aura plus personne

pour les comprendre.

Peuple, les peuples de la terre te disent léger

Parce que tu es un peuple prompt.

Les peuples pharisiens te disent léger

Parce que tu es un peuple vite.

Tu es arrivé avant que les autres soient partis.

Mais moi je t’ai pesé, dit Dieu, et je ne t’ai point trouvé

léger. peuple inventeur de la cathédrale, je ne t’ai point

trouvé léger en foi. peuple inventeur de la croisade je ne t’ai point trouvé

léger en charité. Quant à l’espérance, il vaut mieux ne pas en parler, il

n’y en a que pour eux.

Tels sont nos Français, dit Dieu. Ils ne sont pas sans

défauts. Il s’en faut. Ils ont même beaucoup de

défauts. Ils ont plus de défauts que les autres. Mais avec tous leurs défauts je les aime encore mieux

que tous les autres avec censément moins de défauts. Je les aime comme ils sont. Il n’y a que moi, dit Dieu,

qui suis sans défauts. (Mon fils et moi. Un Dieu avait

un fils.

106 DES SAINT^^ INNOCENTS

Et comme créatures il n’y en a que trois qui aient été sans défauts.

Sans compter les anges.

Et c’est Adam et Eve avant le péché.

Et c’est la Vierge temporellement et éternellement.

Dans sa double éternité.

Et deux femmes seulement ont été pures étant char- nelles.

ICt ont été charnelles étant pures.

Et c’est Eve et Marie.

Eve jusqu’au péché.

Marie éternellement.

Nos Français sont comme tout le monde, dit Dieu. Peu

de saints, beaucoup de pécheurs. Un saint, trois pécheurs. Kt trente pécheurs. Et trois

cents pécheurs. Et plus. Mais j’aime mieux un saint qui a des défauts qu’un

pécheur qui n’en a pas. Non, je veux dire : J’aime mieux un saint qui a des défauts qu’un neutre

qui n’en a pas. rJe suis ainsi. Un homme avait deux fils.) Or ces Français, comme ils sont, ce sont mes meilleurs

serviteurs. Ils ont été, ils seront toujours mes meilleurs soldats

dans la croisade. Or il y aui’a toujours la croisade. Enfin ils me plaisent. C’est tout dire. Ils ont du bon et

du mauvais. Ils ont du pour et du contre. Je connais l’homme.

107 LE MYSTÈRE

.le sais trop ce qu’il faut demander à rhomme.

Et surtout ce qu’il ne faut pas lui demander. (Si quelqu’un le sait, c’est moi.

Depuis que l’ayant créé à mon image et à ma ressem- blance.

Par le mystère de cette liberté ma créature

Je lui abandonnai dans mon royaume

Une part de mon g’ouvernement même.

Une part de mon invention.

11 faut le dire une part de ma création.

Il faut les prendre comme ils sont. Si quelqu’un le sait, c’est moi. Et aussi savez-vous

Combien une seule goutte de sang de Jésus

Pèse dans mes balances éternelles.

Que donc celui qui est né pour dormir, dorme. La, terre était informe et nue ; les ténèbres couvraient la face de V abîme ; et V Esprit de Dieu était porté sur les eaux. Et ce ne fut qu’ensuite que j’ai créé la lumière. Or Dieu dit : Que la lumière soit : et la lumière fut.

Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière d’avec les ténèbres.

Il donna à la lumière le nom de jour, et aux ténèbres le nom de nuit : et du soir et du matin se fit le premier jour.

Sera-t-il dit qu’il y aura des regards si éteints, des regards si pâlis

Que nulle étincelle ne les allumera plus.

Et qu’il y aura des voix si fanées, et des âmes si blettes

Que nul ressourcement ne les approfondira plus.

Et qu’il y aura des âmes si fanées

D’épreuves, de détresse,

De larmes, de prière, de travail,

108 DES SAINTS INNOCENTS Et d’avoir vu ce qu’elles ont vu. Et d’avoir souffert ce

qu’elles ont souffert. Et d’avoir passé par où elles ont passé. Et de savoir ce

qu’elles savent.

Qu’ils en auront assez.

Pour éternellement assez et que tou( ce qu’ils deman- deront c’est qu’on leur fiche la paix.

Dona eis, Domine, pacem,

El requiem aeternam. La paix et le repos éternel.

Parce qu’ils auront connu certaines histoires de la terre.

Et qu’ils ne voudront plus entendre de rien que d’un champ de repos.

Et de se coucher pour dormir.

Dormir, dormir enfin.

Et que tout ce qu’ils supporteront et que tout ce que je pourrai mettre

Et apporter

(Celui que je prends dans son sommeil de la terre est bien heureux, et c’est bon signe, mes enfants)

Comme le trop malade et le trop blessé ne supporte plus la vie et le remède et l’idée même de laguérison.

Mais seulement le baume sur la blessure.

Et n’a plus aucun goût pour la santé.

Ainsi sera-t-il dit que sur tant de blessures.

Ils ne supporteront que la fraîcheur du baume.

Comme un blessé fiévreux.

Et qu’ils n’auront (plus) aucun goût pour mon paradis

Et pour ma vie éternelle.

Et que tout ce que je pourrai mettre sur tant de bles- sures ;

Sur tant de cicatrices et sur tant de sacrifices ;

109 LE M Y S T È R E

VA sur l’amertume de tant de calices ; Et sur les ingratitudes de tant de malices ; Et sur les pointes d’épines de tant de cilices ; Et sur les écartèlements de tant de supplices ;

Et sur les éclaboussements de tant de sang ;

(J’ai pris le criminel accroupi sur son crime

Dit Dieu. Sera-t-il dit que sur tant de fatigues.

Et tant de navrements et de meurtres complices.

Sur tant d’hébétements et de vicissitudes.

Sur tant d’inquiétude et sur tant d’habitude.

Sur tant de solitude et de décrépitude.

Sur tant de lassitude et de sollicitude.

Sur tant d’ingratitude et d’inexactitude.

Sur tant d’incertitude et tant de solitude.

Et tant de servitude et de désuétude.

Et tant de platitude et sur tant d’amertume.

Et sur cette écume

De sang.

Et sur cette écume

De haine.

Et sur cette écume

D’ingratitude.

Et sur cette écume

D’amour.

Et sur tant de blessures sera-t-il dit. Que sur tant de blessures tout ce que je pourrai mettre. Et sur tant de flétrissures et sur tant de meurtrissures. Et sur tant d’éclaboussures et sur tant de morsures.

110 DES SAINTS INNOCENTS

Ce sera de faire descendre comme un baume du soir. Comme après la blessure d’un ardent midi la grande

tombée d’un beau soir d’été La lente descension d’une nuit éternelle.

nuit sera-t-il dit que je t’aurai créée la dei’nière. Et que mon Paradis et que ma Béatitude Ne sera qu’une g^rande nuit de clarté. Une grande nuit éternelle

Et que le couronnement du jugement et le commen- cement du Paradis et de ma Béatitude sera Le coucher de soleil d’un éternel été.

Or il en serait ainsi, dit Dieu.

Et tout ce que je pourrais mettre sur les bords des

lèvres Des plaies des martyrs Ce serait le baume, et l’oubli, et la nuit. Et tout s’achèverait de lassitude, Cette énorme aventure, Comme après une ardente moisson La lente descension d’un grand soir d’été. S’il n’y avait pas ma petite espérance. C’est par ma petite espérance seule que l’éternité sera. Et que la Béatitude sera. Et que le Paradis sera. Et le ciel et tout. Car elle seule, comme elle seule dans les jours de cette

terre D’une vieille veille fait jaillir un lendemain nouveau

111 LE MYSTÈRE

Ainsi elle seule des résidus du Jugemenl cl des ruines

et du débris du temps Fera jaillir une éternité neuve.

Je suis, dit Dieu, le Seigneur des vertus.

La Foi est la lampe du sanctuaire.

Qui brûle éternellement.

La Charité est ce grand beau feu de bois

Que vous allumez dans votre cheminée

Pour que mes enfants les pauvres viennent s’y chauffer

dans les soirs d’hiver. Et autour de la Foi je vois tous mes fidèles luisemble agenouillés dans le même geste et dans la

même voix De la même prière.

Et autour de la Charité je vois tous mes pauvres ’

Assis en rond autour de ce feu Et tendant leurs paumes à la chaleur du foyer. Mais mon espérance est la fleur et le fruit et la feuille

et la branche. Et le rameau et le bourgeon et le germe et le bouton. Et elle est le bourgeon et le bouton de la fleur De l’éternité même.

O mon peuple français, dit Dieu, tu es le seul qui ne fasses point des contorsions.

112 DES SAINTS INNOCENTS Ni des contorsions de raideur, ni des contorsions de

mollesse. Et dans ton péché même tu fais moins de contorsions Que les autres n’en font dans leurs exercices. Quand tu pries, agenouillé tu as le buste droit. I^]t les jambes bien jointes bien droites au ras du sol. Et les deux pieds bien joints. Et les deux mains bien jointes bien appliquées bien

droites. Et les deux regards des deux yeux bien parallèlement

montants droit au ciel. seul peuple qui regardes en face. Et qui regardes en face la fortune et Tépreuve Et le péché même.

Et qui moi-même me regardes en face. Et quand tu es couché sur la pierre des tombeaux L’homme et la femme se tiennent bien droits lun à côté

de l’autre. Sans raideur et sans aucune contorsion. Bien couchés droits l’un à côté de l’autre sans faute. Sans manque et sans erreur. Bien pareils. Bien parallèlement.

tes mains jointes, les corps joints et séparés parallèles, es regards joints. Les destinées jointes. Joints dans le jugement et dans

l’éternité. J Et le noble lévrier bien aux pieds.

Peuple, le seul qui pries et le seul qui pleures sans contorsion.

Le seul qui ne verses que des larmes décentes. /Et des larmes perpendiculaires.

113 innocents. — 8 LE MYSTÈRE

Le seul qui ne fasses monter que des prières décentes { Et des prières et des vœux perpendiculaires)

Dans toute famille, dit Dieu, il y a un dernier-né.

Et il est plus tendre.

Cette petite espérance qui sauterait à la corde dans les

processions. Elle est dans la maison des vertus Comme était Benjamin dans la maison de Jacob.

Un homme avait douze fils. Comme les quarante-six livres de l’Ancien Testament marchent devant les quatre Évangiles et les Actes et les Épîtres et l’Apo- calypse.

Qui ferme la marche.

Comme les quarante-six livres de l’Ancien Testament marchent devant les vingt-sept livres du Nouveau Testament.

Ayant posé leurs quarante-six tentes dans le désert.

Et comme Israël marche devant la chrétienté.

Et comme le bataillon des justes marche devant le bataillon des saints.

Et Adam devant Jésus-Christ

Qui est le deuxième Adam.

Ainsi devant toute histoire et devant toute similitude du Nouveau Testament

114 DES SAINTS INNOCENTS

Marche une histoire de l’Ancien Testament qui est sa

parallèle et qui est sa pareille. Un homme avait deux fils. Un homme avait douze fils.

Et ainsi devant toute sœur chrétienne S’avance une sœur juive qui est sa sœur aînée et qui

l’annonce et qui va devant. Et qui a posé sa tente dans le désert. Et le puits de

Rébecca Avait été creusé avant le puits de la Samaritaine. Or entre toutes une histoire a planté sa tente. Et avant l’histoire de l’homme qui avait deux fils Mon enfant c’est l’histoire de l’homme qui avait douze

fils. Et comme était Benjamin dans la famille de cet homme, Ainsi est mon Espérance dans la famille des vertus. Parmi les trois Théologales et parmi les quatre Cardi- nales. Sans compter toutes les autres et notamment parmi

celles, Parmi les sept qui s’opposent directement aux Capitaux. Et avant le fils qui fut retrouvé gardien de cochons, Marche le fils qui fut retrouvé roi, Je veux dire ministre du roi et réellement gouverneur

du royaume. Ministre du Pharaon et gouverneur du royaume d’Égypte. — Je suis Joseph, votre frère. Quel Juif, quel chrétien N’a pleuré à cette retrouvaille. Israël aimait Joseph

plus que tous ses autres enfants, parce quil l’avait eu

étant déjà vieux ^

Jeannette

Et il lui avait fait faire une robe de plusieurs couleurs.

115 LE M Y S T ERE Madame Gervaise

// Hrrii\% aussi que Joseph rapport ; ! k ses frères un songe quil avait eu, rjui fut la semence d’une plus grande haine.

Jeannette

Car il leur dit :

Madame Gervaise

Quel cœur juif, quel cœur chrétien n’a tressailli au lil de cette histoire. Quel cœur juif, quel cœur chrétien n’a tressailli à cette retrouvaiUe.

Jeannette

Car il leur dit : Écoutez le songe que j’ai eu.

Madame Gervaise

Juif, chrétien, qui n’a pleuré à cette reconnaissance.

Jeannette

// nie semblait c/ue je liais avec vous des gerbes dans le champ ; que ma gerbe se leva et se tint debout ; et que les vôtres étant autour de la mienne, Vadnraient.

M

adame uervaise

Ses frères lui répondirent : Est-ce que vous serez notre Boi, et que nous serons soumis à votre puissance ? Ces songes et ces entretiens allumèrent donc encore davantage Venvie et la haine qu’ils avaient contre lui.

116 DES SAINTS INNOCENTS Jeannette

// est encore un autre songe quil raconta à ses frères en leur disant : J’ai cru voir en songe que le soleil el la lune, et onze étoiles ni adoraient.

Madame Gervaise

Lorsqu’il eut rapporté ce songe à son père et à ses frères, son père lui en fit réprimande, et lui dit : Que voudrait dire ce songe que vous avez eu ? Est-ce que votre mère, vos frères et moi nous vous adorerons sur la terre ?

Jeannette

Ainsi ses frères étaient transportés d’envie contre lui : mais le père considérait tout ceci dans le silence.

Madame Gervaise

// arriva alors que les frères de Joseph s’arrêtèrent it Sichem où ils faisaient paître les troupeaux de leur père.

Jeannette

Et Israël dit à Joseph : Vos frères font paître nos brebis dans le pays de Sichem. Venez, et je vous enverrai vers eux.

Madame Gervaise

{Je suis tout prêt, lui dit Joseph). — Allez, et voyez si vos frères se portent bien, et si les troupeaux sont en

117 LE M ^ S T 1> R E bon état ; et vous me rapporterez ce qui se passe. — Ayant (donc) été envoyé de la vallée d Héhron, il vint à Sichem ;

Jeannette

et un homme l’ayant trouvé errant dans un champ, lui demanda ce qu’il cherchait.

Mad.^

AME UERVAISE

// lui répondit : Je cherche mes frères ; je vous prie de me dire où ils font paître leurs troupeaux.

Jeannette

Cet homme lui répondit : Ils se sont retirés de ce lieu ; et f ai entendu qu’ils se disaient : Allons vers Dothaïn. Joseph alla donc après ses frères ; et illes trouva dans [la plaine de) Dothaïn.

Madame Gervaise

Lorsqu’ils Veurent aperçu de loin, avant qu’il se jût approché d’eux, ils résolurent de le tuer ;

Jeannette

Et ils se disaient l’un à l’autre : Voici notre songeur qui vient.

Madame Gervaise

Allons, tuons-le, et le jetions dans cette vieille citerne : nous dirons quunehéte sauvage l’a dévoré ; et après cela on verra à quoi ses songes lui auront servi.

118 DES SAINTS INNOCENTS

Jeannette

Buben les ayant entendu parler ainsi, tâchait de le tirer d’entre leurs mains, et il disait :

Madame Gervaise

Ne le tuez point, et ne répandez point son sang, mais jettez-le dans cette citerne qui est dans le désert, et conservez vos mains pures.

Jeannette

comme donnant un renseignement, pour qu’on n’aille point s’égarer :

// disait ceci dans le dessein de le tirer de leurs mains, et de le rendre à son père.

M

ADAME IjERVAISE

Aussitôt donc qu’il fut arrivé près de ses frères, ils lui ôtèrent sa robe de plusieurs couleurs qui le couvrait jusqu’en bas ;

Jeannette

Et ils le j citèrent dans cette vieille citerne qui était sans eau.

Madame Gervaise

S’étant ensuite assis pour manger, ils virent des Ismaélites qui passaient, et qui venant de Galaad portaient sur leurs chameaux des parfums, de la résine et de la myrrhe,…

119 LE MYSTÈRE

Jeannette

Déjà l’or, déjà l’encens, déjà la myrrhe.

Madame Ger\aise

…et s’en allaient en Égypte.

Jeannette

Et ce fut la première fuite en Égypte.

Madame Gervaise

Alors Juda dit à ses frères : Que nous servira d’avoir tué notre frère, et d’avoir caché sa mort ?

Il vaut mieux le vendre…

Jeannette

// vaut mieux le vendre à ces Ismaélites, et ne point souiller nos mains ; car il est notre frère et notre chair.

comme condescendant :

Ses frères consentirent à ce quil disait :

Madame Gervaise

L’ayant donc tiré de la citerne, et voyant ces marchands Madianiles qui passaient, ils le vendirent vingt pièces d’argent aux hmaëlites, qui le menèrent en Égypte.

Jeannette

Ils le vendirent vingt pièces d’argent. Un autre, Un autre fut vendu.

120 DES SAINTS INNOCENTS

Madame Geuvaisi :

Un autre fut envoyé vers ses frères, pour savoir comment les brebis se portaient. Un autre fut dépouillé de sa robe et jeté dans cette vieille citerne qui était sans eau. Un autre fut vendu.

Jeannette

Un autre fut emmené en Égypte, dans la même, dans une autre Égypte. Un autre fut vendu.

Madame Gervaise

C’est une figure, mon enfant. C’est une histoire unique et elle fut jouée deux fois. Une fois en juiverie, une fois en chrétiennerie. Et pour celui qui regarde les deux fois se voient en transparence Tune sur l’autre.

Jeannette

Un autre fut lié, un autre fut vendu.

Madame Gekvaise

Un autre fut vendu esclave.

Jeannette

Un autre aussi fut retrouvé. Un autre aussi fut reconnu. Un autre aussi se dévoila. Je suis Jésus^ voire frère.

Madame Gervaise

Un autre se manifesta dans sa gloire, et dans le minis- tère et dans le gouvernement du royaume.

121 LE M V S T E R E

Jeannette Dans le gouvernement d’une Égypte éternelle. Ruben étant retourné à la citerne, et n’y ayant point trouvé l’enfant.

Madame Gervaise

Un autre a rompu le sceau de son secret. Un autre est apparu dans sa gloire. Un autre est apparu à la droite. Un autre est apparu dans le gouvernement. Un autre est apparu sur les degrés du trône. Un autre est apparu dans son ascension.

Jeannette

Et c’était Jésus notre frère. Je suis Jésus,

Je suis Jésus votre frère.

Et nous autres nous sommes ces gerbes et ces onze étoiles.

Un homme avait douze fils. Et nous autres nous som- mes ces frères ingrats,

les onze ou enfin les dix ou enfin les neuf mauvais fils de Jacob. Ruben étant retourné à la citerne, et ny ayant point retrouvé l’enfant.

M

ADAME ItERVAISE

déchira ses vêtements, et vint dire à ses frères ; L’enfant ne paraît plus, et que deviendrai-je ?

Après cela ils prirent la robe…

Jeannette Une autre robe fut ravie. Après cela ils prirent la robe

122 DES SAINTS INNOCENTS de Joseph, et Vayant trempée dans le sang dun chevreau qu’ils avaient tué,

Madame Gervaise

ils renvoyèrent au père, lui faisant dire par ceux qui la lui portaient : Voici une robe que nous avons trouvée, voyez si cest celle de votre fils, ou non.

Jeannette

Le père Vayanl reconnue, dit : C’est la robe de mon fils, une héte cruelle Va dévoré, une bêle a dévoré Joseph.

M

ADAME LrERVAISE

Et ayant déchiré ses vêtements, il se couvrit d’un cilice, pleurant son fils fort longtemps.

Jeannette

Alors tous ses enfants s’assemblèrent, pour tâcher de soulager leur père dans sa douleur : mais il ne voulut point recevoir de consolation, et il dit : Je pleurerai toujours jusqu’à ce que je descende avec mon fils au fond de la terre. Ainsi il continua toujours de pleurer.

Madame Gervaise

Cependant les Madianiies vendirent Joseph en Égypte.

Un homme avait douze fils. Or celui qu’il aimait plus que tous les autres [Israël aimait Joseph plus que

123 L K M \ S 1’ È H K tous ses autres enfants, parce quil lavAiL eu étant déjà vieux, et il lui avait fait faire une robe de plu- sieurs couleurs) celui-là même était esclave en Kgypte et il croyait qu’il était mort.

Or c’est pour cela même quil eut plus tard cette grande joie.

Qu’il ne pouvait pas en avoir autrement.

Jeannette

…et je n aurai au-dessus de vous que le Iràne et la qualité de Roi.

Madame Gervaise

Pharaon dit encore à Joseph : Je vous établis aujour- d’hui pour commander à toute l’Égypte.

Jeannette

Ensemble il ôtason anneau de sa main et le mit en celle de Joseph ’ il le fit revêtir d’une robe de fin lin, et lui mit au cou un collier d’or.

Madame Gervaise

// le fil monter sur Vun de ses chars, qui était le second après le sien, et fil crier par un Héraut, que tout le monde fléchit le genou devant lui, et que tous recon- nussent qu’il avait été établi pour commander à toute r Égypte.

124 DES SAINTS INNOCENTS

Jeannette

Le Roi dit encore à Joseph : Je suis Pharaon ; nul ne remuera ni le pied ni la main dans toute l’Égypte que par votre commandement.

M

A.DAME UERVAISE

// changea aussi son nom, et il l’appela en langue Egyptienne…

Jeannette …le Sauveur du Monde.

Madame Gervaise

Les sept années de fertilité vinrent donc ; et le blé ayant été mis en gerbes, fut serré ensuite dans les greniers de V Égypte.

Jeannette

Trente et trois années de fertilité vinrent donc ; et le blé ayant été mis en gerbes, fut serré ensuite dans les greniers d’une Égypte éternelle.

Madame Gervaise

On mit aussi en réserve dans toutes les villes cette grande abondance de grains.

125 L E M \ S T E R E

Jeannette

On mit aussi en réserve dans tout le ciel cette grande abondance de grâces.

Madame Gervaise

Car il y eut si grande quantité de froment, quelle égalait le sable de la mer, et quelle ne pouvait pas même se mesurer.

Jeannette

Car il y eut une si grande quantité de grâces, qu’elle égalait le sable de la mer, et qu’elle ne pouvait pas même se mesurer.

Madame Gervaise Ces sept années…

Jeannette

Il avait lié les sacs de blé pour les greniers à blé. Un

autre Un autre lia les sacs de grâces pour les greniers à

grâces. Un autre lia les sacs de grâces pour les greniers du ciel. Un autre lia les sacs de grâces pour les greniers Éternels.

Madame Gervaise Ces sept années. . .

126 DES SAINTS INNOCENTS

Jeannette

Dans les sept années grasses il avait lié les sacs de

blé pour les greniei’s à blé du pays D’Égypte. Un autre

Dans les trente-trois années grasses un autre Lia les sacs de vertus, les sacs de mérites, les sacs de

grâces Pour les greniers à blé du pays éternel.

Madame Gervaisb

Ces sept années de fertilité d’Égypte étant donc passées.

Jeannette

Ces trente-trois années de fertilité du cœur étant donc passées,

Madame Gervaisb

Les sept années de stérilité vinrent ensuite, selon la prédiction de Joseph :

Jeannette

Les innombrables années de la stérilité du cœur

Vinrent ensuite.

Selon la prédiction de Jésus :

Madame Gervaisb Une grande famine survint dans tout le monde ; 127 1. E M Y S T È R E

Jeannette

Une grande famine survint dans tout le monde ;

Madame Gervaise

Mais il y avait du blé dans toute l’Égypte.

Jeannette

Mais il y a du blé dans toute cette Kfi’ypte Éternelle.

Madame Gervaise

Le peuple étant pressé à la famine, cria a Pharaon, et lui demanda de quoi vivre.

Jeannette Et aujourd’hui. Et à présent c’est nous ce peuple qui est pressé de la

famine. Et nous crions vers Dieu, Lui demandant de quoi vivre.

M

ADAME UERVAISE

Mais il leur dit : Allez trouver Joseph, Et faites tout ce quil vous dira.

IEAN NETTE

Mais il nous dit : Allez trouver Jésu«  Et faites tout ce qu’il vous dira.

128 DES SAINTS INNOCENTS

Madame Gervaise

Cependant la famine croissait tous les jours dans toute la terre :

Jeannette et Jésus. . .

Madame Gervaise et Joseph ouvrant tous les greniers,

Jeannette vendait du blé aux Egyptiens,

Madame Gervaise parce qu ils étaient tourmentés eux-mêmes de la famine.

Et on venait de toutes les provinces en Égypte pour acheter de quoi vivre, et pour trouver quelquesoula- gement

Jeannette

dans la rigueur de cette famine.

Cependant Jacoh ayant oui dire quon vendait du hlé en Égypte, dit à ses enfants : Pourquoi négligez-vous’ ?

fai appris qu on vend du hlé en Égypte : allez-y acheter

129 innocents. — 9 I. E M Y S T È R E

ce qui nous est nécessaire, afin que nous puissions vivre et que nous ne mourions pas de faim.

Madame Gervaise

Les dix frères de Joseph allèrent donc en Égypte pour y acheter du h lé ;

Jeannette

Jacob retint Benjamin avec lui, ayant dit à ses frères qu’il craignait

qu’il ne lui arrivât quelque accident dans le chemin.

Madame Gervaise

Ils entrèrent dans l’Égypte avec les autres qui y allaient pour y acheter ;

parce que la famine était dans le pays de Chanaan.

Jeannette Joseph commandait dans toute l’Égypte,

Madame Gervaise

et le hlé ne se vendent aux peuples que par son ordre. Ses frères l’ayant donc adoré,

130 DES SAINTS INNOCENTS il les reconnut : et leur parlant assez rudement, comme à des étrangers, il leur dit :

Jeannette faisant un peu la grosse voix D’où venez-vous ?

Madame Gervaise Ils lui répondirent :

Jeannette faisant un peu la petite voix Du pays de Chanaan pour acheter ici de quoi vivre.

Et quoi qu’il connût bien ses frères, il ne fut point néanmoins connu d’eux.

Alors se souvenant des songes qu’il avait eus autrefois.

Madame Gervaise

il leur dit : Vous êtes des espions, et vous êtes venus ici pour considérer les endroits les plus faibles de l’Égypte.

Jeannette

Ils répondirent : Seigneur, cela n’est pas ainsi ’ mais vos serviteurs sont venus ici pour acheter du blé.

131 L E MYSTÈRE

Madamk Gervaise A^ou5 sommes tous enfants d’un seul homme,

Jeannette Nous sommes tous enfants d’un seul Dieu.

Madame Gervaise

Nous sommes tous enfants d’un seul homme, nous venons avec des pensées de paix,

Jeannette Et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.

Madame Gervaise el vos serviteurs nont aucun mauvais dessein.

Leur répondit : Non cela n’est pas ; mais vous êtes venus pour remarquer ce qu’il y a de moins fortifié dans V Égypte.

Ils luidirent : Nous sommes douze frères, enfants d’un même homme dans le pays de Chanaan, et vos servi- teurs. Le dernier est avec notre père, et l’autre nest plus.

Jeannette

Comme était Benjamin dans la maison de Jacob, le

13-2 DES SAINTS INNOCENTS dernier est avec notre père, ainsi est l’espérance dans la maison des vertus.

Madame Gervaise

Voilà, dit Joseph, ce que je disais : Vous êtes des espions

Jeannette

faisant la grosse voix et s’adoucissant peu à peu

[ dailleurs toute cette récitation sacrée, venue dans le courant même de leur commune oraison, se fait : avant tout comme d’une belle histoire ; ensemble comme d’une histoire amu- sante ; en dessous comme d’une histoire de tendresse ; d’une tendresse grandissante, si grande qu’en même temps on s’en défend constamment jusqu’à l’éclatement final]

Je m’en vais éprouver si vous dites la vérité. Vive Pharaon,

[c’est surtout ce Vive Pharaon qui les amuse. Elles le font dans une très grosse voix]

Vive Pharaon, vous ne sortirez point d’ici jusquk ce que le dernier de vos frères y soit venu.

Madame Gervaise

Envoyez l’un de vous pour Vy amener : cependant vous demeurerez en prison jusqu’à ce que j’aye reconnu si ce que vous dites est vrai ou faux, autrement, même jeu, vive Pharaon, vous êtes des espions.

Il les fit donc mettre en prison pour trois jours.

Et le troisième jour il les fît sortir de prison, et leur

133 L E M ^’ S T I> R E dit. : Faites ce que je vous dis, et vous vivrez : car Je crains Dieu.

Si vous venez ici dans un esprit de paix, que /’un de vos frères demeure lié dans la prison ; et allez-vous-en vous ; emportez en votre pays le blé que vous avez acheté,

et amenez-moi le dernier de vos frères, afin que Je puisse reconnaître si ce que vous dites est véritable, et que vous ne mouriez point. Ils firent ce qu’il leur avait ordonné.

Et ils se disaient l’un à l’autre : C’est Justement que nous souffrons tout ceci, parce que nous avons péché contre notre frère, et que voyant la douleur de son âme lorsquilnoas priait, nous ne V écoutâmes point : cest pour cela que nous sommes tombés dans cette affliction.

Madame Gervaise

Ruben l’un d’entre eux leur disait : Ne vous dis-Je pas : Ne commettez point un si grand crime contre cet enfant ? El vous ne m’ écoutâtes point. C’est son sang maintenant que l’on redemande.

Jeannette

Ils ne savaient pas que Joseph les entendit, parce qu’il leur parlait par un truchement.

134 DES SAINTS INNOCENTS Mais il se retira pour un peu de temps, et versa des larmes.

Madame Gervaise

Et étant revenu il leur parla.

Il fit prendre Siméon, et le fit lier devant eux ; et il commanda à ses officiers d’emplir leurs sacs de blé, et de remettre dans le sac de chacun [d’eux l’argent, en y ajoutant encore des vivres pour se nourrir pendant le chemin : ce qui fut exécuté aussitôt.

Les frères de Joseph s’en allèrent donc, emportant leur hlé sur leurs ânes.

Et l’un d’eux ayant ouvert son sac dans l’hôtellerie pour donner à manger à son âne, vit son argent à l’entrée du sac,

et il dit à ses frères : On m’a rendu mon argent ; le voici dans mon sac. Ils furent tous saisis d’étonne- ment et de trouble ; et ils s’ entredisaient : Quelle est cette conduite de Dieu sur nous ?

Lorsqu’ils furent arrivés chez Jacob leur père au pays de Chanaan, ils lui racontèrent tout ce qui leur était arrivé, en disant :

Le Seigneur de ce pays-là nous a parlé rudement, et il nous a pris pour des espions qui venaient observer le royaume.

135 LE MYSTÈRE Nous lui avons répondu : Nous sommes gens paisibles, et très éloignés d’avoir aucun niauvms dessein.

Xous élions douze frères enfants d’un même père.

Jeannette

Nous étions douze frères enfants d’un même père. L’un n est plus, le plus jeune est avec notre père au pays de Chanaan.

M.ADAME GeRVAISE

Il nous a répondu : Je veux éprouver s’il est vrai que vous n’ayez que des pensées de paix. Laissez-moi donc icil’un de vos frères ; prenez le hlé qui vous est néces- saire pour vos maisons, et vous en allez ;

et amenez-moi le plus jeune de vos frères, afin que je sache que vous n’êtes point des espions ; que vous puis- siez ensuite remener avec vous celui que je retiens prisonnier, et quil vous soit permis à l’avenir d’ache- ter ici ce que vous voudrez.

Après avoir ainsi parlé, comme ils jetaient leur hlé hors de leurs sacs, ils trouvèrent chacun leur argent lié à l’entrée du sac, et ils en furent tous épouvantés.

Jeannette

Alors Jacob, leur père, leur dit :

Vous m’avez réduit à être sans enfants. Joseph n’est 136 DES SAINTS INNOCENTS plus au monde, Siméon est en prison, et vous voulez ni enlever Benjamin. Tous ces maux sont retombés sur moi.

Madame Gervaise

Ruben lui répondit : Faites mourir mes deux enfants, si je ne vous le ramène. Confiez-le moi, et je vous le rendrai.

Jeannette

Non, dit Jacob., mon fils nira point avec vous. Son frère est mort, et il est demeuré seul. S’il lui arrive quelque malheur au pays où vous allez, vous accablerez ma vieillesse d’une douleur qui m’emportera dans le tombeau.

M.

\DAME LiERVAISE

Cependant la famine désolait exlraordinairement tout le pays ;

et le blé que les enfants de Jacob avaient apporté d’Égypte étant consumé, Jacob leur dit :

Retournez pour nous acheter un peu de blé.

137 I. K M Y S T È R E Juda lui répondit : Celui qui commande en ce pays-là nous a déclaré sa volonté avec serment, en disant : Vous ne verrez point mon visage à moins que vous n’ameniez avec vous le plus jeune de vos frères.

Si vous voulez donc l’envoyer avec nous, nous irons ensemble, et nous achèterons ce qui vous est néces- saire.

Que si vous ne le voulez pas, nous n irons point : car cet homme, comme nous l’avons dit plusieurs fois, nous a déclaré que nous ne verrions point son visage, si nous n’avions avec nous notre jeune frère.

Israël leur dit : C’est pour mon malheur que vous lui avez appris que vous aviez encore un autre frère.

Mais ils lui répondirent : Il nous demanda par ordre toute la suite de notre famille : Si notre père vivait ; si nous avions un frère : et nous lui répondîmes conformément à ce qu’il nous avait demandé. Pou- vions-nous deviner qu’il nous dirait : Amenez avec vous votre frère ?

Juda dit encore à son père.Envoyez l’enfant avec moi, 138 DES SAINTS INNOCENTS afin que nous puissions partir et avoir de quoi vivre, et que nous ne mourions pas nous et nos petits enfants.

Je me charge de cet enfant, et c’est à moiàqui vous en demanderez compte. Si je ne le ramène, et si je ne vous le rends, je consens que vous ne me pardonniez jamais cette faute.

Si nous n avions point tant différé, nous serions déjà revenus une seconde fois.

Isniël leur père leur dit donc : Si cest une nécessité, faites ce que vous voudrez. Prenez avec vousdes plus excellents fruits de ce pays-ci, pour en faire présent à celui qui commande ; un peu de résine, de miel, de storax, de myrrhe, de térébenthine et d’amandes.

Jeannette De l’or, de l’eucens, de la myrrhe.

Madame Gervaise

Portez aussi deux fois autant d’argent qu’au premier voyage, et reportez celui que vous avez trouvé dans vos sacs, de peur que ce ne soit une méprise.

Enfin menez votre frère avec vous, et allez vers cet homme.

139 LE M ^’ S T K R E

Jeannette

Je prie mon Dieu le tout-puissant de 7)ous le rendre favorable, qu’il renvoyé avec vous votre frère qu’il tient prisonnier, et Benjamin : cependant Je demeu- rerai seul, comme si fêtais sans enfants.

Madame Gervaise

Ils prirent donc avec eux les présents, et le double de l’argent, avec Benjamin ; et étantparlis ils arrivèrent en Égypte, où ils se présentèrent devant Joseph.

Jeannette

Joseph les ayant vus, et Benjamin avec eux, dit à son Intendant : Faites entrer ces personnes chez moi ; tuez des victimes, etpréparez un festin : parce qu’ils mangeront à midi avec moi.

Madame Gervaise

L’Intendant exécuta ce qui lui avait été commandé, et il les fit entrer dans la maison.

Alors étant saisis de crainte, ils s’enlredisaient : C’est à cause de cet argent que nous avons remporté dans nos sacs qu’il nous fait entrer ici, pour faire retom- ber sur nous ce reproche, et nous opprimer en nous réduisant en servitude, nous et nos ânes.

C’est pourquoi étant encore à la porte, ils s’appro- chèrent de l’Intendant de Joseph,

140 DES SAINTS INNOCENTS et lui dirent : Seigneur, nous vous supplions de nous écouter. Nous sommes déjà venus une fois acheter du blé :

et après l’avoir acheté, lorsque nous fûmes arrivés à rhôtellerie, en ouvrant nos sacs, nous y trouvâmes notre argent, que nous vous rapportons maintenant au même poids.

Et nous vous en rapportons encore d’autre, pour acheter ce qui nous est nécessaire : mais nous ne savons en aucune sorte qui a pu remettre cet argent dans nof< sacs.

Jeannette

L’Intendant leur répondit : Ayez l’esprit en repos ; ne craignez point. Votre Dieu et le Dieu de votre père vous H donné des trésors dans vos sacs : car pour moi j’ai reçu Varqentque vous m’avez donné, et j’ensuis content. Il fit sortir aussi Siméon, et il le leur amena.

Madame Gervaise

Après les avoir fait entrer en la maison, il leur apporta de l’eau, ils se lavèrent les pieds, et il donna à manger à leurs ânes.

Jeannette

Cependant ils tinrent leurs présents tout prêts, atten- dant que Joseph entrât sur le midi, parce qu’on leur avait dit qu’ils devaient manger en ce lieu-là.

141 I. i^ : M V s T i> H 1^ :

Madame Gervaise

Joseph étant donc entré dans sa maison, ils lui offrirent leurs présents qu’ils tenaient en leurs mains, et ils V adorèrent en se baissant jusqu en terre.

Jeannette

// les salua aussi, en leur faisant bon visage, et il leur demanda : Votre père, ce vieillard dont vous m’aviez parlé, vit-il encore ? Se porte-t-il bien ?

Madame Gervaise

Ils lui répondirent : Notre père votre serviteur est encore en vie, et il se porte bien : et en se baissant profondément, ils t adorèrent.

Jeannette

Joseph levant les yeux vit Benjamin son frère, fils de Rachel sa mère, et leur dit : Est-ce la le plus jeune de vos frères dont vous m’aviez parlé ? Mon fils, ajouta-t-il, je prie Dieu quil vous soit toujours favorable.

Madame Gervaise

Et il se hâta, parce que ses entrailles avaient été émues en voyant son frère, et qu’il ne pouvait plus retenir ses larmes. Passant donc dans une chambre, il pleura.

142 DES SAINTS INNOCENTS

Jeannette

El après s’être lavé le visage il revint^ se faisant violence, et il dit : Servez à manger.

Madame Gervaise

On servit Joseph h part, et ses frères k part, et les Egyp- tiens qui mangeaient avec lui à part : {car il n est pas permis aux Egyptiens de manger avec les Hébreux, et ils croient qu’un festin de cette sorte serait profane).

Jeannette

Ils s’assirent donc en présence de Joseph, Vaine le pre- mier selon son rang, et le plus jeune selon son âge. Et ils furent extrêmement surpris,

Madame Gervaise

en voyant les parts qu’il leur avait données, de ce que la part la plus grande était venue à Benjamin ; car elle était cinq fois plus grande que celle des autres. Ils burent ainsi avec Joseph, et ils firent grande chère.

Or Joseph donna cet ordre à i Intendant de sa maison, et lui dit : Mettez dans les sacs de ces personnes autant de blé quils en pourront tenir, et l’argent de chacun à l’entrée du sac ;

143 L E M Y S T È R E et mettez ma coupe d’argent à l’entrée du sac du plus jeune, avec l’argent quil a donné pour le blé. Cet ordre fut donc exécuté.

Et dès le malin on les laissa aller avec leurs ânes.

Lorsqu’ils furent sortis de la ville, comme ils n’avaient fait encore que peu de chemin, Joseph appela l’Inten- dant de sa maison, et lui dit : Courez vile après ces gens ; arrêtez-les, et leur dites : Pourquoi avez-vous rendu le mal pour le bien ?

Lacoupeque vous avez dérobée, est celle dans laquelle mon Seigneur boit, et dont il se sert’ pour deviner. Vous avez fait une très méchante action.

L’Intendant fit ce qui lui avait été commandé ; et les ayant arrêtés, il leur dit tout ce qu’il lui avait été ordonné de leur dire.

Jeannette

Ils lui répondirent : Pourquoi mon seigneur parle-t-il ainsi à ses serviteurs, et les croit-il capables d’une action si honteuse ?

Madame Gervaise

Nous vous avons rapporté du pays de Chanaan l’argent que nous trouvâmes à l’entrée de nos sacs. Comment donc se pourrait-il faire que nous eussions dérobé de la maison de votre Seigneur de Vor ou de l’argent ?

144 DES SAINTS INNOCENTS

Jeannette

Que celui de vos serviteurs,. . .

Madame Gervaise •

quel qu’il puisse être, à qui l’on trouvera ce que vous cherchez, meure ; et nous serons esclaves de mon seigneur.

Jeannette

Illeur dit : Oui, que ce que vous prononcez soit exécuté. Quiconque se trouvera avoir pris ce que je cherche, sera mon esclave, et vous en serez innocents.

Madame Gervaise

Jls déchargèrent donc aussitôt leurs sacs à terre, et chacun ouvrit le sien.

Jeannette

Les ayant fouillés, du plus grand au plus petit, on trouva la coupe dans le sac de Benjamin.

Madame Gervaise

Alors ayant déchiré leurs vêtements et déchargé leurs ânes, ils revinrent à la ville.

Jeannette Juda se présenta le premier avec ses frères devant

1-lD innocents. — 10 L E M Y S ï ÈRE

Joseph, (fui n était pas encore sorti du lieu où il était : et ils se prosternèrent tous ensemble à terre devant lui.

Mj

Joseph leur dit : Pourquoi avez-vous agi ainsi ? Ignorez- vous quil ny a personne qui ni égale dans la science de deviner les choses cachées ?

Jeannette

Juda lui dit : Que répondrons-nous à mon Seigneur ? Que lui dirons-nous, et que pouvons-nous lui repré- senter avec quelque ombre de justice pour notre défense ? Dieu a trouvé V iniquité de vos serviteurs. Nous sommes tous les esclaves de mon Seigneur, nous et celui à qui on a trouvé la coupe.

Madame Gervaise

Joseph répondit : Dieu me garde d’agir de la sorte. Que celui qui a pris ma coupe soit mon esclave ; et pour vous autres, allez en liberté retrouver votre père.

Jeannette

Juda Rapprochant alors plus près de Joseph lui dit avec assurance : Mon Seigneur, permettez, je vous prie, à votre serviteur de vous adresser sa parole, et ne vous mettez pas en colère contre votre esclave : car après Pharaon, c’est vous qui êtes

146 DES SAINTS INNOCENTS

MADAME IJERVAISE

mon Seigneur. Vous avez demandé d’ abord à vos servi- teurs : Avez-vous encore votre père ou quelque autre frère ?

Et nous vous avons répondu, mon Seigneur : Nous avons un père qui est vieux, et un jeune frère qu’il a eu dans sa vieillesse, dont le frère qui était né de la même n\èreest mort : il ne reste plus que celui-là, et son père Vaime tendrement.

Vous dites alors à vos serviteurs : Amenez-le moi, Je serai bien aise de le voir.

Mais nous vous répondîmes, mon Seigneur : Cet enfant ne peut quitter son père, car s’il le quitte, il le fera mourir.

Vous dites à vos serviteurs : Si le dernier de vos frères ne vient avec vous, vous ne verrez plus mon visage.

Lors donc que nous fumes retournés vers notre père votre serviteur, nous lui rapportâmes tout ce que vous aviez dit, mon Seigneur.

Et notre père nous ayant dit : Retournez pour nous acheter un peu de blé :

nous lui répondîmes : A’ous ne pouvons y aller. Si notre jeune frère y vient avec nous, nous irons

147 1. E MYSTÈRE ensemble : mais àmoins qu’Une vienne^ nous n’osons nous présenter devant celui qui commande.

Il nous répondit : Vous savez que j’ai eu deux fils de Rachel ma femme.

L’un d’eux étant allé aux champs, vous niavez dit quune bêle V avait dévoré, et il ne paraît plus jusqu k cette heure.

Si vous emmenez encore celui-ci, et quil lui arrive quelque accident dans lecheniin, vous accablerez ma vieillesse d’une a/fiiction qui la conduira dans le tombeau.

Si je me présente donc à mon père votre serviteur, et que l’enfant n y soit pas, comme sa vie dépend de celle de son fils,

lorsqu’il verra qu’il n’est point avec nous, il mourra, et vos serviteurs accablerontsa vieillesse d’une douleur qui le mènera au tombeau.

Que ce soit donc plutôt moi qui sois votre esclave, puisque je me suis rendu caution de cet enfant, et que j’en ai répondu à mon père, en lui disant : Si je ne le ramène, je veux bien que mon père m’impute cette faute, et qu’il ne me la pardonne jamais.

Ainsi je demeurerai votre esclave, et servirai mon Seigneur en la place de l’enfant, afin qu’il retourne avec ses frères.

148 DES SAINTS INNOCENTS Ca.r je ne puis pas retourner vers mon père sans que l’enfant soit avec nous, de peur que je ne sois moi- même témoin de Vextrême affliction qui accablera notre père.

Jeannette

elle va au devant de la rccilation.

Joseph ne pouvait plus se retenir ;

Madame Gervaise

Joseph ne pouvait plus se retenir ; et parce quil était environné de plusieurs personnes,

Jeannetti ;

ne se retenant plus ellé-niéme et saisissant d’autorité la récitation.

il commanda. . .

elle recommence pour avoir la reconnaissance dans son plein.

Joseph ne pouvait plus se retenir ; et parce quil était environné de plusieurs personnes, il commanda que Von fît sortir lout le monde, afin que nul étranger ne fût présent lorsqu’il se ferait connaître à ses frères,

Alors les larmes lui tombant des yeux, il éleva sa voix, qui fut entendue des Égyptiens, et de toute la maison de Pharaon.

149 1, K M Y S T K R E Et il dit H ses frères : Je suis Joseph. Mon père vil-il encore ?

Je suis Joseph ; je suis Joseph ; je suis Jésus voire frère. Qu’attendez-vous ? Mon père vif-il encore ?

Madame (ihrvaise

Mais ses frères ne purent point lui répondre, tant ils étaient saisis de frayeur.

EANNETTE

// leur parla avec douceur., et leur dit : Approchez-vous de moi. Et s’ étant approchés de lui, il ajouta : Je suis Joseph votre frère que vous avez vendu en Égypte.

Ne craignez point et ne vous affligez point de ce que vous m’avez vendu en ce pays-ci : car Dieu m’a envoyé en Égypte avant vous pour votre salut.

Il y a déjà deux ans que la famine a commencé sur la terre, et il en reste encore cinq, pendant lesquels on ne pourra ni labourer ni recueillir.

Dieu nia fait venir ici avant vous, pour vous conserver la vie, et afin que vous puissiez avoir des vivres pour subsister.

150 DES SAINTS INNOCENTS Ce n’est point par votre conseil que fai été envoyé ici, mais par la volonté de Dieu, qui m’a rendu comme le père de Pharaon, le maître de sa maison, et le prince de toute l’Égypte.

Hàtez-vous d’aller trouver mon père, et dites- lu i : Voici ce que vous mande votre fils Joseph : Dieu m’a rendu le maître de toute l Égypte. Venez me trouver, ne digérez point ;

vous demeurerez dans la terre de Gessen, vous serez près de moi vous et vos enfants ; et les enfants de vos enfants ; vos brebis, vos troupeaux de bœufs, et tout ce que vous possédez.

Et je vous nourrirai là parce qu’il reste encore cinq années de famine, de peur qu’autrement vous né périssiez avec toute votre famille et tout ce qui est à vous.

Vous voyez de vos yeux, vous et mon frère Benjamin, que c’est moi-même qui vous parle de ma propre bouche.

Annoncez à mon père quelle est cette gloire, et tout ce que vous avez vu dans l’Égypte. Hâtez-vous de me l’amener.

Et s’ étant jeté au cou de Benjamin son frère pour l’embrasser, il pleura ; et Benjamin pleura aussi en le tenant embrassé.

151 LE M Y S T È R I« : Joseph embrassa aussi tous ses frères, il pleura sur chacun d’eux ; et après cela ils se rassurèrent pour lui parler.

Aussitôt il se répandit un (/rand bruit dans toute la Cour du Roi, que les frères de Joseph étaient venus. Pharaon s’en réjouit avec toute sa maison.

Et il dit à Joseph qu’il donnât cet ordre à ses frères : Chargez vos ânes de blé, retournez en Chanaan ;

amenez de là votre père et toute votre famille, et venez me trouver. Je vous donnerai tous les biens de V Égypte, et vous serez nourris de ce qu’il y a de meilleur dans cette terre.

Ordonnez-leur aussi d’emmener des chariots de l’Égypte, pour faire venir leurs femmes avec leurs petits enfants, et dites-leur : Amenez votre père, et hâtez-vous de revenir le plus tôt que vous pourrez.

sans rien laisser de ce qui est dans vos maisons, parce que toutes les richesses de l’Égypte seront à vous.

Les enfants d’Israël. . .

Madame Gervaise

Les enfants d’Israël firent ce qui leur avait été ordonné. Et Joseph leur fit donner des chariots, selon l’ordre qu’il en avait reçu de Pharaon, et des vivres pour le chemin.

152 DES SAINTS INNOCENTS

Jeannette

// commanda, aussi que ion donnai deux robes à chacun de ses frères ; mais il en donna cinq des plus belles à Benjamin, et trois cents pièces d’argent.

Il envoya autant d’argent et de robes pour son père, avec dix ânes chargés de tout ce qu’il y avait déplus précieux dans i Égypte, et autant d’ânesses qui por- taient du blé et du pain pour le chemin.

Madame Gervaise

// renvoya donc ses frères, et leur dit en partant : Ne vous mettez point en colère pendant le chemin.

Ils vinrent donc de l’Égypte au pays de Chanaan vers Jacob leur père.

Et ils lui dirent cette nouvelle ; Votre fils Joseph est vivant et commande dans toute la terre d’Égypte. Ce que Jacob ayant entendu, il se réveilla comme d’un profond sommeil, et cependant il ne pouvait croire ce qu’ils lui disaient.

Madame Gervaise

Ses enfants insistaient au contraire, en lui rapportant comment toute la chose s’était passée. Enfin ayant vu

153 LE MYSTÈRE

les chariots^ et tout ce que Joseph lui envoyait^ il reprit ses esprits ;

Jeannette

et il dit : Je n’ai plus rien à souhaiter, puisque mon fils Joseph vit encore. J’irai et je le verrai avant que je meure.

M

ADAME (jERVAlSE

Israël partit donc avec tout ce qu’il avait, et vint au Puits du jurement, et ayant immolé en ce lieu des victimes au Dieu de son père Isaac^

il Ventendit dans une vision pendant la nuit, qui l’appe- lait, et qui lui disait : Jacoh, Jacob. Il lui répimdit : Me voici.

Et Dieu ajouta : Je suis le Dieu très puissant de votre père, ne craignez point, allez en Égypte, parce que je vous y rendrai le chef d’un grand peuple.

.rirai là avec vous, et je vous en ramènerai lorsque vous en reviendrez.

Jeannette Joseph aussi vous fermera les yeux de ses mains. Madame Gervaise

Jacob étant donc parti du Puits du jurement, ses enfants l’amenèrent avec ses petits enfants et leurs femmes,

154 DES SAINTS INNOCENTS dans les chariots que Pharaon avait envoyés pour faire venir ce vieillard,

avec tout ce qu’il possédait au pays de Chanaan ; et il arriva en Eqypte avec toute sa race ;

ses fils, ses petits-fils, ses filles, et tout ce qui était né de lui.

Tous ceux qui vinrent en Égypte avec Jacoh, et qui étaient sortis de lui, sans compter les femmes de ses fils, étaient en tout soixante et six personnes.

Plus les deux enfants de Joseph qui lui étaient nés en Égypte. Ainsi toutes les personnes de la maison de Jacoh qui vinrent en Égypte, furent au nombre de soixante et dix.

Jeannette

Or Jacob envoya Juda devant lui vers Joseph pour l’avertir de sa venue, afin quil vint au-devant de lui en la terre de Gessen.

Quand Jacoh y fut arrivé, Joseph fit mettre les chevaux à son chariot, et vint au même lieu au-devant de son père : et le voyant il se jeta à son cou, et l’embrassa en pleurant.

155 L E M Y S ï È R E Jacob dit à Joseph : Je mourrai maintenant avec Joie, puisque j’ai vu votre visage, et que Je vous laisse après moi.

Madame Gervaise

Joseph dit à ses frères, et à toute la maison de son père : Je m’en vais dire à Pharaon, que mes frères et tous ceux de la maison de mon père sont venus me trouver de la terre de Chanaan où ils demeuraient :

que ce sont des pasteurs de brebis qui s’occupent à nourrir des troupeaux, et qu’ils ont amené avec eux leurs brebis, leurs bœufs et tout ce qu’ils pouvaient

Et lorsque Pharaon vous fera venir, et vous demandera : Quelle est votre occupation ?

vous lui répondrez : Vos serviteurs sont pasteurs depuis leur enfance Jusqu’à présent, et nos pères l’ont tou- jours été comme nous. Vous direz ceci pour pouvoir demeurer dans la terre de Gessen ’ parce que les Eqyptiens ont en abomination tous les pasteurs de brebis.

Joseph étant donc allé trouver Pharaon, lui dit : Mon père et mes frères sont venus du pays de Chanaan,

156 DES SAINTS INNOCENTS avec leurs brebis, leurs troupeaux, et tout ce qu’ils possèdent, et ils se sont arrêtés en la terre de Gessen.

Il présenta aussi au Hoi cinq de ses frères ;

Et le Roi leur ayant demandé : A quoi vous occupez- vous ? ils lui répondirent : Vos serviteurs sont pasteurs de brebis, comme l’ont été nos pères.

Nous sommes venus passer quelque temps dans vos terres, parce que la famine est si grande dans le pays de Chanaan, qu’il n’y a plus d’herbe pour les troupeaux de vos serviteurs. Et nous vous supplions d’agréer que vos serviteurs demeurent dans la terre de Gessen.

Jeanisette

Le Roi dit donc à Joseph : Votre père et vos frères vous sont venus trouver.

Madame Gervaise

Vous pouvez choisir dans toute l’Égypte ; faites-les demeurer dans l’endroit du pays qui vous paraîtra le meilleur, et donnez-leur la terre de Gessen. Que si vous connaissez qu’il y ait parmi eux des hommes habiles, donnez-leur l’intendance sur mes troupeaux.

Joseph introduisit ensuite son père devant le Roi, et il le lui présenta. Jacob salua Pharaon, et luisouhaita toute sorte de prospérité.

157 LE M ^’ S T K K L- : Le Roi lui ayant demandé quel âçfe il avait :

lEANNETTE

il lui répondit : Il y a cent trente ans que je suis voya- geur, et ce petit nombre d’années, qui n’est pas venu jusqu’à égaler celui des années de mes pères, a été traversé de beaucoup de maux.

M

ADAME IjERVAISE

Et après avoir souhaité toute sorte de bonheur au Roi, il se retira.

Joseph selon le commandement de Pharaon, mit son père et ses frères en possession de Ramessès dans le pays le plus fertile de l’Égypte.

Et il les nourrissait avec toute la maison de son père, donnant à chacun ce qui lui était nécessaire pour vivre.

Car le pain manquait dans tout le monde, et la famine affligeait toute la terre ; mais principalement l’Égypte et le pays de Chanaan.

Israël demeura donc en Égypte, c est-à-dire, dans la 158 DES SAINTS INNOCENTS terre de Gessen, dont il jouit comme de son bien propre, et où sa famille s’accrut et se multiplia extraordinairement.

Il y vécut dix-sept ans ; et tout le temps de sa vie fut de cent quarante-sept ans.

Comme il vit que le jour de sa mort approchait, il appela son fils Joseph, et lui dit : Si j’ai trouvé grâce devant vous, mettez votre main sous ma cuisse, et donnez-moi cette marque de la bonté que vous avez pour moi, de me promettre avec vérité, que vous ne m’enterrerez point dans V Égypte ;

mais que je reposerai avec mes pères ; que vous me transporterez hors de ce pays, et me mettrez dans le sépulcre de mes ancêtres. Joseph lui répondit : Je ferai ce que vous me commandez.

Jurez-le moi donc, dit Jacob. Et pendant que Joseph jurait, Israël adora Dieu, se tournant vers le chevet de son lit.

Après cela on vint dire un jour à Joseph que son pè était malade : alors prenant avec lui ses deux fil Manassé, et Ephra’ùn, il Valla

re voir.

159 LE MYSTÈRE On dit donc à Jacoh : Voici votre fils Joseph qui vient vous rendre visite. Jacoh reprenant ses forces se mit sur son séant dans son lit.

Et

Il leur fit aussi ce commandement, et leur dit : Je vais être réuni à mon peuple ; ensevelissez-moi avec mes pères dans la caverne double qui est dans le champ d’Ephron Hethéen.

qui regarde Mambré au pays de Chanaan, et qu Abra- ham acheta d’Ephron Hethéen, avec tout le champ où elle est, pour y avoir son sépulcre.

C’est là quil a été enseveli avec Sara sa femme. C’est aussi où Isaac a été enseveli avec Rehecca sa femme, et oii Lia est encore ensevelie.

Après avoir achevé de donner ces ordres et ces instruc- tions à ses enfants, il joignit ses pieds sur son lit, et mourut ; et il fut réuni avec son peuple.

In homme avait douze fils. Telle lut, mon entant, Ce fut la preniière fois qu’un enfant s’est perdu.

160 DES SAINTS INNOCENTS

Ce fut la première fois qu’une brebis s’est perdue. Ce fut la première fois qu’une drachme s’est perdue.

Mais cette drachme que l’on avait égarée.

Mais cette brebis qui s’était égarée,

Mais cet enfant, ce fils qui s’était égaré

Fut retrouvé sur le trône,

Gouvernant la maison de Pharaon

Et ravitaillant tout le royaume d’Égypte.

Et celui de Jésus au contraire, (c’est toujours le contraire),

Celui de Jésus, l’enfant perdu par Jésus,

Dans la parabole de Jésus,

Celui de Jésus fut retrouvé qui revenait de gouverner un troupeau de porcs.

Et je pense que ses trente ou quarante cochons,

Il les ravitaillait de glands et peut-être de quelque sale pâtée.

C’est ainsi, mon enfant. Ainsi est l’ancien, ainsi est le nouveau testament.

Dans l’ancien testament il est plus souvent question du trône.

Et dans le nouveau testament il est plus souvent ques- tion de garder les cochons.

(Et les autres animaux, qui ne sont pas moins nobles).

161 innocents. LE MYSTÈRE Dans Tancien testament il y a toujours une vue, une

pensée vers le commandement. Et dans le nouveau testament il y a loujourt^ une pensée, Une arrière-pensée vers le service au contraire Et vers la servitude.

Dans l’ancien testament il y a toujours un reg^ard, une

pensée vers le gouvernement. Et dans le nouveau testament il y a toujours un regard,

une pensée vers Tobéissance Et vers la simple condition. Vers la simple condition de sujet. Vers la simple condition d’homme.

Ou s’il y a une pensée vers un commandement, et vers

un gouvernement, et vers un royaume, Dans le nouveau testament c’est vers un commandement

et vers un gouvernement et vers un royaume Qui n’est point le gouvernement et le commandement

d’un royaume d’Égypte.

Et dans le nouveau testament il n’y a de pensée que pour un royaume qui n’est pas de ce monde.

162 DES SAINTS INNOCENTS

Dans l’ancien testament il y a toujours une pensée vers les richesses, vers les trésors d’Égypte et de Baby- lonie,

Vers les talents d’or et d’argent.

Et les richesses, et le trône, et le royaume, et le gouver- nement et le commandement

Sont présentées comme le couronnement.

Dans le nouveau testament il y a toujours une pensée,

La pensée secrète est vers l’épreuve, et vers la misère, et vers la pauvreté.

Et c’est elle l’épreuve, et c’est elle la misère, et c’est elle la pauvreté

Qui est toujours présentée,

Qui est le faîte et le couronnement.

C’est elle qui est la dame et la très chère et la très sainte pauvreté.

Dans l’ancien testament on redoute toujours, il y a tou- jours une pensée De redoutement vers la famine de la faim. Dans le nouveau testament on redoute toujours Une autre faim inapaisée. Il y a toujours une pensée

163 L E M Y S T K R E De redoutement vers une autre famine d’une autre

faim. Car c’est une spirituelle famine. D’une faim spirituelle.

Ainsi marche l’ancien testament devant le nouveau tes- tament. Ainsi les histoires marchent devant les similitudes. Et les hymnes et les prières et les psaumes Devant les hymnes et les prières et les oraisons Et la lente et la longue lignée des prophètes Devant les bataillons serrés, Devant les bataillons carrés Des saints.

Ainsi marche le gouvernement des biens de ce monde Avant le gouvernement des biens qui ne sont pas de ce monde.

Ainsi marche le commandement charnel Avant le commandement spirituel.

Ainsi le royaume temporel

164 DES SAINTS INNOCENTS

Marche avant le royaume éternel.

Et ainsi les tentes du peuple d’Israël se sont plantées

dans le désert Des siècles et des siècles avant que les basiliques, Avant que les églises, avant que les cathédrales Se soient plantées au sol de France.

Et dans l’ancien testament il s’agit d’emplir des sacs de

blé, il y a, (toujours),

une pensée sur les sacs de blé. Et après ça il s’agit, (dans l’ancien testament), Ces sacs pleins il s’agit de les empiler dans les greniers

à blé. Mais dans le nouveau testament il s’agit de bien autres

sacs et de bien autres greniers. Car il s’agit, dans le nouveau testament il s’agit, ce sont Des sacs de misère, des sacs d’épreuves, des sacs de

misères. Et des sacs à mettre les vertus et les mérites et les

grâces Que l’on a récoltées comme on a pu Pour les années de disette Et ce sont enfin Les greniers éternels

165 L E M Y S T K R E Et dans rancieii testament c’est le père qui finit pai

venir trouver son fils Et qui le retrouve plein de gloire Tout vêtu.

Mais dans le nouveau testament c’est le fils tout nud Qui finit par venir trouver son père

Ainsi l’ancien testament est l’appariteur et le fourrier

Et le préparateur et l’annonciateur du nouveau testa- ment.

C’est lui qui lui prépare les voies, c’est lui qui lui fait sa maison.

C’est l’ancien testament qui fait dans le désert

La longue voie temporelle.

C’est l’ancien testament qui patiemment bâtit

La maison temporelle.

Voici, f envoie mon ange devant la face, qui préparera ton chemin devant toi.

Et aussi l’ancien testament est comme une image qui

marche devant le nouveau testament. Et comme une image en même temps il est très fidèle

et en même temps il est à l’envers. Il est contraire. Ainsi est l’histoire sainte. Le testament charnel est une histoire, une image du

testament spirituel. L’ancien testament temporel est une image du nouveau

testament éternel.

166 DES SAINTS INNOCENTS Et dans le nouveau testament s’il s’agit de gloire, Il s’agit d’une gloire qui ne se ramasse guère sur les

trônes, (Excepté saint Louis et le trône de F’rance).

Tout l’ancien testament est une ligure, une image d’en- semble et de détail

Très fidèle, très exacte,

(Mais fidèlement inverse, exactement inverse).

Du nouveau testament dans son ensemble et dans son détail.

Dans l’ancien testament la création est au seuil.

Au commencement qui est le commencement du monde.

Et dans le nouveau testament le jugement est à la fin.

Le jugement qui est proprement le contraire de la création.

Le pied opposé, qui est proprement une contre-création.

Car dans la création j’ai fait le monde,

(Temporel)

p]t dans le jugement je le défais.

Ainsi le jugement est proprement le contraire et ce qui balance la création.

Ce que l’on peut mettre, ce qui est en face de la création.

J’ai découpé le temps dans l’éternité, dit Dieu. Le temps et le monde du temps.

167 L E MYSTÈRE La création l’ut le commencement et le jugement sera

la fin. (Du temps) (Du monde du temps). C’est exactement une symétrie, un balancement. Ce que j’ai ouvert, je le fermerai. Le jour de la création (les six jours) jai ouvert un

certain monde (On le connaît de reste) (On le sait, on en a assez parlé) Enfin la première heure du premier des six jours de la

création j’ai commencé une certaine histoire, Et le jour du jugement je la fermerai. Or tout l’ancien testariient part de ce jugement que je

fis de créer. Et tout le nouveau testament va vers ce jugement que

je ferai de juger. Ainsi l’ancien testament est symétrique au nouveau. Et (contre) balance le nouveau. Et tout l’ancien testament part de cette création. Et tout le nouveau testament va vers ce jugement Et dans l’ancien testament le Paradis est au commen- cement. Et c’est un Paradis terrestre.

Mais dans le nouveau testament le Paradis est à la fin. Et je vous le dis c’est un Paradis

céleste. Et tout l’ancien testament va vers Jean le Baptiste et

vers Jésus. Mais tout le nouveau testament vient de Jésus. C’est comme une belle voûte qui monte des deux côtés

vers la clef de voûte. Et Jésus est la clef de voûte. Ainsi est la voûte de cette

nef.

168 DES SAINTS INNOCENTS

Et la pierre qui monte suivant la courbe de cette nef,

Décidant, dessinant, d’avance et à mesure, la courbe de cette voûte,

Formant la courbe de cette voûte,

La pierre qui monte du bas s’avance hardiment.

Et fidèlement et sûrement.

En toute sécurité sans aucune inquiétude.

Parce que montante elle sait très bien

Qu’elle trouvera la clef de voûte exacte au rendez- vous,

A la juste intersection, au sacré croisement et la clef de voûte, c’est Jésus.

Et ensemble toute la voûte soutient et porte et hausse et maintient la clef

Comme une énorme épaule ronde qui sans cou soutien- drait une seule tête mais la clef seule,

La clef qui parachève,

Seule aussi ensemble est ce qui soutient seule la voûte et le tout.

Et la dernière pierre avant la clef est Jean le Baptiste.

Mais la première pierre après la clef est Pierre le fondateur.

Tu es Pierre et sur cette pierre.

Et il fut crucifié la tête en bas.

C’est-à-dire en redescendant.

Et comme la pierre est quadrangulaire,

Il y a les quatre angles et les quatre lignes du carré.

Et l’on dit selon Matthieu, selon Marc, selon Luc, selon Jean,

C’est-à-dire ensuivant la ligne de Matthieu, en suivant la ligne de Marc, en suivant la ligne de Luc,

Et en suivant la ligne de Jean.

169 LE MYSTÈRE

Et aux quatre coins sont assis le jeune homme, le lion, le taureau et l’aigle.

Car l’Église est quadrangulaire,

Comme elle est lapidaire étant fondée sur la quadran- gulaire

Pierre,

Et encore l’ancien testament est tout linéaire.

C’est une longue, c’est une grêle ligne des prophètes.

Et les prophètes y viennent l’un après l’autre

Gomme les peupliers viennent l’un après l’autre dans

cette belle lignée. Dans cette belle avenue de peupliers. Et tout l’ancien testament c’est cette belle, cette longue

avenue de peupliers. \’enue des profondeurs de la plaine et marchant droit

sur la plaine. Cette longue avenue, cette longue lignée lidèle (Sans largeur). Les peupliers y sont placés l’un après l’autre, les

prophètes y sont placés l’un après l’autre. Sur la rangée double. Venante, sortie, venue des profondeurs de l’horizon la

noble allée, La fidèle, la directe allée droite linéaire Droite l’avenue s’avance sur la plaine droite. Car elle sait où elle va. Et elle ne va pas moins que. Directement elle va droit au seuil du château.

170 DES SAINTS INNOCENTS El elle conduit, et elle amène, et elle introduit le reg^ard

et le pas. Elle seule conduit au seuil mais elle ne franchit pas le

seuil, elle ne passe pas le pas de la porte. Elle ne se prolonge pas à l’intérieur du château. Mais le quadrangulaire château du nouveau testament S’ouvre à ce seuil et la longue allée de peupliers ne s’y

continue pas. Mais la cour d’honneur s’y ouvre, et les bâtiments du

château. Et le beau perron pour monter et les quadrangulaires

murailles. El ainsi le nouveau testament a une dimension de plus. Car l’ancien testament est une ligne Mais le nouveau couvre une surface.

Ou encore l’ancien testament est cette fine, cette grêle

Cette uniquement iidèle allée de peupliers.

Perdue dans la plaine rase

Mais le nouveau testament est le solide parc du château.

Le robuste bois de chênes, carré,

Bien clos derrière ses quadrangulaires murailles.

Et qui couvre toute la surface.

Ou encore l’ancien testament est cette voûte qui monte en une seule arête,

171 LE MYSTÈRE

En une seule nervure et le nouveau testament

C’est la même voûte qui retombe,

Qui redescend en toute une nappe.

Et Tarête qui monte part de la terre et c’est une arête

charnelle. Mais cette nappe qui redescend vient de l’esprit Et c’est une nappe spirituelle. Et l’arête et la nervure qui monte part du temps et est

une temporelle arête. Mais la nappe qui redescend vient de l’éternité et c’est Une éternelle nappe.

Et la clef de cette mystique voûte.

La clef elle-même

Charnelle, spirituelle,

Temporelle, éternelle,

C’est Jésus,

Homme,

Dieu.

Et la création fut une sorte d’ouverture du temps et de

fermeture en quelque sorte de l’éternité. Or le jugement sera proprement la fermeture du temps Et la totale et la définitive Réouverture de l’éternité.

172 DES SAINTS INNOCENTS

Ou encore l’ancien testantient est le lac profond qui

reflète la haute forêt. Et la forêt est toute dans le lac mais elle n’y est pas. Et le lac sombre et le lac profond est enfoncé dans la

terre. Et dans le lac le ciel est au fond. Mais vers le haut la haute forêt. Partant du bord du lac. La haute forêt réelle. Hausse une tête réelle. Fait monter une sève réelle. Vers le seul profond ciel réel.

On envoie les enfants à l’école, dit Dieu.

Je pense que c’est pour oublier le peu qu’ils savent.

On ferait mieux d’envoyer les parents à l’école.

C’est eux qui en ont besoin.

Mais naturellement il faudrait une école de moi.

El non pas une école d’hommes.

On croit que les enfants ne savent rien. Et que les parents et que les grandes personnes savent quelque chose.

173 L E M \ S r E H E

Or je vous le dis, c’est le contraire.

(C’est toujours le contraire).

Ce sont les parents, ce sont les grandes personnes qui

ne savent rien. Et ce sont les enfants qui savent Tout.

Car ils savent Tinnocence première. Qui est tout.

Le monde est toujours à l’envers, dit Dieu.

Et dans le sens contraire.

Heureux celui qui resterait comme un enfant

Et qui comme un enfant garderait

Cette innocence première.

Mon fils le leur a assez dit.

Sans aucun détour et sans aucune atténuation.

Car il parlait net et ferme.

Et clair.

Heureux non pas même, non pas seulement celui

Qui serait comme un enfant, qui resterait comme un

enfant. Mais proprement heureux celui qui est (un) enfant, qui

reste un enfant. Proprement, précisément l’enfant même qu’il a été. Puis(iue justement il a été donné à tout homme

174 DES SAINTS INNOCENTS D’être.

Puisqu’il est donné à tout homme d’avoir été Un jeune enfant laiteux.

Puisqu’il a été donné à tout homme cette bénédiction. Cette grâce unique.

Elle royaume du ciel n’est pas à un moindre prix.

A un autre prix.

Mon fils le leur a assez dit.

Et en termes assez exprès.

Le royaume du ciel ne sera que pour eux.

Et il n’y en aura que pour eux.

A cette heure- là s’approchèrent les disciples de Jésus,

disant.Qui, penses-tu, est plus grand dans le royaume

des deux ?

Et appelant Jésus unpetit enfant, le plaça au milieu d’eux,

Et dit : En vérité je vous le dis, si vous ne vous conver- tissez point, et ne vous rendez point comme ces petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux.

175 LE MYSTERE Quiconque donc se sera humilié comme ce petit enfant, voilà celui qui est plus grand dans le royaume des deux.

Et celui qui reçoit un tel enfant en mon nom., me reçoit.

Mais celui qui aura scandalisé un seul de ces tout petits qui croient en moi, il vaut mieux pour lui qu’on lui pende au cou une meule d’âne^ et qu’on le jette au profond de la mer.

On a des écoles, dit Dieu. Je pense que c’est pour désapprendre

Le peu que l’on sait.

La vie aussi est une école, disent-ils. On y apprend tous les jours.

Je la connais, cette vie qui commence au baptême et qui finit à l’extrême-onction.

C’est une usure perpétuelle, une constante, une crois- sante flétrissure. On descend tout le temps.

Heureux celui qui peut rester tel que le jour de son baptême

Et de sa première communion. La vie commence au baptême, dit Dieu.

Sera-t-il dit qu’elle finit à la première.

Et non point à la dernière communion.

176 DES SAINTS INNOCENTS

Sera-t-ildit que l’homme finit à sa première communion. Et non point au viatique, qui est sa dernière commu- nion.

Ils s’emplissent d’expérience, disent-ils ; ils gagnent de l’expérience ; ils apprennent la vie ; de jour en jour ils amassent de l’expérience. Singulier trésor, dit Dieu

Trésor de vide et de disette.

Trésor de la disette des sept années, trésor de vide et de flétrissure et de vieillissement.

Trésor de rides et d’inquiétudes.

Trésor des années maigres. Accroissez-le, ce trésor, dit Dieu. Dans des greniers vides

Vous entasserez des sacs vides

D’une Égypte vide.

Vous accroissez le trésor de vos peines et de vos misères.

Et les sacs de vos soucis et de vos petitesses.

Vous acquérez de l’expérience, dites-vous, vous accrois- sez votre expérience.

Vous allez toujours en descendant, dit Dieu, vous allez toujours en diminuant, vous allez toujours en perdant.

Vous allez toujours en pente. Vous allez toujours en vous flétrissant et en vous ridant et en vieillissant.

Et vous ne remonterez jamais cette pente.

Ce que vous nommez l’expérience, votre expérience, moi je le nomme

177 innocents. — 12 LE M Y S T È R E

La déperdition, la diminution, le décroissement, la perte de l’espérance.

Car je le nomme la déperdition prétentieuse, Ladiminution, le décroissement, la perte de l’innocence.

Et c’est une dégradation perpétuelle.

Or c’est l’innocence qui est pleine et c’est l’expérience

qui est vide. C’est l’innocence qui gagne et c’est l’expérience qui

perd.

C’est l’innocence qui est jeune et c’est l’expérience qui

est vieille. C’est l’innocence qui croît et c’est l’expérience qui

décroît.

C’est l’innocence qui naît et c’est l’expérience qui

meurt. C’est l’innocence qui sait et c’est l’expérience qui ne

sait pas.

C’est l’enfant qui est plein et c’est l’homme qui est vide.

178 DES SAINTS INNOCENTS Vide comme une courge vide et comme un tonneau vide :

Voilà, dit Dieu, ce que j’en fais, de votre expérience.

Allez, mes enfants, allez à lécole.

Et vous, hommes, allez à l’école de la vie.

Allez apprendre

A désapprendre.

Toute histoire s’est jouée deux fois, dit Dieu. Une fois

en juiverie. Et une fois en chrétiennerie. L’enfant (Jésus) s’est joué

deux fois. Une fois en Benjamin et une fois dans l’enfant Jésus. Et l’enfant perdu et la brebis perdue et la drachme

perdue s’est jouée deux fois. Et la première fois ce fut dans Joseph, je suis Joseph

voire frère. Il fallait que cela fût joué, dit Dieu. Et deux fois plutôt

qu’une.

179 LE MYSTÈRE Car il y a dans l’enfant, car il y a dans l’enfance une

grâce unique. Une enlièreté, une premièreté Totale.

Une origine, un secret, une source, un point d’origine. Un commencement pour ainsi dire absolu. Les enfants sont des créatures neuves. Eux aussi, eux surtout, eux premiers ils prennent le

ciel de force. Hapiunf, ils ravissent. Mais quelle douce violence. Et quelle agréable force et quelle tendresse de force. Comme un père endure volontiers

Comme il aime à endurer les violences de cette force, Les embrassements de cette tendresse. Pour moi, dit Dieu, je ne connais rien d’aussi beau dans

tout le monde Qu’un gamin d"enfant qui cause avec le bon Dieu Dans le fond d’un jardin.

Et qui fait les demandes et les réponses (C’est plus sûr). Un petit homme qui raconte ses peines au bon Dieu Le plus sérieusement du monde.

Et qui se fait lui-même les consolations du bon Dieu. Or je vous le dis ces consolations qu’il se fait. Elles viennent directement et proprement de moi

Je ne connais rien d’aussi beau dans toiit le monde, dit

Dieu. Qu’un petit joufflu d’enfant, hardi comme un page, Timide comme un ancre,

180 DES SAINTS INNOCENTS

Qui dit vingt fois bonjour, vingt fois bonsoir en sautant.

Et en riant et en (se) jouant.

Une fois ne lui suffît pas. Il s’en faut. Il n’y a pas de danger.

Il leur en faut, de dire bonjour et bonsoir. Ils n’en ont jamais assez.

C’est que pour eux la vingtième fois est comme la pre- mière. Ils comptent comme moi.

C’est ainsi que je compte les heures.

Et c’est pour cela que loute l’éternité et que tout le

temps Est (comme) un instant dans le creu.v de ma main.

Rien n’est beau comme un enfant qui s’endort en faisant

sa prière, dit Dieu. Je vous le dis, rien n’est aussi beau dans le monde. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau dans le monde. Et pourtant j’en ai vu des beautés dans le monde Et je m’y connais. Ma création regorge de beautés. Ma création regorge de merveilles. Il y en a tant qu’on ne sait pas où les mettre. J’ai vu des millions et des millions d’astres rouler sous

mes pieds comme les sables de la mer.

181 I. E M V S T È H E J’ai vu des journées ardentes comme des flammes. Des jours d’été de juin, de juillet et d’août, .l’ai vu des soirs d’hiver posés comme un manteau. J’ai vu des soirs d’été calmes et doux comme une

tombée de paradis Tout constellés d’étoiles. J’ai vu ces coteaux de la Meuse et ces églises qui sont

mes propres maisons. Et Paris et Reims et Rouen et des cathédrales qui sont

mes propres palais et mes propres châteaux. Si beaux que je les g-arderai dans le ciel. J’ai vu la capitale du royaume et Rome capitale de

chrétienté. J’ai entendu chanter la messe et les triomphantes

vêpres. Et j’ai vu ces plaines et ces vallonnements de France. Qui sont plus beaux que tout. J’ai vu la profonde mer, et la forêt profonde, et le cœur

profond de l’homme. J’ai vu des cœurs dévorés d’amour Pendant des vies entières Perdus de charité. Brûlant comme des flammes. J’ai vu des martyrs si animés de foi Tenir comme un roc sur le chevalet Sous les dents de fer. (Comme un soldat qui tiendrait bon tout seul toute une

vie Par foi

Pour son général (apparemment) absent). J’ai vu des martyrs flamber comme des torches Se préparant ainsi les palmes toujours vertes.

182

Et j’ai vu perler sous les griffes de fer

Des gouttes de sang qui resplendissaient comme des diamants.

Et j’ai vu perler des larmes d’amour
Qui dureront plus longtemps que les étoiles du ciel.

Et j’ai vu des regards de prière, des regards de tendresse,

Perdus de charité
Qui brilleront éternellement dans les nuits et les nuits.

Et j’ai vu des vies tout entières de la naissance à la mort,

Du baptême au viatique,
Se dérouler comme un bel écheveau de laine.

Or je le dis, dit Dieu, je ne connais rien d’aussi beau dans tout le monde

Qu’un petit enfant qui s’endort en faisant sa prière
Sous l’aile de son ange gardien
Et qui rit aux anges en commençant de s’endormir.

Et qui déjà mêle tout ça ensemble et qui n’y comprend plus rien

Et qui fourre les paroles du Notre Père à tort et à travers pêle-mêle dans les paroles du Je vous salue Marie.

Pendant qu’un voile déjà descend sur ses paupières
Le voile de la nuit sur son regard et sur sa voix.

J’ai vu les plus grands saints, dit Dieu. Eh bien je vous le dis.

Je n’ai jamais rien vu de si drôle et par conséquent je ne connais rien de si beau dans le monde

Que cet enfant qui s’endort en faisant sa prière
(Que ce petit être qui s’endort de confiance)

Et qui mélange son Notre Père avec son Je vous salue Marie.
L K M V S T i’] R E

Rien n’est aussi beau et c’est même un point Où la sainte Vierge est de mon avis. Là-dessus. Et je peux bien dire que c’est le seul point où nous

soyons du même avis. Car g-énéralement nous

sommes d’un avis contraire. Parce qu’elle est pour la miséricorde. Et moi il faut bien que je sois pour la justice.

Aussi, dit Dieu, comme je comprends mon fils. Mon fils le leur a assez dit. (Or il faut entendre toutes les paroles de mon fils au pied de la lettre. Sinite par- vulos. Laissez venir.

Sinite parvulos venire ad me. Laissez les lout petits venir à moi.-

Les petits enfants.

Alors lui furent offerts des tout petits pour quil leur imposât les mains, et priât. Or les disciples les rabrouaient.

Mais Jésus leur dit : Laissez les lout petits, et ne les empêchez point de venir à moi : talium est enim regnum cœlorum. De tels en effet est le royaume des deux. Aux tels, aux comme eux appartient le royaume des cieux.

184 DES SAINTS INNOCENTS

Et quand il leur eut imposé les mains^ il s’en alla.

Vous autres hommes, (dit Dieu), essayez donc seule- ment de faire un mot d’enfant. Vous savez bien que vous ne pouvez pas. Et non seulement vous ne pouvez pas en faire Pas même un seul, mais quand on vous en fait Vous ne pouvez pas même les retenir. Quand un mot

d’enfant éclate parnù vous Vous vous récriez, vous éclatez vous-mêmes d’une

admiration Sincère et profonde et qui vous rachèterait et à laquelle

je rends justice. Et vous dites, de partout vous dites, Vous dites des yeux, vous dites de la voi.x, Vous riez, vous dites en vous-mêmes et vous dites tout

haut à table : Il est bon, celui-là, je le retiens. Et vous vous jurez D’en faire part à vos amis, de le dix’e à tout le monde, Tant vous avez d’orgueil pour vos enfants (je ne vous

en veux pas, dit Dieu. C’est encore ce que vous avez de meilleur et c’est ce

qui vous rachèterait). Vous croyez que vous allez facilement le rapporter. Mais quand vous allez tout flambants pour le rapporter,

185 LE M ^ S T K R E Vous vous apercevez que vous ne le savez plus. Et non seulement cela, mais que vous ne pourrez plus

le retrouver.il s’est évanoui de votre mémoire. C’est une eau trop pure qui a fui de votre sale mémoire,

de votre mémoire souillée. Qui a voulu fuir, qui n’a pas voulu y rester. Vous vous rendez très bien compte qu’il était à une

certaine place, qu’il avait un certain goût, Qu’il était là, qu’il occupait cette certaine place, qu’il

était dans cette région, qu’il tenait cette place, qu’il

avait un certain volume. Mais vous avez la sensation

nette Qu’il est parti ou plutôt qu’il est reparti et qu’il ne

reviendra jamais plus. Que d’ailleurs vous étiez parfaitement indigne Qu’il demeurât et vous restez bouche bée et vous avez

parfaitement la sensation Que vous seriez parfaitement incapable de le retrouver. C’est-à-dire de le faire revenir, Parce que c’est d’une tout autre qualité d’âme.

Et vous le sentez bien, que c’est ainsi, que c’est juste, et que rien n’y reviendra, et que rien n’y fera plus. Et que c’est votre ancienne âme, ô hommes, qui a pas.sé,

186 DES SAINTS INNOCENTS

Hommes malins alors vous ne faites plus le malin.

Hommes savants alors vous ne faites plus le savant.

Hommes qui avez été à l’école alors vous ne savez plus rien

Et vous n’avez plus qu’à courber le front

(C’est d’ailleurs ce que vous faites, il faut vous rendre cette justice)

Quand un mot d’enfant passe dans le cercle de famille,

Quand un mot d’enfant

Tombe

Dans le fatras quotidien,

Dans le bruit quotidien,

(Dans le soudain silence)

Dans le recueillement soudain

De la table de famille.

hommes et femmes assis à cette table soudain cour- bant le front vous écoutez passer

Votre ancienne âme.

Quand un mot d’enfant tombe Comme une source, comme un rire, Comme une larme dans un lac.

187 LE M Y S T E R E

hommes et femmes assis à cette table soudain cour- bant le front, l’œil fixe, et les doigts immobiles et arrêtés et légèrement tremblants sur le morceau de pain,

Les doigts agités d’un léger tremblement, la respiration

arrêtée, Vous écoutez passer Votre ancienne âme.

Une voix est venue,

Hommes à table.

Comme d’une autre création même.

Une voix est montée,

Hommes à table,

Une voix est venue.

C’est d’un monde où vous étiez.

Une source a jailli,

188 DES SAINTS INNOCENTS Hommes à table,

C’est la source de votre première âme. Vous aussi vous avez ainsi parlé.

Vous étiez d’autres hommes, hommes à table. Vous étiez d’autres êtres, hommes à table. Vous étiez des enfants comme eux.

Vous faisiez des mots d’enfants, hommes à table. Allez donc à présent faire des mots d’enfants.

Un mot est passé, un mot est monté, un mot est venu,

hommes à table. Un mot est tombé dans le silence de votre table. Et soudain vous avez reconnu. Et soudain vous avez salué. Votre ancienne âme.

Un mot a jailli étourdi.

Un mot a volé étourneau.

Hastis musurs.

Et frémissants vous avez senti passer

Toute la jeunesse LE M Y S T i : R E Du vieux Dieu.

Ils sont le lait et le miel, dit Dieu, une innocence dont on n’a pas idée. (Et les hommes sont le pain et le vin).

Lavés de l’eau ils sont comme une autre chair, n’étant pas seulement d’une autre âme.

D’une autre qualité d’âme.

Lavés de l’eau ils sont une auti^e nourriture, une chair plus tendre, ils sont le lait même et le miel.

Et l’homme, Hommes à la sainte Table, Hommes à la

Table éternelle, L’Homme est le Pain et le Vin L’Homme est une nourriture plus forte, une nourriture

virile. Mais l’enfant est une blanche nourriture, une pure

nourriture, une nourriture plus tendre. Et le Pain et le Vin sont des Nourritures adultes, de

dures Nourritures d’homme. Et ce Vin venait de cette Grappe. Mais ce lait, et ce

miel venaient des ruisseaux mêmes. Et étant allés jusqu’au Torrenl-de-la-grappe de raisin,

190 DES SAINTS INNOCENTS ils coupèrent une branche de vigne avec sa grappe, que deux hommes portèrent sur un levier. Ils prirent aussi des grenades et des figues de ce lieu-là,

qui fut appelé depuis Nehel-escol, le Torrent-de-la- Grappe, parce que les enfants d’Israël emportèrent de là cette grappe de raisin.

Ils leur dirent : Nous aimns été dans le pays où vous nous avez envoyés, et où coulent véritablement des ruisseaux de lait et de miel, comme on le peut con- naître par ces fruits.

Mais elle a des habitants très forts, et de grandes villes fermées de murailles. Nous y avons vu la race d’Enac.

Sinite parvulos venire ad me.

Talium estenim regnum cœlorum c’est le mol de mou

fils. Mais ce n’est pas seulement le mot de mon fils. C’est

mon mot. Quel engagement, l’Église, ma fille l’Église me le fait

reprendre

191 I. E M V S T È R E

Et me le fait dire (or je ne démentirai jamais une

liturgie. Une prière, une oraison de ma fille l’Église). Par l’Église, par le ministère du prêtre j’ai repris

l’eng^agement, jai repris le mot de mon fils : Laissez venir à moi les tout petits. Des tels est en effet le royaume des deux. Ainsi ma liturgie romaine se noue à ma prédication

centrale et cardinale Et à ma prophétie judéenne. Et la chaîne est juive et romaine en passant par un

gond, par une articulation. Par une origine centrale. Tout est annoncé par ma prophétie juive. Tout au centre, tout au cœur est réalisé, tout est

consommé par mon fils. Tout est consommé, tout est célébré par ma liturgie

romaine.

Le prophète juif prédit. Mon fils dit. Et moi je redis.

Et on me fait redire.

Et il y a un rappel, un écho, un report et comme un

retour, qui est saint Louis, .le veux dire : Il y a un rappel, un écho, un report et

comme un retour qui sont les saints.

192 DES SAINTS INNOCENTS

y a un reflet.

Il y a une lumière avant, une lumière pendant, une lumière, un reflet après.

On a été trois fois en Ég^ypte, dit Dieu. Et une fois c’est

Joseph. Et une fois c’est Jésus. Et une fois c’est saint Louis.

On a été trois fois en Égypte et c’est une terre singu- lière.

Et une fois c’était Joseph conduisant Jacob c’est-à-dire Israël.

Et une fois ce fut le Joseph conduisant Jésus.

Et une fois ce fut saint Louis conduisant Joinville

Et le menu peuple de France et les autres barons fran- çais.

19.’î innocents. — Ki L K i\I Y S T E 1^ 1 ::

Singulière Égypte, dit Dieu, singulière destinée de cette

Égypte temporelle. Haute et triple destinée. On y fit trois voyages. Une fuite. Une fuite. Une croisade. Une entrée. Une retraite. Une croisade. Un enfant vendu. Un enfant en fuite. Un roi en croisade. Un ministre du roi. Un roi surson âne. Un roi en prison. théâtre d’Égypte, on y a joué trois fois.

Une fois avant. Une fois pendant. Une fois après.

Longue destinée temporelle, dit Dieu, patience tempo- relle, en vérité cette lerre a élé fort honorée.

Les pas ont marché dans les pas, dit Dieu, le talon juste dans le talon et les pieds ont retrouvé leur propre trace.

C’est un pays de désert, dit Dieu, du moins on ledit.

Ou plutôt c’est une grasse vallée longue toute bordée, toute entourée de déserts et l’on n’y accède point autrement que par le désert et le sable.

Mais sur ce sable les traces ne se sont point effacées et les pieds ont retrouvé la trace des pieds.

Les pieds nouveaux sont retombés juste dans les pieds antiques.

194 DES SAINTS I.\ N G E X T S

O terre antique, de loin en loin par le désert, par la mer le voyageur est venu.

Des siècles passaient, o terre antique, des siècles d’in- tervalle, et tout paraissait oublié.

Mais après des siècles d’intervalle par le désert, par la mer ton roi revenait, ô terre antique, ton roi voya- geur.

Et les pieds n’hésitaient point pour se poser dans la trace des pieds.

Ton roi est venu trois fois, ô terre antique, ô terre destinée.

La première fois c’était un petit garçon vendu esclave

A des marchands

Et tu en fis le ministre de ton roi.

La deuxième fois c’était un petit garçon qu’on faisait

fuir à dos d’âne. Et un jour tu le renvoyas pour devenir le Roi des rois.

Soyez parfaits comme voire Père céleste est parfait. Et

la troisième fois c’était

le roi de France, Récemment débarqué de ses royales Galères.

Des siècles et des siècles passaient, ô terre d’Égypte,

des siècles dintervalle, Et tout paraissait oublié.

195 L E MYSTERE

Mais toujours ton roi est revenu Au rendez- vous.

Terre antique, au cœur fertile, au front couronné de

sables, Nul sable jamais n’a effacé, Terre antique nul sable n’effacera La trace de ces pas.

Terre antique entourée, terre antique cernée d’un infran- chissable

Sable, désert aux plis infranchissables tu as été franchi trois fois.

Terre antique trois fois ton roi

A trouvé le chemin de ton cœur.

Terre antique entre toutes, antique sur toutes tu t’endors dans un long- sommeil mais tu as été réveillée trois fois.

Et une fois c’était un petit juif. Et une fois c’était un petit juif. Et une fois c’était un baron français.

196 DES SAINTS INNOCENTS

Et la première fois c’était le Prophète. Et la première fois c’était le Saint. Mais la deuxième fois qui était-ce, sinon à la fois le Prophète et le Saint.

terre antique, terre d’Égypte tu parais dormir, mais tu as été honorée trois fois.

Et la première fois c’était sous l’ancienne loi, Presque au commencement de l’ancienne loi.

Et la deuxième fois ; et la troisième fois c’était sous la

loi nouvelle, Dans la floraison de la loi nouvelle.

Mais la deuxième fois qu’est-ce que c’était,

Sinon sous cet achèvement, sous ce couronnement de

l’ancienne loi Que fut cette naissance et cette enfance et ce commen- cement de la loi nouvelle.

197 LE MYSTÈRE

lerre antique, terre d’Éj^ypte tu parais dormir tu as été visitée trois fois.

Et la première fois c’était le Juste. Et la troisième fois c’était le Saint.

Mais la deuxième fois qui était-ce, sinon à la fois le Juste et le Saint.

O terre antique, terre d’Égypte, terre à la longue mémoire tu parais dormir mais tu as été foulée trois fois.

Et la première fois c’était le roi des Juifs.

Et la troisième fois c’était le roi de Chrétienté.

Mais la deuxième fois, qui était-ce, rex Judaeorum,

sinon à la fois le roi des Juifs Elle roi de Chrétienté.

Terre antique, terre d’I'^gypte tu parais endormie, mais

ton sommeil a été troublé trois fois Par les pas qui venaient. •

198 DES SAINTS INNOCENTS

Terre tu as été bénie trois fois et toi désert stérile tu as

été arrosé trois fois. /iorate,cœli, desuper. Et nuhes pluant justum. Cieux^ faites votre rosée, d’en haut. Et que les nuages

pleuvenl le Juste.

deux, faites descendre votre rosée. terre d’Égypte,

dit Dieu, sing^ulière terre, Tu as fourni une sing’ulière histoire, Tu as fourni une singulière destinée. Tu as été grandement honorée temporellement, Terre endormie trois fois réveillée, Terre ignorée trois fois visitée. Terre oubliée trois fois remémorée

Ainsi, dit Dieu, tout se joue trois fois. Le prophète

parle avant. Mon fils parle pendant. Le saint parle après.

Et moi je parle toujours.

199 L E M ^- S T È R E

Et c’est là que Ton voit que mon lils est le centre et le

cœur et la voûte et la clei" Et la nef et le croisement de l’axe, Et le point de l’articulation. Et le gond qui fait tourner la porte. Le prince des prophètes et le prince des saints.

Le prophète, le juste vientdevant. Mon fils vient pendant. Le saint vient après.

Et moi je viens toujours.

Et l’Église, qui est la communion des saints et la com- munion des fidèles vient aussi après, vient aussi toujours.

Or je ne laisserai pas manquer mon Église, dit Dieu, je ne la laisserai pas errer, je ne la laisserai pas faillir.

Terre antique d’Égypte qui dors faussement, dit Dieu, qui réellement veilles,

Je m’engage autant dans les commandements de l’Église que dansmes propres

(Commandements.

200 DES SAINTS INNOCENTS Je m’engage autant dans les enseignements de l’Église

que dans mes propres Enseignements. Je m’engage autant dans une liturgie que je me suis

engagé avec Moïse Et que mon fils avec eux s’est engagé sur la montagne. Or cela, ce que mon fils a dit une fois, sinile parvulos

venire ad me, — laissez les petits venir à moi, — je

le redis, on me le fait redire toutes les fois (quel

engagement). Et mon fils l’avait dit de quelques enfants qui jouaient,

et qui, aussitôt bénis, le quittèrent pour retourner

jouer. Mais moi je le dis, on me le fait dire à chaque enfant

qui ne retournera plus jouer, Sinon dans mon paradis.

Or cela (quel engagement) je le redis à cet office des morts, à qui tout vient aboutir.

Auquel tout s’achemine. Office des morts pour V enter- rement d’un enfant. Le Célébrant se revêt d’un sur- plis et d’une étole blanche.

Et comme le jour du baptême il est allé chercher l’enfant jusqu’au seuil de l’église.

Qui est le seuil de ma maison.

Et ainsi le seuil de la Maison de son Père,

Ainsi le jour de cet enterrement il va chercher l’enfant dans la paroisse jusqu’à la Maison de son père.

Jusqu’au seuil de la maison de son père.

201 LE MYSTÈRE El la Croix même marche portée au-devant de cet

enfant qui est mort dans la paroisse. Et quand le cortège revient vers l’ég-lise La croix marche portée devant. La croix et le prêtre et le répondant et les enfants de

chœur marchent en avant. Et par la g^rande rue du village tout le village. Toute la paroisse suit derrière. Les hommes et les femmes et les enfants. Et les femmes pleurent. Et tout est blanc. Et le célébrant chante le vieux psaume du roi David, Beali immaculati in via. Heureux les sans tache dans la voie.

Heureux les immaculés dans la voie.

Beati immaculati in via.

Sera-t-il dit, dit Dieu, que de tant de saints et de tant

de martyrs. Les seuls qui seront réellement blancs. Réellement purs.

Les seuls qui seront réellement sans tache ce seront Ces malheureux enfants que les soldats d’Hérode Massacrèrent au bras de leur mère. saints Innocents serez-vous donc les seuls. Saints Innocents serez-vous donc les purs.

•202 DES SAINTS INNOCENTS

Saints Innocents serez-vous donc les blancs et les sans

tache. Beati immacu la l i in v ia.

Bienheureux les innocents, les sans tache dans la voie. Ego suni via, veritas et vila. Je suis la voie, la vérité et la vie. saints innocents sera-t-il dit que vous serez et que

vous êtes Les seuls innocents. Et que François même mon serviteur auprès de vous

n’est point pauvre. Et que mon serviteur saint Louis des Français Au])rès de vous n’est point innocent. Sera-t-il dit qu’il y a dans la vie, et dans l’existence de

cette terre, une telle amertume, une telle lassitude. Une telle inj^^ratitude. Une telle flétrissure. Un tel voilement.

Un tel irrévocable vieillissement de l’âme et du corps. Une telle marque, de telles rides inellaçables. Un tel hébétement qui ne sera plus aig-uisé. Une telle lièvre qui ne sera plus rafraîchie. Une telle pente qui ne sera point remontée. Un tel pli de mémoire, d’impuissance d’oublier, l’n tel principe, un tel pli de blessure au coin des lèvres Que les plus g^randes saintetés du monde n’effaceront

jamais ce pli. Et que les plus grandes saintetés du monde ne vaudront

jamais Les lèvres sans pli, les âmes sans mémoire, les corps sans blessure De ces g-rands saints et de ces grands martyrs qui ne

quittèrent le sein de leur mère 203 LE M Y S T f : R E

Que pour entrer dans le royaume des cieux.

Et qui ne connurent rien de la vie et qui ne reçurent de

la vie aucune blessure Que cette blessure qui les fit entrer dans le royaume

des cieux. Les seuls des chrétiens assurément qui sur terre n’aient

jamais entendu parler d’Hérode. Et à qui le nom d’Hérode sur terre n’ait jamais rien

dit. Sera-t-il dit que les plus grandes saintetés du monde Des vies entières de sainteté

N’auront pas déplié, n’auront pas déridé les âmes. Et que le chevalet même n’aura point acquis aux martyrs Une certaine blancheur, une certaine premièreté, Une certaine entièreté De la toute première Innocente enfance. Et que ce qui est regagné, défendu pied à pied, repris,

gagné, N’est point le même que ce qui n’a jamais été perdu. El qu’un papier blanchi n’est point un papier blanc. Et qu’un tissu blanchi n’est point une blanche toile. Et qu’une âme blanchie n’est point une âme blanche. Et que les plus près de moi ce seront ces blancs enfants

laiteux Qui n’ont jamais rien su de la vie et rien fait de l’exis- tence Que de recevoir un bon coup de sabre, Je veux dire placé au bon moment.

204 DES SAINTS INNOCENTS

Ence temps-là, VAmje du Seigneur apparut en songe à Joseph, disant : Lève-toi, et prends ton enfant, etsa mère, et fuis en Égypte, et restes-y jusqu’à ce que je te le dise. Car il arrivera qu’ flérode cherchera l’enfant pour le perdre. Lequel se levant, prit l’enfant, et sa mère, de nuit, et se retira en Égypte : et il y resta jusqu’à la mortd’ Hérode : afin que fût accompli ce qui fut dit par le Seigneur parlant par son Prophète : D’Égypte j’ai appelé mon fils. Alors Hérode, voyant quil avait été trompé par les Mages entra dans une grande colère, et envoya tuer tous les enfants, qui étaient à Béthlehem, et dans toute sa contrée, depuis deux ans et au-dessous, selon le temps quil s’était informé des Mages. Alors fut accompli ce qui fut dit par le Prophète Jéréniie disant : Vox in Rama audita est, ploratus et ululafus multus : Rachel plorans filios suos, et noluit consolari, quia non sunt.

Une voix fut entendue dans Rama, un pleurement et un grand hululement : Raîchel pleurant ses fils, et elle ne voulut pas être consolée, — quia non sunl, — parce qu’ils ne sont pas.

205 L E M Y S T I- : R E

J’ai vu, dit Jean,

En ces jours-là : J’ai vu sur la montagne de Sien l’Agneau debout, et avec lui cent quarante-quatre mille qui avaient son nom, et le nom de son Père écrit sur le front. Et j’entendis une i^oix du ciel, comme une voix de beaucoup d’eaux, et comme la voix d’un grand tonnerre : et une voix, que j’entendis, comme de citharaèdes citharizant sur leurs cithares.

Et ils chantaient

quasi canticum novum,

comme un cantique nouveau devant le siège,

et devant les quatre animaux, et les vieillards :

et nemo poterat dicere canticum,

et personne ne pouvait dire ce cantique, •206 DES SAINTS INNOCENTS

nisi illacenlum quadraginta quatuor millia,

sinon ces cent quarante-quatre mille,

qui empti sunt de terra.

qui furent enlevés,

qui ont été enlevés de la terre.

Tu entends bien, mon enfant, qui empti sunt de terra, qui ont été enlevés de la terre. Tout le monde est enlevé de la terre, à son jour, à son heure.

Mais tout le monde est enlevé de la terre trop tard, quand déjà la terre a pris sur lui.

Tout le monde est enlevé de la terre quand il est déjà terreux.

Quand sa mémoire est terreuse et quand son àme est terreuse.

Quand la terre s’est collée à lui et quand elle a laissé sur lui

207 LE M Y S T E K K

Une ineffaçable marque.

Mais eux, eux seuls, empli sunl Je terra, littéralement

ils furent enlevés de la terre Avant qu’ils fussent aucunement entrés en terre. —Avant que cette terre leur eût donné, leur ail laissé La moindre marque terreuse. Empli sunl de terra. La terre ne les prit point, ne les

eut point. La terre n’eut point commandement sur

eux. Ne les nourrit point. N’imprima point sur eux cette

empreinte. Cette marque indélébile. Ils furent enlevés de la terre, c’est-à-dire de cette

ingratitude terreuse. Et de cette amertume terrienne et de ce vieillissement

terrien. Ils furent enlevés de la terre, non pas y ayant été,

comme nous, comme tout le monde. Mais ils furent enlevés de la terre, c’est-à-dire d’y être

même. D’y être et éternellement d’y avoir été. Sera-t-il dit, dit Dieu, que toutes les grandeurs de la

terre et le sang même des martyrs Ne vaudront pas de n’avoir pas été de la terre. De n’avoir pas ce goût terreux. D’avoir été enlevé au commencement, A l’origine, au point d’origine de cette vie terrestre. De n’avoir pas ce pli et ce g-oût d’une ingratitude. D’une amertume. Terreuse.

208 DES SAINTS INiNOCENTS Beati ac sancli. Heureux et saints ces saints Innocents. Ceux-ci, dit Jean,

Ceux-ci suivent l’Agneau partout où il ira.

Mi sequuntur Agmini quocumque ieril.

fïi empti sunt. Encore. Empli sunt. Furent enlevés

m empli sunt ex hominibus.

Ceux-ci furent enlevés des hommes, (D’entre les hommes, de parmi les hommes),

primitiae Deo, et Agno :

prémices à Dieu, et à l’Agneau :

et in ore eorum non est inventum mendacium :

et dans leur bouche,

et sur leur lèvre ne fut point trouvé le mensonge :

Le mensonge d’homme, le mensonge adulte, le men- songe terrestre. Le mensonge teiTien. Le mesonge terreux).

sine macula enim sunt ante thronum Dei.

sans tache ils sont en effet devant le trône de Dieu. 209 innocents — 14 L E M Y S T E R P :

Tel est, dit Dieu, ce secret de tendresse et de grâce Qui est dans l’enfance même, au point d’origine de

l’enfant. Telle est cette innocence, cette blancheur, cet incom-

mencemenl. Tel est ce secret, cette faveur de ma grâce, (Cette justice injustifiable), Qu’il y a ceux qui ont trempé dans la terre et ceux qui

n’ont pas trempé dans la terre. Ceux qui sont marqués, tachés, éclaboussés de la terre

et ceux qui ne sont pas éclaboussés de la terre. Et qu’il n’y en a que pour ceux qui n’ont pas trempé

dans la terre et qui ne sont pas éclaboussés de la

terre. Ce sont eux, dit l’Apôtre, qui sur le mont de Sion entou- rent l’Ag’neau debout. Ils sont cent quarante-quatre mille et ce sont eux qui

ont Mon nom et le nom de mon Fils écrit sur le front. Et l’apôtre entendit une voix du ciel. Comme une voix de beaucoup d’eaux. Et comme la voix d’un grand tonnerre. Et comme la voix de joueurs de cithare jouant de la

cithare sur leur cithare. Et attention ils ne chantaient pas seulement un cantique. Mais ils chantaient comme un ca.niique nouveau devant

le siège.

210 DES SAINTS INNOCENTS

Et devant les quatre animaux, et les vieillards :

C’est un cantique nouveau pour marquer

Cette éternelle nouveauté qu’il y a dans l’enfance.

Et qui est le g-rand secret de ma grâce.

Cette renaissante, cette perpétuellement renaissante, cette éternellement renaissante nouveauté.

Et ce cantique nouveau vient de cette nouveauté même. Il en sort. Il en naît.

Or tel est leur privilège. Et il n’y en a point de plus grand :

Personne, (c’est-à-dire les plus grands saints et les mar- tyrs mêmes,

Des siècles et des vies d’épreuves et de sainteté,

D’exercices, de prières,

De travail.

De sang, de larmes ;

Nerno, personne, c’est-à-dire pas même François mon serviteur et pas même saint Louis mon serviteur ;

Nenio, personne, c’est-à-dire pas même les quatre

témoins, les quatre rapporteurs ; Matthieu, et Marc, et Luc, et Jean ;

et le jeune homme, et le lion, et le taureau, et l’aigle ;

Nemo, personne, c’est-à-dire pas même Pierre le Fon- dateur ;

Et pas même ceux qui trouvèrent la mort combattant pour la délivrance du Saint-Sépulcre ;

211 LE M Y S T È R E

Nemo poterat dicere canticum, personne ne pouvait dire

ce cantique. (Tel est leur exorbitant privilège et la grande faveur

injuste De ma grâce éternellement juste).

nisi illa centiim quadraginla quatuor millia, qui empli sunl de terra.

si ce n’est ces cent quarante-quatre mille, qui furent enlevés de la terre.

Christianus sum,je suis chrétien, ce cri du témoignage.

Proféré dans les supplices les plus affreux,

Crié à la face du ciel.

Crié doucement à la face des bourreaux,

Ce cri du témoignage, de ce témoignage que nous

nommons le martyre. Proféré sur un tel théâtre et dans une telle, dans une si

dure condition, Aux plus grands martyrs n’a point ouvert ce singulier,

cet éminent privilège. Ce privilège exorbitant, cet unique privilège. Injuste. Juste. Purement gracieux. Proprement gracieux. Et voici.

Voici que ces cent quarante-quatre mille innocents. Voici que ces cent quarante-quatre mille enfants N’ont eu qu’à naître, et rien de plus. Tels sont les

mystères, tels sont les secrets.

212 DES SAINTS INNOCENTS Tels sont les jeux, telles sont les inégalités de ma grâce. Et le secret apparentement, la secrète accointance De ma grâce avec la tendresse et le lait. Tant d’autres. Tant d’autres ont témoigné sous la serre et le bec p]t sous l’onglet Sous la dent des lions et sous la lanière et sous la

tenaille ardente (Car il y en a eu de toutes sortes) Et sous les huées des nations et sous la ruée du peuple

et sous la clameur du peuple. Et sous l’interrogatoire du préteur.

Et à tous ces témoins et à tous ces martyrs. Tant d’autres.

Tant d’autres sont morts sur des routes perdues dans

des plaines perdues marchant à la délivrance du

Saint-Sépulcre. Les reins brisés, gisant par terre, crevant de fatigue. Crevant de faim, crevant de soif, crevant de sable. Les côtes rompues, couchés par terre, à dix-huit cents

lieues de leur château. Mourant de leurs blessures. Vidés de leur sang comme

des outres percées, (De leur sang qui coulait sur le sable, et que le sable

buvait, et qui se perdait dans le sable, Pour jusqu’à la résurrection des corps). Tant d’autres.

213 J. E M V S T 1- : H ! • :

Tant d’autres sont partis, tant d’autres sont morts. Crevés de bataille, crevés de misère, crevés de lèpre. l^t à tant d’autres.

(Et ils étaient partis pour la délivrance du Saint- Sépulcre. Et ils ne trouvèrent Que le royaume de Dieu et la vie éternelle).

A tant d’autres. A tous ces autres témoins, à tous ces

autres martyrs il ne fut pas donné. Éternellement il n’est pas donné de chanter ce cantique

nouveau. Tel est mon ordre, tel est le secret de ma hiérarchie. Une vie entière d’exercice et de prière. Une vie d’épreuve, une vie d’humilité n’y suffit pas. Une vie de mérite, une vie de vertu n’y sert de rien. Une vie de sanf,% une vie de larmes, une vie même de

grâce n’y est pour rien. Car ce qu’il y faut précisément c’est une vie qui ne soit

pas entière. Qui soit même exactement tout le contraire d’être

entière. Qui soit le moins vécue, qui soit à peine commencée. Qui soit le moins commencée possible. Et nemo paierai

dicere canlicum. Or ces cent quarante-quatre mille Qui seuls pouvaient chanter ce cantique nouveau,

([u’est-ce qu’ils avaient fait ?

214 DES SAINTS INNOCENTS

Admirez ici Tordre de ma grâce. Ils avaient fait ceci Qu’ils étaient venus au monde. Un point, c’est tout. Ou

si vous préférez, Ils avaient fait ceci qu’ils étaient des petits nouveau- nés, (^’étaient des espèces de petits nourrissons juifs. Des

garçons et des filles. Leurs mères disaient comme dans tous les pays du

monde : C’est le mien qui est le plus beau. Eux, ça leur était bien égal, d’être beaux. Pourvu qu’ils

dorment et qu’ils tettent. Quand ils avaient sommeil.

Quand ils avaient envie de dormir ils dormaient ; Quand ils avaient faim et soif (ensemble)

Quand ils avaient envie de téter, ils tétaient ; Quand ils avaient envie de crier ils criaient : C’étaient leurs plus grandes occupations. C’est ainsi

qu’ils trouvèrent Non seulement le royaume de Dieu et la vie éternelle. Mais seuls d’y porter écrit sur le front mon nom et le

nom de mon Fils> Et seuls d’y chanter ce cantique nouveau.

Qui empti sunt de terra. Tant d’autres sont morts au

nom de mon Fils. In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti. Tant d’autres sont morts pour sauver l’honneur Du Nom de mon fils. Et eux. Qui seuls portent ce nom écrit sur le front LE M ^ S T i : R E Et seuls peuvent chanter ce cantique nouveau, Ils sont les seuls aussi assurément qui sur terre Aient jamais ignoré totalement le nom de mon fils. Tel

est mon décret. Ce nom pour lequel ils sont morts, ils ne le connaissaient

pas. Ils ne l’ont jamais connu sur terre. Voilà ce que j’aime,

dit Dieu. A présent ils le connaissent peut-être. Éternellement on

peut le lire écrit Sur cent quarante-quatre mille fronts. Sur nul autre. Sur pas un de plus. Mais vivant, mais sur terre On peut dire qu’ils n’ont jamais su de quoi on parlait Ni même que l’on parlait et que l’on pouvait parler (De quelque chose). Voilà ce qui me plaît, dit Dieu. Ov ils pleuraient, et ils riaient, et ils tétaient, et ils

criaient, et ils dormaient. C’était leur grande, c’était leur plus sérieuse occupation. Et un jour vint. Que. Un jour (ils ne connaissaient pas plus le nom d’Hérode

que le nom de Jésus) (et ils ne connaissaient pas plus le nom de Jésus que le

nom d’Hérode. J’ose dire Que ces deux noms leur étaient également indiilérents.

Or ces deux hommes, Jésus, Hérode, Hérode, Jésus,

Antagonistes allaient tout simplement leur procurer La gloire de mon paradis. Le royaume des cieux et la gloire éternelle. Un jour

vint Qu’une horde de brutes soldats, qui faisaient leur

métier, ^^^ DES SAINTS INNOCENTS (Mais qui le dépassaient peut-être un peu) Une ruée de brutes passa, des espèces de {gendarmes,

des ogres comme dans les contes de fées, des Gro-

quemilaines pour les enfants. Portant des sabres qui étaient comme des grands cou- telas. Et c’étaient les soldats d’Hérode. Une ruée, un tumulte. Un fracas, des bras retroussés.

Une clameur. Des cris. Des dents. Des regards luisants. Des femmes qui fuyaient, des femmes qui mordaient Gomme elles mordent toujours quand elles ne sont pas

les plus fortes. Et il n’y eut plus dans le sang et dans le lait Qu’une grande jonchée de corps morts Un cimetière de poupons et de jeunes femmes juives. \’ous savez, dit Dieu, ce que nous en avons fait. Gesyeux qui s’étaient à peine ouverts à la lumière du

soleil charnel. Pour éternellement furent clos à la lumière du soleil

charnel Gesyeux qui s’étaient à peine ouverts à la lumière du

soleil terrestre Pour éternellement furent clos à la lumière du soleil

terrestre, (^es yeux qui s’étaient à peine ouverts à la lumière du

soleil temporel Pour éternellement furent clos à la lumière du soleil

temporel. Ges regards qui étaient à peine montés vers le jour et

vers le soleil du temps Pour éternellement furent clos à ces passagères,

•217 L E M Y S T É R E A ces périssables lumières. Ces voix, ces lèvres qui n’avaient jamais chanté les

louanges de Dieu sur terre, Qui ne s’étaient jamais ouvertes que pour demander à

téter. (Mais il me plaît ainsi, dit Dieu). Sont ainsi les seules, sont aujourd’hui les seules, Sont aussi les seules qui puissent chanter ce cantique

nouveau. Qui empli sunl de terra. Vous voyez ce que nous en

avons fait, dit Dieu. Aux Innocents les mains pleines. C’est le cas de le dire.

Ces Innocents avaient simplement ramassé dans la

bagarre Le royaume de Dieu et la vie éternelle. Qu’importe

aujourd’hui Leurs membres blancs rompus dans tous les bourgs de

Judée. Et leurs petits bras potelés coupés comme par des

hommes qui émondent. Et leurs petits doigts crispés qui se refermaient sur la

paume de la main. Et les cris renfoncés d ; ins la gorge, les mains criminelles

les renfonçant, s’enfonçant dans la gorge comme un

bouchon. Comme un tampon. El le jeune sang jaillissant du cœur. Qu’importent les

membres coupés. Les cuisses blanches comme de la viande de chevreau

et comme des cuisses tendres de petits cochons de lait. Et leurs mères qui criaient comme des folles et qui

mordaient les soldats ; iu poignet. Comme dans une

bataille, après la bataille Les rôdeurs, les voleurs viennent dépouiller les blessés

218 DES SAINTS INNOCENTS

et les morts et les mourants et emporter et dérober

tout ce qui compte. Tout ce qui vaut quelque chose, nouveaux rôdeurs,

nouveaux voleurs ces innocents Dans cette bataille après cette bataille se sont dépouil- lés eux-mêmes Et dans le fracas des armes, dans le tumulte et dans

les cris. Dans la galopade affolée, dans la poursuite effrénée,

dans les femmes par teri-e ils ont ramassé tout ce qui

compte. Ils ont dérobé tout ce qui vaut quelque chose car ils ont

fait main basse Gomme des détrousseurs de cadavres et ils se sont

détroussés eux-mêmes et ce qu’ils ont ramassé dans

la bagarre ce n’est pas moins Que le royaume des cieux et la vie éternelle. Hi empli

sunt ex hominihus. Eux seuls. Qui seuls peut-être sur terre non seulement n’avaient

jamais chanté les louanges de Dieu, Mais n’avaient jamais prononcé même mon nom ni le

nom de mon lils, Eux seuls aussi ne portent point aux commissures des

lèvres l’ineffaçable pli, Ce pli de l’infortune et de l’ingratitude Et d’une amertume qui ne sera jamais rassasiée. Or si

nous avons fait d’eux ce que vous voyez, dit Dieu, Il yen a sept raisons que je veux bien vous dire.

•219 I. E MYSTÈRE

La première, c’est que je les aime, dit Dieu, et celle-là

suffît. Telle est la hiérarchie de ma grâce.

La deuxième, c’est qu’ils me plaisent, dit Dieu, et celle-là

suffit. Telle est la hiérarchie de ma grrâce.

La troisième, c’est qu’il me plaît ainsi, dit Dieu, et celle- là suffit.

Telle est la hiéi’archie, tel est l’ordre, telle est l’ordon- nance de ma j^^râce.

Maintenant je vais vous dire, dit Dieu, la quatrième C’est précisément qu’ils n’ont point aux commissures

des lèvres Ce pli d’ingratitude et d’amertume, cette blessure de

vieillissement.

220 DES SAINTS INNOCENTS Ce pli d’avertissement, ce pli de mémoire que nous voyons à toutes les lèvres.

La cinquième, dit Dieu, c’est que par une sorte d’équi- valence,

Par une sorte de balancement ces innocents ont payé pour mon fils.

Pendant qu’ils gisaient sur le pavé des routes, sur le pavé des villes, sur le pavé des bourgs

Dans la poussière et dans la boue, moins considérés que des agneaux et des chevreaux et des cochonneaux.

(Car les agneaux et les chevreaux et les cochonneaux

Sont très considérés par le boucher et par le consom- mateur)

Abandonnés sur les corps de leurs mères

Pendant ce temps-là mon fils fuyait. 11 faut le dire.

C’est donc, c’est une sorte de quiproquo. Il faut le dire.

C’est un malentendu.

Voulu, ce qui est grave. Il faut le dire.

Ils furent pris pour lui. Ils furent massacrés pour lui. En son lieu. A sa place.

Non seulement à cause de lui, mais pour lui, comptant pour lui.

Le représentant pour ainsi dire. Étant substitués à lui. Eltant comme lui. Presque étant (d’autres) luis.

En représentation, en substitution, en remplacement de lui. Or tout cela est grave, dit Dieu, tout cela compte. Ils furent semblables à mon fils et le remplacèrent.

Exactement quand il ne s’agissait pas moins

221 L E M ^’ S T È R E

Quand il n’y allait pas de moins que de le massacrer,

^Prématurément, avant qu’il fût mûr),

Quand Hérode voulait le massacrer. Tout cela se paye,

dit Dieu. Et puisqu’ils ont été trouvés semblables à mon lils

exactement à l’heure de ce massacre. A présent, c’est pour cela qu’à présent ils sont trouvés

semblables à l’Agneau dans celte gloire éternelle. Pendant ce temps conduit par un deuxième Joseph Mon fils fuyait vers l’antique Égypte. Ils acquéraient

ainsi. Ces gamins, ces moins que gamins se procuraient ainsi Une créance sur nous. Monté sur un âne avec sa mère (Comme trente ans plus tard monté sur l’ânon d’une

ânesse 11 devait entrer à Jérusalem) Trente ans plus tôt monté sur un âne avec sa mère mou

fils Refaisait le voyage de l’antique Jacob. El ces enfants

ramassaient dans la mêlée. Dans leur propre sang ces nourrissons ramassaient Une créance sur moi. Ils avaient bien raison. Heureux ceux qui ont une créance sur nous. Nous

sommes très bons débiteurs.

I^a sixième raison, dit Dieu, (je crois que c’est la sixième), (c’est une très bonne affaire que d’être pris pour mon fils et ça rapporte),

222 DES SAINTS INNOCENTS

la sixième raison, c’est qu’ils étaient contemporains de

mon fils. Du même âge et nés dans le même temps. Juste à ce point du temps.

Nous aussi nous favorisons nos camarades de promo- tion. Telle est la fortune que nous avons faite au temps. C’est une grande fortune ou une grande infortune pour

tout homme. Que de naître ou de ne pas naître à tel moment du

temps. C’est une fortune ou une infortune sur laquelle rien ne

prévaut. Sur laquelle on ne revient pas, sur laquelle rien ne

revient. Et c’est un des plus grands mystères de ma grâce que

cette part de fortune, Que cette part irrévocable, indéfaisable Que nous avons laissée aux biens de fortune devant les

biens qui ne sont pas de fortune ; Au charnel devant et dans le spirituel ; Au temporel devant et dans l’éternel, c’est-à-dire A la matière dans la création, et à la créature, et à la

création, et à la matière même de la création devant

le Créateur.

A ce point, dit Dieu, que nous-mêmes nous ne sommes pas indifférents à la date ; au temps ;

223 L E MYSTÈRE A la prise de date et que nous aimons secrètement ces

cent quarante-quatre mille parce qu’ils se sont trouvés là et nous les aimons d’un

secret amour unique parce qu’ils se sont trouvés naître là, parce qu’ils étaient, parce qu’ils se sont trouvés être Du même âge que mon fils, nés du même temps, de la

même race. A la même date.

Enfin parce qu’ils faisaient ensemble une promotion. Non plus seulement une promotion de Juifs mais une

promotion d’hommes. (Telle était la nouvelle loi) La promotion de Jésus-Christ. Et indéniablement ils étaient (le temps a toujours une certaine force, apporte toujours

une certaine preuve d’indéniable) Indéniablement ils étaient Ses camarades de promotion. (Il y a toujours dans le temps, dans la date On ne sait quoi d’irréfutable).

La septième raison, dit Dieu, pourquoi la taire. C’est

qu’ils étaient semblables à mon fils. Et lui était semblable à eux. (Une génération d’hommes, dit Dieu, une promotion c’est comme une belle longue vague qui s’avance d’un bout à l’autre sur un même front

•224 DES SAINTS INNOCENTS

et qui d’un seul coup sur un même front d’un bout à

l’autre toute ensemble déferle sur le rivaçe de la mer. ainsi une génération, une promotion est une vague

d’hommes, toute ensemble elle s’avance sur un même front, et toute ensemble sur un même front elle s’écroule

comme une muraille d’eau quand elle touche au rivage éternel). Mon fils était tendre comme eux et comme eux il était

nouveau. Il était assez inconnu. Comme eux. Cette grande adoration double, qui (sans cela) l’avait

déjà mis hors de pair. La grande adoration double des bergers et des mage

était déjà un peu oubliée. Il était redevenu assez inconnu. Et les mages s’étaient

moqués d’Hérode.

Il n’avait pas deux ans, il était comme eux. C’était un bel enfant, et sa mère le disait.

Il ne soupçonnait point encore l’ingratitude de l’homme.

Il n’avait point encore aux commissures des lèvres le pli de l’amertume et de l’ingratitude.

Il n’avait point encore aux commissures des paupières sa ride, le pli des larmes et d’en avoir trop vu.

225 innocents — 15 LE MYSTÈRE

11 n’avait point encore aux commissures de le pli de ne pouvoir point oublier.

Il ignorait encore, comme homme il ignorait les vicis- situdes. 11 ignorait, comme homme il ignorait ce qui laissera

une éternelle trace, la couronne d’épines et le sceptre de roseau, et celte affreuse agonie du Calvaire, et cette agonie encore plus affreuse de la veille au soir au mont des Oliviers. Gomme eux il était un vase d’albâtre Que n’avait encore souillé aucune trace, Aucune lie d’aucune écume. Et c’est la sixième raison, dit Dieu, et la septième, ils

me rappellent mon fils. Comme il était s’il n’eût point changé depuis, quand il

était si beau. Si cette énorme aventure Se fût arrêtée là. Voilà pourquoi je les aime, dit Dieu,

entre tous ils sont les témoins de mon fils. Ils me montrent, ils sont comme il était, si seulement Il n’eût point changé. De toutes les imitations de

Jésus-Christ C’est la première et c’est la toute neuve ; et c’est la

seule Qui ne soit à aucun degré Qui ne soit pas même pour un atome Une imitation de quelque flétrissure et de quelque

meurtrissure et de quelque blessure de l’âme de Jésus. C’est une ignorance totale de l’avanie et de l’affront. Et de l’injure et de l’offense.

226 DES SAINTS INNOCENTS

Ils ne connaissent que le meurtre, et d’avoir été tués, ce qui ne serait rien.

Ils ne furent jamais tournés en dérision.

Voilà ce que j’aime en eux, dit Dieu. Voilà en quoi, pourquoi je les aime.

Ils sont pour moi des enfants qui ne sont jamais deve- nus des hommes.

Des agneaux qui ne sont jamais devenus des boucs.

Ni des brebis. [Et ceux-ci suivent l’agneau partout où il ira).

Des enfants Jésus qui ne vieillirent jamais. Qui ne

— grandirent point. Or le mien profitait

en sagesse^ et en âge, et en grâce

auprès de Dieu et auprès des hommes.

Je les aime innocemment, dit Dieu. Et c’est la septième

raison. (C’est ainsi qu’il faut aimer ces innocents) Comme un père de famille aime les camarades de son

fds Qui vont à l’école avec lui.

Mais eux ils n’ont point bougé depuis ce temps-là.

Ils sont les imitations éternelles 227 LE MYSTÈRE De ce que Jésus fut pendant un temps très court Car il profitait, lui. Il croissait pour cette énorme aventure.

Et la septuple raison, dit Dieu, c’est qu’ils sont ainsi

comme David les voulait. Immaculati in via. Ainsi est l’ordre, dit Dieu. Le prophète prédit. Mon fils dit. Et moi je redis.

Ou encore :

Le prophète prédit.

Mon fils dit.

Et moi je confirme et je consacre.

Et mon Église confirme et célèbre. Et consacre et commémore.

Ainsi l’Apôtre les reprend du Prophète et Jean les reprend de David. Et comme David avait voulu qu’ils fussent

Immaculés dans la voie ainsi Jean les a vus

Sur la montagne de Sion

228 DES SAINTS INNOCENTS Autour de V Agneau debout. Il n’y en a que pour eux.

Ceux-ci suivent V Agneau partout oii il ira. (Les plus grands saints ne le suivent apparemment pas

partout).

Ceux-ci ont été enlevés des hommes :

[d’entre les hommes, de parmi les hommes, d’être des

hommes) Les plus grands saints ont été des hommes, n’ont point

été enlevés d’être des hommes).

et dans leur bouche na pas été trouvé le mensonge : ils sont en effet sans tache devant le trône de Dieu.

Et l’Apôtre les nomme primitiae Deo, et Agno : prémices à Dieu, et à l’Agneau. C’est-à-dire premiers fruits de la terre que Ton offre à Dieu et à l’Agneau. Les autres saints sont les fruits ordinaires, les fruits de la saison. Mais eux ils sont les fruits

De la promesse même de la saison.

Et suivant l’Apôtre l’Église répète : Innocentes pro

Christo infantes occisi sunt,

les Innocents pour le Christ 229 LE MYSTÈRE enfants furent massacrés,

(infantes, tout jeunes enfants, tout petit enfant ne par- lant pas encore)

ah iniquo rege lactentes inierfecti siint :

par un inique Roi

laiteux ils furent assassinés :

{lactentes, pleins de lait, laiteux, à l’âge du lait, étant

encore au régime du lait, nourris de lait)

ipsuni sequuntur Agnum sine macula ils suivent l’Agneau lui-même sans tache

(et le texte est tel, mon enfant, que c’est ensemble

l’Agneau qui est sans tache et eux avec lui qui sont sans tache)

Mais l’Église va plus loin, l’Église passe outre, l’Église dépasse l’Apôtre.

L’Église ne dit plus seulement qu’ils sont des prémices

à Dieu, et à l’Agneau. L’Église les invoque et les nomme

230

fleurs des Martyrs.

Entendant littéralement par là que les autres martyrs sont les fruits mais que ceux-ci, parmi les martyrs,
sont les fleurs mêmes.

Salvete flores Martyrum,

Salut FLEURS des Martyrs.

Couchés sur le chevalet, liés au chevalet comme des fruits liés à l’espalier
Les autres martyrs, vingt siècles de martyrs
Les siècles des siècles de martyrs
Sont littéralement les fruits de saison.
De chaque saison échelonnés sur l’espalier
Et notamment des fruits d’automne
Et mon fils même fut cueilli
Dans sa trente-troisième saison. Mais eux ces simples innocents,
Ils sont avant les fruits mêmes, ils sont la promesse du fruit.
Salvete flores Martyrum, ces enfants de moins de deux ans sont les fleurs de tous les autres Martyrs.
C’est-à-dire les fleurs qui donnent les autres martyrs.
Au fin commencement d’avril ils sont la rose fleur du pêcher.
Au plein avril, au fin commencement de mai ils sont la blanche fleur du poirier.
Au plein mai ils sont la rouge fleur du pommier.

LE MYSTÈRE

Blanche et rouge. Ils sont la fleur même et le bouton de la fleur et le coton

du bouton. Ils sont le bourgeon du rameau et le bourgeon de la

fleur. Ils sont l’honneur d’avril et la douce espérance. Ils sont rhonneur et des bois et des mois. Ils sont la jeune enfance. Le dimanche de Beminiscere n’est que pour eux, parce

qu’ils se rappellent. Le dimanche à’Oculi n’est que pour eux, parce qu’ils

voient. Le dimanche de Laelare n’est que pour eux, parce qu’ils

se réjouissent. Le dimanche de la Passion n’est que pour eux, parce

qu’ils furent la première Passion. Le dimanche des Rameaux n’est que pour eux, parce

qu’ils sont le rameau même quia porté tant de fruits. Et le dimanche du jour de Pâques n’est que pour eux,

parce qu’ils sont ressuscites. Ils sont la fleur de l’aubépine qui fleurit pendant la

semaine sainte Et la fleur de l’avant-courrière épine noire, qui fleurit

cinq semaines plus tôt Ils sont la fleur de toutes ces plantes et de tous ces

arbres rosacés. Promesse de tant de martyrs ils sont les boutons de

rose De cette rosée de sang. Salvete flores Martyrnm, Salut fleurs des Martyrs,

232 DES SAINTS INNOCENTS quos, lacis ipso in limine, Christi insecutor sustulit,

ceu lurbo nascenles rosas.

que, sur le seuil même de la, lumière, le persécuteur du Christ enleva, (emporta)

ceu turbo nascentes rosas.

comme la tempête de naissantes roses. (c’est-à-dire comme la tempête, comme une tempête enlève, emporte de naissantes roses).

Vos prima Christi victima, Grex immolatorum tener, Aram sub ipsam simplices Palma et coronis luditis.

Vous première victime du Christ, Troupeau tendre des immolés. Au pied de V autel même simples, Simplices, âmes simples, simples enfants, Palma et coronis luditis. Vous jouez avec la palme et les couronnes. Avec votre palme et vos couronnes.

—233 Tel est mon paradis, dit Dieu. Mon paradis est tout ce

qu’il y a de plus simple.

Rien n’est aussi dépouillé que mon paradis.

Aram sub ipsam au pied de l’autel même

Ces simples enfants jouent avec leur palme et avec leurs

couronnes de martyrs.

Voilà ce qui se passe dans mon paradis. A quoi peut-on

bien jouer

Avec une palme et des couronnes de martyrs.

Je pense qu’ils jouent au cerceau, dit Dieu, et peut-être

aux grâces

(du moins je le pense, car ne croyez point

qu’on me demande jamais la permission)

Et la palme toujours verte leur sert apparemment de

bâtonnet.