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Le Mystère du B 14/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
F. Rouff, éditeur (p. 29-32).

xi

où rosic perd complètement la tête



Trois heures après, Rosic se trouvait de nouveau à Valence, amené par une auto dans laquelle, brisé par la fatigue, il s’était endormi et avait fait des rêves épouvantables.

Le jour se levait ; mais les magasins que Rosic avait l’intention de visiter n’étaient pas encore ouvert. Tous les hôtels et cafés avaient encore leur devanture fermée.

Rosic se dirigea vers la gare, où, du moins au buffet, il pourrait trouver une tasse de chocolat.

La première personne qu’il rencontra fut le sous-chef de gare Guillenot, qui lui dit :

— Vous savez, on a trouvé la veste…

— Je sais…

— Tout à l’heure, en allant prendre son travail, un homme d’équipe l’a découverte derrière la gare, près du pont Gas.

— Tout à l’heure ! s’exclama Rosic.

— Il y a une demi-heure à peine… La doublure était déchirée, preuve qu’elle contenait des papiers, cette doublure…

— Et vous dites qu’on a trouvé cette veste il y a une demi-heure ?

— Oui…

Et Rosic se souvint que la veille, vers les onze heures, dans le train, le soi-disant T. D. Shap lui avait dit que la veste, vidée de son contenu, se trouvait derrière la gare… Comment aurait-il pu le savoir, si ce n’avait été lui qui l’avait jetée là…

Allons, le doute n’était pas possible, et ce fameux détective était bien W. R. Burnt…

D’ailleurs, Rosic ne tarda pas à en avoir d’autres preuves.

D’abord, chez un tailleur, à la Porte-Neuve un marchand de confections qui se souvint avoir vendu, la veille au matin, à un monsieur vêtu d’un complet verdâtre et sans chapeau, un costume de voyage, dit Suffolk, en étoffe grisaille.

Et, une demi-heure après, dans un bazar des environs de la gare, un employé reconnut la valise pour celle qu’il avait vendue la veille à un voyageur vêtu d’un Suffolk grisaille.

— Ce client-là a été très long à choisir… Mais il ne regardait pas au prix… Parbleu…, il cherchait une valise absolument semblable à celle qui contenait les papiers…

Et Rosic reconstituait toute l’affaire :

Ce damné Burnt rôdait autour de lui… Il avait su que l’on venait de découvrir à Saint-Rambert sa valise, auprès du cadavre de Joé Wistler… Cette valise, il la lui fallait au plus vite… Il en achetait une pareille… suivait Rosic à Saint-Rambert… ou l’y précédait, n’importe… Il montait dans le train avec lui… dans un autre compartiment… puis faisait son entrée… La valise vide devait être dans le couloir… et la substitution n’avait été faite, ah ! combien habilement ! que pendant le dixième de seconde où Rosic avait le dos tourné, pour descendre…

C’était du beau travail… Rosic ne pouvait s’empêcher d’admirer… Avec un gaillard comme ça, il allait avoir du fil à retordre… Mais il l’aurait… oui… dût-il se crever à cette tâche.

Il n’avait plus rien à faire à Valence… Il n’alla même pas voir M. Chaulvet… À quoi bon… À dix heures il prenait le rapide pour Paris…

Sa première visite, en arrivant, fut pour la Sûreté.

Il avait à cœur de vérifier une des assertions les plus extraordinaires du soi-disant T. D. Shap.

Car, durant le voyage, des doutes lui étaient venus.

Tout ce roman policier que lui avait

détaillé le faux détective n’était-il pas tout entier sorti de son imagination ?

Là encore, n’avait-il pas voulu se jouer de lui.., tromper sa perspicacité… lancer on enquête sur une fausse piste.

Certes, l’histoire était vraisemblable, et corroborait parfaitement tout ce qu’il en savait… tous ces faits, élucidés par l’homme qui avait pris la personnalité de T. D. Shap s’adaptaient parfaitement et éclairaient d’une manière éclatante les coins les plus secrets de ce mystère du B-14.

Mais il avait affaire à si forte partie…

N’avait-il pas le droit de se méfier ?

Arrivé boulevard du Palais, tout de suite, il se dirigea vers le service anthropométrique. Il y était connu.

— Tiens… cet excellent M. Rosic… Quel bon vent vous amène ?

— Connaissez-vous un certain Barnabé ? demanda Rosic tout de go.

L’employé qui l’avait salué, et qui était un vieux routier, fouilla une seconde dans son souvenir.

— Barnabé… Attendez… Oui, ce nom ne m’est pas inconnu… Barnabé… J’y suis. Barnabé… l’affaire de Fontenay… une villa cambriolée en plein jour… sous l’œil du concierge… Ah ! oui… Un malin… Il a été condamné à trente ans de travaux forcés… Il y a huit ans. Il doit être au bagne, à cette heure…

— S’il ne s’en est pas échappé…

— Nous le saurions…

— Hum… Hum…

Rosic savait ce qu’il en était, et que les services, malheureusement, ne se renseignent pas souvent entre eux.

Et il dit :

— Vous devez avoir une photo de ce négociant ?

— Certainement…

— Voudriez-vous me la montrer ?

L’employé regarda Rosic.

— Vous manigancez quelque chose, vous… Oh ! je sais… Vous êtes un malin… Et quand vous pouvez mettre dedans la Sûreté de Paris, vous ne prenez pas de mitaines, histoire de montrer qu’à Lyon on est aussi mariole qu’ici…

— Mais non… mais non…, fit Rosic.

Certes, en toute autre circonstance, ce compliment détourné lui aurait plu… Mais en l’espèce et dans les circonstances, il lui faisait l’effet d’une amère ironie…

— Allons ! fit l’employé. Je vais vous montrer la sympathique physionomie du nommé Barnabé… enchanté si cela peut vous être utile…

Il fouilla dans des casiers, ne fut pas long et présenta à Rosic une épreuve sur laquelle le chef de la Sûreté de Lyon jeta les yeux.

— C’est bien lui… murmura-t-il.

L’erreur n’était pas possible… c’était bien la tête trouvée sur le bord de l’Isère… laquelle tête s’adaptait si bien au corps décapité du cadavre trouvé dans le B-14.

Burnt ne lui avait pas menti.

— Vous le reconnaissez donc ? demanda l’employé.

— Oui… Et vous pouvez le rayer de vos contrôles, car à cette heure, il y a des chances pour que ce Barnabé n’inquiète plus la police…

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’il est mort…

— Petite perte…

— Mort, assassiné dans un train de luxe !

— Ah ! bah…

Mais Rosic n’était pas en train de raconter des histoires ; il remercia l’employé du service anthropométrique, et quitta les bureaux.

Il n’y avait pas de doute. Les choses s’étaient bien passées comme Burnt le lui avait dit. En tout cas, un malin ce Burnt…

Et tout à coup un soupçon effleura l’esprit de Rosic.

Et, si ce n’était pas Burnt… si c’était en vérité ce T.-D. Shap ?

En somme, l’affaire était importante… une grosse affaire d’espionnage peut-être… T.-D. Shap l’avait éclaircie… et il n’aurait pas cherché à en tirer tout le bénéfice ?

Ce Burnt et ce Wistler pouvaient fort bien être des Américains… T.-D. Schap était peut-être sur leur piste… Mais il lui manquait la valise… et il se l’était procurée…

Les policiers se jouaient souvent de ces tours-là.

En somme, seuls un bandit ou un policier étaient capables d’avoir subtilisé cette valise avec tant d’adresse.

Ce Burnt aurait-il été assez malin pour travailler de façon aussi remarquable ?

Cette pensée consola Rosic, qui trouvait moins humiliant pour lui d’avoir été roulé par un confrère, surtout quand ce confrère était une des sommités de la police mondiale, que par un simple particulier.

Il pouvait en avoir le cœur net… Il n’avait pas quitté la Sûreté… Là, on connaissait T.-D. Shap. Il allait se l’enseigner. Son ami Ferroux allait le tirer d’embarras. Et il se dirigea vers le bureau de son ami Ferroux.

— Tiens, Rosic !

— Lui-même…

— Tu es donc dans nos parages ?

— Pour affaire personnelle… je repars ce soir…

— Rien de nouveau là-bas ?

— Rien ! répliqua Rosic assez sèchement.

— Toujours solide !

— On se maintient… Mais ce n’est pas tout ça… Est-ce que tu connais ce détective américain dont on a tant parlé, T.-D. Shap.

— Je te crois… j’ai dîné deux ou trois fois avec lui !…

— Pourrais-tu me présenter ?…

— Mon vieux, pour ça, il faudrait aller à New-York, ou attendre qu’il revienne en France !…

— Il est donc retourné dans son pays ?…

— Il y a un gros mois !…

— Tu es sûr ?…

— Aussi sûr que l’on peut l’être quand on a accompagné quelqu’un à la gare !…

Rosic se mordit les lèvres.

Et il demanda encore :

— Tant pis… Comment était-il ?…

— Qui ?…

— Ce Shap !…

— Ma foi… un petit… maigre… rasé… Mais, au fait…

Ferroux fouilla dans sa poche, en tira son portefeuille et, sortant une photographie :

— Le voilà… en pied, à la suite du banquet que nous lui avons offert… Tu le vois… là… à côté de moi… ce petit bonhomme…

Rosic regarda la photographie :

— Celui-là ?…

— Oui !…

— Zut !… clama-t-il.

Il était de toute évidence que le monsieur rencontré dans le train ne pouvait être T.-D. Shap… T.-D. Shap était un tout petit homme à la figure chafouine… une véritable tête de vieille femme, et l’autre…

Mais Ferroux se méprit sur l’interjection de Rosic.

— Oui, fit-il, hein… On ne croirait jamais que c’est là un policier… et pourtant c’est un fameux… Tu aurais été content de faire sa connaissance…

— Certes, répondit Rosic évasivement.

Mais il n’était plus à la question…

Décidément, c’était bien Burnt qui l’avait ainsi joué.

Il serra la main à son ami et disparut…

Mais, comme il traversait le pont, il fut à demi bousculé par une trombe de marchands de journaux qui, un gros paquet sous le bras, couraient comme des fous en hurlant comme des possédés :

— D’mandez Paris-Matin… sa troisième édition… le Mystère du B.-14…

Et Rosic tressaillit…

Quoi… les journaux mentionnaient cette affaire… et on ne lui avait rien dit à la Sûreté ?…

Il acheta un numéro, et tout de suite, cette manchette en lettres énormes le suffoqua :


LES MYSTÈRES DU B-14

Un voyageur chloroformé et jeté dans le Rhône. — Un apache égorgé dans le train. — Une tête dans l’Isère. — Un cadavre à Saint-Rambert. — Le veston volé. — Le poignard de cristal. — M. Rosic, le célèbre policier, éclaircit ces mystères. — Que contient la valise tombée entre les mains de la police. — Nous le saurons demain.

Assis sur le bord de la vasque de la fontaine du Châtelet, Rosic lisait cet étrange article… C’était, mot pour mot, tout ce que lui avait expliqué dans le train le soi-disant T.-D. Shap, qu’il savait maintenant sûrement être W.-R. Burnt lui-même…

Qui avait pu ainsi renseigner le Paris-Matin ?…

Ce n’était pas la Sûreté, qui ignorait tout de cette affaire, dont personne ne lui avait parlé, à l’instant quand il était dans les bureaux…

D’ailleurs, la Sûreté ne pouvait encore rien savoir de ce crime du B.-14… Ce n’était pas lui, non plus… Alors… Alors… ce ne pouvait être que Burnt… Pourquoi ?… Dans quel but ?… Pourquoi, à peine arrivé à Paris, après avoir volé sa valise, au lieu d’avertir la police, au lieu de mettre la justice dans la confidence de ses affaires, s’en venait-il trouver un journal et lui narrait-il par le menu toute cette mystérieuse affaire ?…

Et pourquoi en laissait-il tout l’honneur à Rosic, à Rosic qu’il avait joué, qu’il avait volé, dont il s’était moqué, en somme…

Si c’était un espion drôle de façon de faire le silence…

Car, il n’y avait pas à dire, c’était Burnt et non un autre qui avait rédigé cet article… Rosic reconnaissait des tournures de phrases déjà entendues dans le train… Et ils étaient seuls… et nul n’avait pu les entendre… Qu’est-ce que cela voulait dire… Quel était ce nouveau mystère… Pourquoi cet homme, qui avait tout fait pour se cacher, dévoilait-il à cette heure son affaire au grand jour ?…

Et Rosic se pressait la tête, et il sentit qu’il devenait fou…