Le N° 13 de la rue Marlot (Pont-Jest)/XX

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E. Dentu (p. 276-287).


XX

OÙ WILLIAM DOW REVIENT, À LA STUPÉFACTION DE MAÎTRE PICOT.


Suspendue au milieu d’une émotion difficile à peindre, l’audience ne devait pas être reprise aussi rapidement que le public le désirait, dans son impatience d’entendre l’éloquent et sympatique avocat chargé de défendre Marguerite Rumigny.

On se demandait ce que l’éminent maître allait pouvoir dire, quels arguments il invoquerait contre ces charges accablantes que le ministère public avait groupées avec une si grande habileté, comment il arriverait à renverser cet échafaudage des preuves terribles de la complicité de Mlle Rumigny dans l’assassinat de son père.

Accueillie d’abord avec incrédulité par une partie du public, l’accusation, grâce au talent de l’avocat général, avait bientôt paru moins problématique. À la fin du réquisitoire, elle gagna la plupart des hésitants, et, lorsque l’organe du ministère public eut prononcé sa terrible péroraison, l’accusée n’avait que bien peu de partisans dans l’auditoire.

Tout en hésitant encore à admettre que cette jeune femme bien élevée, à la physionomie si douce, au passé sans reproches jusqu’au moment de sa faute, faute d’amour ! se fût rendue coupable de l’épouvantable forfait qui l’amenait en cour d’assises, mais jugeant moins avec leurs cœurs et plus avec les faits, certains expliquaient tout par cette passion, qui, après avoir jeté Marguerite dans les bras de Balterini, en avait fait l’instrument docile de sa vengeance et de sa haine.

Les pessimistes n’allaient pas jusqu’à affirmer que Mlle Rumigny avait comploté avec son amant l’assassinat de son père, mais ils disaient qu’entraînée par un enchaînement fatal, elle avait cédé aux obsessions de celui qu’elle aimait, pour provoquer, entre ces deux hommes qui se haïssaient, une rencontre qui devait être funeste pour le vieillard.

Ce qui plaidait contre elle, c’était ce mutisme obstiné qu’elle gardait à l’égard de ce qu’était devenu Balterini. On n’admettait pas qu’elle l’ignorât. L’interruption même de cette correspondance, qui avait été pendant longtemps si régulière, était pour ces raisonneurs une preuve de plus de la complicité de la jeune femme.

Si le musicien avait cessé sa correspondance si brusquement, c’est qu’il savait ce qui était arrivé depuis son départ ; c’est qu’après son crime il avait été informé de ce qui s’était passé, et que le silence avait été tout naturellement son premier souci.

S’il ne se présentait pas pour protester de l’innocence de sa maîtresse, c’est qu’il était coupable lui-même et ne voulait pas se livrer, dans l’espoir que Marguerite ne pourrait être condamnée et qu’elle reviendrait alors le rejoindre là où il se cachait.

M. Morin, le cousin de la jeune femme, avait peint le caractère de Marguerite sous de telles couleurs, qu’il était malheureusement permis de tout admettre, si terrible que fût, selon l’accusation, la route parcourue par la fille de M. Rumigny depuis sa révolte contre son père jusqu’au dénouement sanglant de ce drame de famille.

Ces échanges de pensées, ces déductions fausses ou vraies, ces discussions, et les conclusions qu’en tiraient ceux qui s’y livraient, occupèrent l’auditoire assez longtemps. Toutefois, lorsqu’une demi-heure se fut écoulée sans que rien annonçât la rentrée de la cour, on commença à se demander pourquoi la suspension de l’audience se prolongeait ainsi.

On attendit cependant un grand quart d’heure encore sans trop d’impatience ; puis, en comptant les minutes, on se dit qu’il se passait bien certainement, loin du public, quelque chose d’anormal et d’inattendu.

Un des magistrats ou l’un des jurés était-il tombé malade ? L’accusée avait-elle attenté à ses jours ?

La longueur inaccoutumée de cette suspension ne pouvait provenir du fait de Me Lachaud, puisque s’il était sorti pendant la suspension, en emportant certains papiers extraits de son dossier, il avait depuis longtemps repris sa place à son banc. Il s’y tenait, dans cette attitude qu’il affectionne, le mouchoir sur la figure et la tête dans les deux mains, attitude qui lui permet de s’isoler au milieu de la foule la plus bruyante.

Enfin, un coup de sonnette se fit entendre ; l’auditoire poussa un soupir de satisfaction, l’huissier annonça la cour, et les juges ainsi que les jurés regagnèrent leurs sièges.

Si le public avait moins guetté le retour de l’accusée, il eût remarqué le changement qui s’était produit dans la physionomie de l’avocat général depuis la fin de la première partie de l’audience.

L’honorable organe du ministère public n’avait plus ce visage calme et sévère qui sied à celui qui ne doit être que l’interprète impartial de la loi. M. Gérard, au contraire, semblait ému, préoccupé. Ses traits exprimaient tout à la fois une espèce d’angoisse et une inébranlable résolution.

Nos lecteurs comprendront bientôt quel combat terrible la vérité et l’erreur se livraient dans l’âme de ce magistrat intègre.

Me Lachaud, qui s’était levé pour saluer la cour, interrogeait son adversaire d’un œil inquiet.

Bien qu’il fût prêt à prendre la parole, on eût dit que l’illustre maître attendait quelque incident nouveau.

Sur l’ordre du président, les gardes venaient de ramener l’accusée.

La malheureuse était d’une pâleur cadavérique ; elle se soutenait à peine. Ceux qui l’escortaient furent obligés de la soulever pour lui faire franchir le banc sur lequel elle devait reprendre place.

Lorsqu’elle l’eut atteint, elle y tomba affaissée et ses mains tremblantes s’accrochèrent à la barre qui la séparait de son défenseur.

Si elle ne pleurait pas, c’est que ses paupières rougies n’avaient plus de larmes. Sentant peser sur elle les regards curieux du public, elle détournait la tête.

— Courage ! lui dit Me Lachaud, en se tournant vers elle et en lui prenant les deux mains ; vous m’avez promis d’être forte.

— C’est vrai ! murmura Marguerite d’une voix à peine distincte. Ah ! c’est que toutes ces émotions m’achèvent. Il me semble que le bonheur même me tuerait. Mais, vous avez raison, je veux être digne de votre bonté.

Se redressant alors par un suprême effort de volonté, Mlle Rumigny jeta sur l’assistance un regard furtif. On eût dit qu’elle cherchait quelqu’un au milieu des rangs pressés de la foule, où se tenait à demi caché M. Adolphe Morin.

Le silence s’étant fait enfin, l’honorable président des assises se tourna vers Me Lachaud, et il allait lui donner la parole pour présenter la défense de sa cliente, lorsque l’avocat général dit en se levant :

— Monsieur le président, je vous demande la permission d’ajouter quelques mots à mon réquisitoire avant que mon éloquent adversaire se fasse entendre.

— M. l’avocat général a la parole, fit M. de Belval en adressant un geste d’excuse à Me Lachaud.

L’auditoire, comme s’il pressentait un incident nouveau, devint plus attentif que jamais.

Mlle Rumigny avait relevé la tête. N’était-ce donc pas assez tout ce qu’elle avait déjà souffert ?

— Messieurs de la cour, messieurs les jurés, dit l’organe du ministère public, lorsque, devant vous, il y a une heure, j’ai soutenu l’accusation qui pèse sur la femme que vous avez à juger, j’ai parlé selon ma conscience et mes convictions ; j’ai rempli mon devoir avec impartialité, mais aussi avec toute la rigueur que me commandent les intérêts de la société que, du haut de ce siége, nous avons mission de protéger. Il semblait donc que ma tâche était terminée et qu’après les conclusions de mon réquisitoire, conclusions qui vous ont demandé, au nom de la morale et de la justice, de frapper sévèrement la complice d’un parricide, il ne me restait plus rien à dire. Je le pensais comme vous ; je me trompais. La douleur de nos fonctions est de vous convaincre de la nécessité de frapper un coupable ; leur gloire est surtout de rechercher, de découvrir la vérité, lors même que cette vérité ne serait pas dans une instruction loyalement conduite, dans une accusation nettement définie, dans des témoignages multiples, dans les faits mêmes de la cause !

Dès les premiers mots de M. Gérard, la curiosité de l’auditoire avait été vivement surexcitée ; à cette dernière phrase de l’éminent magistrat, un mouvement de surprise agita la foule.

Que voulait donc dire ce préambule ? Quel incident inattendu préparait-il ? Quelle preuve convaincante de culpabilité l’organe du ministère public avait-il omise dans son réquisitoire ? Ou, quel document nouveau lui était-il parvenu pendant la suspension de l’audience ?

— Or, messieurs, poursuivit l’éloquent avocat général, c’est au nom de cette recherche de la vérité qui est le plus sacré de tous nos devoirs, que je prie M. le président de vouloir entendre, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, un dernier témoin, témoin que monsieur le juge instructeur a d’ailleurs interrogé peu de jours après la mort du malheureux Rumigny, et dont la déposition a été lue dans la première partie de cette audience. C’est lui qui s’est jeté si courageusement à l’eau pour sauver l’accusée, lorsqu’elle s’était précipitée du pont d’Austerlitz dans la Seine. Si ce généreux sauveteur n’a pas reparu depuis cette époque devant la justice, c’est qu’après avoir prévenu M. le juge d’instruction de l’obligation où il était de s’éloigner, il avait quitté la France. Il n’est arrivé à Paris qu’aujourd’hui, trop tard pour être régulièrement cité ; mais, en apprenant l’ouverture de ces débats, il s’est hâté de venir se mettre aux ordres de la cour.

— Le nom de ce témoin, monsieur l’avocat général ? demanda le président.

— William Dow.

— C’est le nom, en effet, d’un des témoins de l’instruction, dit M. de Belval, après quelques secondes de recherches dans son dossier ; en vertu de notre pouvoir discrétionnaire, nous ordonnons qu’il soit entendu à cette audience.

La curiosité du public ne faisait que croître, mais deux des assistants surtout n’avaient pu retenir un mouvement de surprise, en entendant prononcer le nom de l’Américain. C’étaient M. Meslin et maître Picot, qui suivaient tous deux attentivement les débats.

Le brave commissaire de police croyait l’étranger bien loin. Quant à l’agent de la sûreté, il n’avait oublié, ni la façon dont William Dow s’était moqué de lui, ni les reproches qu’il lui avait attirés. Sa mésaventure de la route d’Italie était encore présente à sa mémoire, et il enrageait de voir revenir cet être mystérieux, auquel il devait un souvenir si douloureux pour son amour-propre.

— Introduisez le témoin William Dow, ordonna le président à l’un des huissiers.

Tous les regards s’étant aussitôt tournés vers la porte de communication, on vit s’avancer le personnage que nous connaissons, toujours calme, digne, flegmatique, tel que nous l’avons dépeint au début de ce récit.

La foule le suivait des yeux et l’escortait d’un murmure sympathique, en se souvenant que c’était à son courage que l’accusée devait la vie ; mais M. Adolplie Morin, qui s’était levé pour mieux voir le nouveau venu, ne put réprimer un mouvement de stupeur. On eût dit qu’il reconnaissait l’étranger.

Son visage prit immédiatement une telle expression d’angoisse que maître Picot le remarqua, et que, toujours fidèle à ses habitudes de réflexions intimes, il ne put s’empêcher de murmurer en souriant :

— Eh ! mais, eh ! mais, est-ce qu’il va y avoir du nouveau !

Et il se rapprocha, autant que le lui permirent ses voisins, du cousin de Marguerite.

Arrivé en face de la cour, William Dow salua et attendit.

— Monsieur, lui dit le président, au milieu du plus profond silence, l’organe du ministère public a demandé à vous faire comparaître. Nous avons autorisé votre audition en vertu de notre pouvoir discrétionnaire. Vous ne prêterez pas serment, car vous ne pouvez être entendu qu’à titre de renseignements. Je n’ai pas besoin d’ajouter que vous n’en devez pas moins à la justice toute la vérité, rien que la vérité. Comment vous appelez-vous ?

— William Dow, sujet américain, répondit l’étranger.

— Votre profession ?

— Chef des détectives de la police métropolitaine de New-York.

— Un confrère ! ne put s’empêcher de dire presque tout haut Picot, en se tournant vers M. Meslin. Sapristi ! ça ne m’étonne plus !

En apprenant à qui il avait eu affaire rue Vandrezanne, le brave agent se reprochait moins d’avoir été joué.

— Veuillez, reprit M. de Belval, vous adresser à messieurs les jurés et leur dire ce que vous savez de l’affaire.