Le N° 13 de la rue Marlot (Pont-Jest)/XXI

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E. Dentu (p. 287-310).


XXI

LE MORT QUI SE TUE.


William Dow, se tournant vers le jury, commença en ces termes :

— Messieurs, envoyé en France par mon gouvernement pour une mission de confiance, qui nécessitait de ma part un certain incognito, je fus me loger rue Marlot, à l’hôtel du Dauphin. J’étais là depuis déjà deux mois et moins obligé de me cacher, car j’avais à peu près terminé l’enquête dont j’étais chargé, lorsque j’entendis un soir pousser des soupirs dans la chambre à côté de la mienne. En prêtant attentivement l’oreille, je saisis certaines paroles qui étaient bien de nature à piquer ma curiosité : « Oui ! je veux la voir, lui pardonner, la serrer dans mes bras ! » disait mon voisin. Et il pleurait.

« Le lendemain et les jours suivants, les mêmes plaintes étant venues de nouveau jusqu’à moi, je voulus connaître celui qui me faisait involontairement le confident de ses infortunes, infortunes conjugales, je le supposais. M’étant informé auprès de l’un des garçons de l’hôtel, je sus que le voyageur qui demeurait près de mon appartement s’appelait M. Desrochers et était arrivé depuis quelques jours. Nous étions alors vers le milieu du mois de février. J’appris, de plus, que cet homme sortait peu, ne parlait jamais à personne et semblait triste et préoccupé.

« Mes instincts de policier m’indiquèrent de suite que j’étais sur les traces de quelque drame de famille, et quand j’eus rencontré deux ou trois fois M. Desrochers, j’acquis la conviction qu’il songeait à quelque projet étrange. Ma chambre à coucher était séparée de la sienne par une porte condamnée dont les joints avaient été recouverts de bandes de papier gris ; je soulevai l’une de ces bandes, ce qui me permit d’étudier mon voisin du regard en même temps que de l’ouïe. Quinze jours après, je connaissais ses moindres pensées.

« Je vous demande pardon, monsieur le président, d’entrer dans ces détails ; mais je les crois indispensables pour faire comprendre à messieurs les jurés dans quelles conditions j’ai été entraîné à m’occuper de cette affaire, et pourquoi je poursuivis ensuite le but que j’espérais, que j’espère toujours atteindre.

— Parlez, monsieur ; n’omettez, au contraire, rien de ce que vous croirez utile. La cour ne vous écoute pas avec moins d’attention que messieurs les jurés.

L’auditoire gardait le plus profond silence ; on eût dit qu’il pressentait à cette cause mystérieuse quelque dénouement étrange. Me Lachaud prenait des notes.

Quant à l’accusée, elle ne quittait pas des yeux cet homme qu’elle avait désespéré de revoir jamais.

William Dow reprit :

— Oui, messieurs, après quinze jours de surveillance incessante, je savais le combat qui se livrait dans le cœur de M. Desrochers. Ses plaintes et ses réflexions m’avaient appris que ce n’était pas sa femme qu’il voulait revoir, mais sa fille, qui lui avait été enlevée. Seulement, si ce malheureux désirait ardemment embrasser son enfant, il pensait que l’orgueil lui commandait de n’être vu de personne. Sa fille était à quelques pas de lui, il n’avait qu’à se présenter chez elle, ouvertement ; il ne le voulait pas.

« Dix fois je le vis, la nuit une fois tombée, s’approcher du n° 13, étendre la main vers la sonnette, puis s’enfuir. Il revenait alors à son poste d’observation, à sa croisée, et c’est de là qu’une nuit, il surprit le signal convenu entre l’employé des postes et ses concierges. Le silence qui régnait dans la rue lui permit de se rendre compte de ce que faisait M. Tissot. Il le guetta plusieurs fois, et lorsqu’il eut la certitude que ce locataire rentrait sans être vu de Bernier et de sa femme, car il avait pu s’assurer, par la fenêtre de la loge, que le lit des époux était fort loin de la porte, il résolut de se glisser furtivement dans cette même maison.

« Il est probable que M. Desrochers, — je continue à l’appeler par ce nom, puisque j’ignorais alors qui il était, — se renseigna à l’administration des postes à l’égard des absences de M. Tissot, afin de prendre ses mesures en conséquence.

« C’est ainsi que nous arrivons à la nuit du 3 au 4 mars, que le malheureux père avait choisie pour pénétrer auprès de sa fille. Bien certainement, il avait vu s’éloigner la sœur de charité qui soignait la malade, et c’était une raison de plus pour lui de ne pas remettre l’exécution de son projet, car il ne savait pas si, le lendemain, celle qu’il voulait voir serait seule de nouveau.

« Ce que je viens de vous dire, messieurs, n’étant pas des suppositions, mais des faits réels, je pense vous avoir démontré cette première vérité : que M. Desrochers ignorait, en arrivant à Paris, le moyen de s’introduire secrètement auprès de sa fille, et qu’il ne dut la découverte de ce moyen qu’à lui-même.

« Nous allons entrer maintenant dans le domaine des hypothèses et de l’analyse ; mais ces hypothèses et ces analyses seront ensuite corroborées par de telles preuves matérielles qu’elles vous apparaîtront comme des vérités palpables.

— Poursuivez, monsieur, dit M. de Belval, très-vivement intéressé lui-même par ce récit.

L’Américain continua :

— Le 3 mars, M. Desrochers rentra chez lui vers neuf heures, ainsi que le prouve la présence, dans sa chambre, du journal le Soir de ce jour-là. Il en sortit vraisemblablement à dix ou onze heures, lorsque la rue Marlot était déserte depuis déjà longtemps. Il sonna à la porte du n° 13, frappa en même temps au volet de la fenêtre ; on lui ouvrit, il entra.

« On était alors à l’époque de la pleine lune, mais le temps était à l’orage, c’est-à-dire que, par intervalles, le ciel était couvert ou qu’on y voyait comme en plein jour.

« M. Desrochers put donc se diriger sans tâtonnement jusqu’à l’escalier, dont il avait dû, d’ailleurs, étudier, de la rue, la situation. Il gravit le premier étage, puis le second. Le cœur devait lui battre bien fort lorsqu’il atteignit le palier sur lequel ouvrait la porte de l’appartement de sa fille. Il dut hésiter longtemps avant de se décider à sonner ; il resta là un quart d’heure, une demi-heure peut-être ; mais, entendant quelque bruit à l’un des étages inférieurs et craignant d’être surpris, il monta jusqu’au quatrième, où, s’appuyant contre le mur, dans l’angle où se trouve la porte de M. Tissot, il prêta l’oreille.

— Qui vous fait supposer que M. Desrochers ou plutôt Rumigny ait dépassé le troisième étage de la maison ? demanda M. de Belval, en arrêtant du geste le narrateur.

— Monsieur le président, répondit William Dow avec un fin sourire, ce n’est pas là une supposition, c’est une certitude dont je vais vous fournir la preuve.

— Voyons.

— En dehors de la porte de M. Tissot, à hauteur d’homme, le long du chambranle, il y a un clou auquel le locataire de cet appartement suspend parfois sa clef. Or, en visitant cette partie de la maison avec M. le commissaire de police, j’ai aperçu à ce clou un petit morceau d’étoffe marron. Le voici, je l’ai précieusement conservé.

L’Américain tendit à l’huissier l’objet dont il parlait. Celui-ci le remit au président.

— Si vous voulez faire rapprocher ce fragment du parement de la manche droite du paletot qui se trouve dans les pièces de conviction, vous verrez qu’il s’adapte parfaitement à une légère déchirure existant à cet endroit du vêtement.

— C’est vrai, dit M. de Belval, après avoir fait faire par l’huissier la constatation demandée ; voyez, messieurs les jurés.

Le vêtement passa de main en main au banc des jurés, qui reconnurent l’exactitude du fait énoncé par le témoin.

— Mais, demanda le président, comment expliquez-vous la présence de ce morceau d’étoffe à ce clou ?

— D’une façon bien claire, monsieur, répondit l’Américain. Réfugié dans l’angle de cette porte, le vieillard s’y appuya, le bras relevé soutenant sa tête, et comme il se baissa brusquement, sans doute pour n’être pas découvert, dans le cas où le bruit qu’il avait entendu serait celui d’une personne montant jusqu’au troisième étage, le parement de son vêtement, qui se trouvait juste à la hauteur de ce clou, s’y accrocha et y laissa ce morceau d’étoffe.

— C’est possible ; continuez.

— Ce qui se passa ensuite n’est pas moins facile à démontrer. En s’accroupissant, M. Rumigny toucha de la main le paillasson étendu devant la porte de M. Tissot ; il y sentit la clef et, certain que le locataire de cet appartement ne devait pas rentrer cette nuit-là, il y pénétra afin de pouvoir, en toute sûreté, mettre un peu d’ordre dans ses idées et attendre le moment favorable.

— Et une fois dans cette chambre ?

— Il se laissa tomber sur le premier siège à sa portée, c’est-à-dire sur cette chaise rangée contre la table de M. Tissot. Il s’y accouda, prenant sa tête à deux mains, sentant mille pensées affluer à son cerveau, s’efforçant de reprendre un peu de calme. C’est en remettant les mains sur la table qu’il sentit le couteau et s’en empara pour se défendre, car ce vieillard irascible et violent dut songer à ce moment-là qu’il allait peut-être rencontrer un des locataires, qui le prendrait pour un voleur, qui sait ? Balterini lui-même, à qui il ne céderait certainement pas la place.

« Une fois armé, M. Rumigny repoussa son siège par un mouvement brusque, c’est pour cela que le commissaire de police a trouvé ce siège loin de la table et de biais ; il ouvrit la porte, la referma doucement et, se penchant sur la rampe de l’escalier, écouta.

« N’entendant aucun bruit, il commença à descendre, son couteau à la main ; mais la lune s’était voilée, l’obscurité était profonde, et il ne put s’avancer qu’à tâtons. Le sang faisait battre ses tempes ; souvenez-vous que M. Rumigny avait plus de soixante ans et était de tempérament sanguin. Il dut s’appuyer contre le mur, de cette même main qui tenait l’arme aiguisée. Au tournant de l’escalier très-probablement, là où les marches plus larges trompèrent ses pas hésitants, il perdit l’équilibre et sa tête vint porter contre sa main tendue en avant. C’est ainsi qu’il se fit au cou, d’avant en arrière, cette blessure ou plutôt cette écorchure dont le sang jaillit peu abondamment, mais assez cependant pour mettre le comble à ses frayeurs irréfléchies.

« Il le sentit couler sur sa main, qu’il appuya sur la muraille en arrivant au troisième étage ; on en a retrouvé la trace. À cet étage, à deux pas de la porte de Mlle  Rumigny, il y avait, disent les constatations, un grand vêtement waterproof pendu à un porte-manteau. Un rayon de lune lui donnait l’aspect d’un corps immobile. Blotti contre la muraille, dans l’angle de l’escalier, sentant le vertige s’emparer de lui, le vieillard halluciné prit ce vêtement pour un homme qui le guettait, pour Balterini lui-même, et il s’élança la main levée. Mais en frappant dans le vide, — on retrouvera ce coup de couteau dans le waterproof, — il éprouva une indicible terreur, qui acheva brusquement l’œuvre de transport au cerveau que la lutte qu’il subissait depuis une heure avait commencée.

« Il étendit la main pour se soutenir à la rampe, voulut crier, mais l’apoplexie avait été foudroyante, et M. Rumigny roula de marche en marche, tenant toujours le couteau dans sa main crispée. Lorsqu’il s’arrêta dans sa chute, son bras droit portant le premier se replia brusquement sous le poids du corps, et l’arme, par un mouvement qu’on se figure aisément, s’enfonça obliquement, de haut en bas et de droite à gauche, dans les entrailles du malheureux.

« Ce n’était pas un homme assassiné qui tombait sur le palier du second étage, c’était un mort qui se tuait. »

Ces derniers mots étaient à peine prononcés, que l’auditoire, ne pouvant rester maître de son émotion, éclata en applaudissements. La foule s’était levée pour mieux voir cet homme dont la finesse d’observation et l’esprit d’analyse avaient si correctement rattaché les anneaux de ce drame mystérieux de la nuit du 3 mars.

M. de Belval comprenait si bien ce sentiment qu’il réclamait à peine le silence.

M. l’avocat général Gérard était grave et digne, comme l’est l’honnête homme qui a su imposer silence à son amour-propre pour remplir un devoir.

Me Lachaud souriait à Marguerite Rumigny, qui pleurait, les mains jointes tendues vers son sauveur.

Les jurés se regardaient les uns les autres avec stupéfaction. Certains étaient prêts à affirmer déjà qu’ils n’avaient jamais cru à la culpabilité de l’accusée.

M. Adolphe Morin était blême, et Picot, dont l’esprit fantaisiste avait peut-être bien engendré quelque supposition fâcheuse à l’égard du neveu de M. Rumigny, Picot, disons-nous, semblait tout déconfit et murmurait :

— Pas d’assassin ! Sapristi, c’est un malin tout de même !

William Dow seul restait le même. C’était vraiment chose étrange que l’impassibilité de cet homme au milieu des émotions multiples qu’il venait de faire naître.

Après avoir laissé à l’assistance le temps de se calmer, M. de Belval réclama le silence ; on obéit aussitôt, et, s’adressant à l’Américain, il lui dit :

— La cour vous remercie, monsieur, des explications que vous venez de lui donner, car elles éclairent cette affaire d’un jour tout nouveau ; avez-vous quelque chose à ajouter à votre déposition ?

— Oui, monsieur le président, répondit William Dow, si la cour et messieurs les jurés veulent bien m’accorder encore quelques instants.

— Parlez, monsieur.

— Je désirerais vivement démontrer que mon hypothèse à l’égard de la façon dont est mort M. Rumigny ne trouve pas des contradictions absolues dans le rapport même de l’illustre docteur Ravinel. Je lui demande humblement, ainsi qu’à vous, la permission de lui adresser quelques questions.

Le célèbre praticien, qui était resté dans la salle, s’empressa de se rendre à l’invitation du président, en rejoignant l’étranger à la barre des témoins.

— Monsieur, lui dit William Dow avec un ton de grande déférence, croyez-vous que M. Rumigny fût d’un tempérament apoplectique ?

— Autant que j’ai pu en juger par l’examen de son corps, je le pense, répondit le docteur Ravinel.

— Croyez-vous que M. Rumigny, étant armé comme je l’ai dit, ait pu se faire lui-même, en glissant sur l’escalier, l’éraflure que vous avez constatée au cou de son cadavre ?

— C’est admissible : la direction de cette plaie autorise cette supposition aussi bien que toute autre.

— Ne pensez-vous pas que la blessure de l’aine, reçue par un homme dans des conditions physiologiques normales, lui aurait permis de vivre encore quelques heures, de crier, d’appeler à son aide, de faire plusieurs pas, justement parce que l’hémorrhagie a été ralentie par l’infiltration du sang dans la gaine de l’artère fémorale ?

— C’est parfaitement juste ; il se peut qu’une blessure telle que celle dont nous parlons ne cause pas une mort immédiate.

— De plus, est-ce que l’écoulement du sang n’est pas moins abondant sur un cadavre que sur un être vivant ?

— Incontestablement ; c’est là un fait acquis depuis longtemps à la science.

— Je vous remercie, docteur ; ce sont là les seules explications que je désirais obtenir de vous.

Et, saluant M. Ravinel, que le président autorisait à se retirer, William Dow se tourna vers les jurés pour ajouter :

— Eh bien, messieurs, est-il possible d’admettre que, si M. Rumigny avait été assassiné, il n’aurait pas appelé à son secours, il n’aurait pas tenté de fuir, de faire quelques pas ? Or, il a été trouvé à l’endroit même où il est tombé, ou il a été frappé. Cela est indiscutable, puisqu’on n’a pas découvert une goutte de sang, ni sur les escaliers, ni même à proximité de son corps. Donc, pas de lutte, pas de résistance ! La montre, arrêtée par la chute de celui qui la portait, marquait minuit trente-cinq minutes ; c’est bien l’heure à laquelle il est tombé et à laquelle il est tombé déjà mort, puisque sa blessure, s’il l’avait reçue étant en vie, lui aurait permis de lutter, d’appeler, de se traîner, de laisser sur le parquet des traces de sang. Donc, il n’existait plus.

« Et cette hémorrhagie, relativement peu considérable, est-ce que ce fait matériel ne transforme pas mon hypothèse en réalité ? Si l’illustre docteur, qui a bien voulu me répondre avec tant de bienveillance, avait ouvert le cerveau du mort, il y aurait, j’en suis certain, découvert un foyer apoplectique, et sa science l’eût conduit, plus sûrement encore que je n’y suis parvenu, à la conclusion d’un suicide involontaire et non à celle d’un assassinat. »

De plus en plus confondus, la cour et l’auditoire écoutaient toujours. M. Adolphe Morin était livide.

Ses yeux humides démesurément ouverts, Marguerite Rumigny dévorait chacune des paroles de l’Américain.

— Messieurs, continua William Dow, je n’ai plus qu’un mot à ajouter, c’est à propos de l’assassin supposé de M. Rumigny, Balterini, que la justice française a vainement cherché. Il était bien difficile qu’elle le découvrît, car elle ignorait son véritable nom et ses traits lui étaient inconnus. Moi, j’avais trouvé son portrait dans un médaillon qui s’est détaché de la poitrine de Mlle  Rumigny au moment où je l’ai sauvée. De plus, je savais, grâce à M. Adolphe Morin, que j’avais fait causer à Reims, que M. Balterini était arrivé dans cette ville recommandé à M. Rumigny par le célèbre compositeur italien Alberti. Je fus à Naples, où j’appris de M. Alberti lui-même que son ami s’appelait Romello, qu’il était condamné à dix années de réclusion pour crime politique, et qu’il s’était réfugié à New-York, afin d’échapper à l’extradition.

« Muni de ces renseignements, je fis route pour l’Amérique, où je trouvai sans peine M. Romello. Il ignorait ce qui s’était passé, — inutile de dire qu’il n’avait été touché par aucune citation, — et fort inquiet du long silence de Mlle  Rumigny, qui depuis plus de quatre mois n’avait répondu à aucune de ses lettres, il allait s’embarquer pour la France, où d’ailleurs il pouvait impunément revenir, car son illustre ami Alberti avait obtenu sa grâce.

« Je le mis au courant des événements et nous partîmes ensemble, le 19 du mois dernier. Voici un acte qui constate qu’à cette époque fatale du 3 mars, il y avait déjà plus de deux mois que M. Romello était arrivé à New-York et qu’il n’a quitté cette ville que le 19 du mois de juin. Ce document émane de l’alderman du quartier qu’il habitait. De plus, il est visé et légalisé par le consul général de France. »

En disant ces mots l’Américain tendait à l’huissier un pli que celui-ci remit au président.

L’honorable magistrat l’ouvrit, s’assura d’un coup d’œil que c’était une déclaration bien en règle du séjour de l’accusé à New-York jusqu’à l’époque indiquée par le témoin, et il le fit passer à l’avocat général.

— J’espérais, reprit William Dow, être ici avant l’ouverture des débats, mais un accident de mer s’y est opposé. C’est seulement aujourd’hui, à une heure de l’après-midi, que nous sommes arrivés à Paris. Je dis nous, car M. Robert Romello est là, dans le couloir, aux ordres de la cour et de la justice !

Nous n’essayerons pas de rendre le mouvement de l’auditoire à cette dernière révélation.

Tout le monde s’était levé, mais pour pousser aussitôt un cri de compassion : Marguerite Rumigny venait de succomber à l’émotion et de s’évanouir.

Les gardes emportèrent immédiatement la pauvre femme, auprès de laquelle Me Lachaud se hâta de courir ; et l’audience se trouva forcément suspendue.

William Dow, poursuivi par les regards admirateurs de tous, s’était empressé de se cacher dans la foule. Le hasard l’avait poussé du côté de Picot.

Réunis dans la chambre du conseil, les magistrats se consultèrent sur la question de savoir si l’affaire devait être renvoyée à une autre session ou jugée séance tenante. Mû par un sentiment d’humanité, M. de Belval était de ce dernier avis. Il prévalut, et, moins d’un quart d’heure après, l’accusée étant revenue à elle, la cour rentra en séance.

M. l’avocat général eut immédiatement la parole, et ce fut, on le comprend, pour revenir noblement sur son réquisitoire et abandonner l’accusation contre Marguerite Rumigny.

— Nous regrettons, dit-il en terminant, que la loi ne nous permette pas la même conduite à l’égard de Balterini ; mais le code est formel : frappé par un arrêt de renvoi, l’accusé doit passer devant les assises. Balterini, poursuivi comme contumace, doit se soumettre et se constituer prisonnier. Toutefois, nous nous associerons de grand cœur à la requête de la cour pour qu’il soit laissé en liberté provisoire.

Un murmure d’approbation accueillit ces paroles, puis le silence se fit au premier appel à l’ordre du président.

— Maître Lachaud, dit alors M. de Belval, vous avez la parole si vous pensez devoir plaider malgré l’abandon de l’accusation par le ministère public.

L’illustre avocat se leva.

— Oui, messieurs de la cour ; oui, messieurs les jurés, dit-il, je dois parler, lors même que ce ne serait que pour remercier M. l’avocat général, dont la conduite si digne dans toute cette affaire honore plus encore le siège qu’il occupe que les plus brillants réquisitoires, lors même que je ne voudrais que remercier également l’homme courageux qui, après avoir arraché Marguerite Rumigny à la mort, à tant fait pour prouver son innocence. Mais ce premier devoir accompli, ma tâche n’est pas terminée, car il existe dans ce procès deux faits mystérieux que je dois mettre au jour. Il ne faut pas qu’il reste dans l’esprit de messieurs les jurés, je ne dirai pas l’ombre d’un doute, il ne saurait y en avoir, mais le moindre point ténébreux. La lumière doit éclater ici sur tous et sur tout !

« Avec un esprit d’analyse, un talent d’observation et une logique serrée que nous ne saurions assez admirer, M. William Dow nous a trop bien dépeint toutes les phases de ce drame de la nuit du 3 mars pour que j’y revienne, ce serait une insulte à vos intelligences ; passons ! Ce que je veux vous expliquer, c’est la conduite de Mlle  Rumigny, c’est son silence à propos de Balterini.

« Comment se fait-il, ne manquent pas de se demander plusieurs d’entre vous, que Marguerite Rumigny ait refusé de répondre au juge d’instruction et à l’éminent magistrat qui nous préside, lorsqu’ils lui ont demandé où était celui que recherchait la justice ? Rappelez-vous que, le 3 mars, il y avait déjà plus d’un mois que la malheureuse femme n’avait quitté son lit, et que, si elle est sortie deux fois depuis le 3 mars jusqu’au jour de son arrestation, ce n’a été que pour faire quelques pas, bientôt interrompus par la souffrance. Or, ce n’était pas rue Marlot que Marguerite Rumigny recevait les lettres de Balterini, c’était poste restante. Elle a donc dit la vérité lorsqu’elle a répondu qu’elle ignorait si Balterini lui avait écrit.

« Elle n’en savait réellement rien, puisqu’elle n’avait pu aller s’en assurer elle-même. Pourquoi n’a-t-elle pas dit où celui qu’on accusait d’un épouvantable crime lui adressait sa correspondance ? Ah ! messieurs, Mlle  Rumigny en demande aujourd’hui pardon à celui qu’elle aime et pour lequel elle a tant souffert : c’est qu’aux prises avec un mystère impénétrable, elle a eu peur. Elle s’est demandé, dans un moment d’épouvante, si Balterini, qui lui avait annoncé son départ pour l’Amérique, n’était pas revenu tout à coup pour s’introduire secrètement dans sa maison, à l’aide du moyen qu’elle lui avait indiqué, et si là, s’étant rencontré par un hasard fatal avec son père, il n’était en effet devenu son meurtrier. Cela est horrible, et vous comprenez toutes ses terreurs ! Dans ces lettres, on pouvait, il est vrai, trouver la preuve du séjour de Balterini en Amérique, mais on pouvait aussi y découvrir celle de son retour. Marguerite s’est tue ! En expiation de la mort de son père, dont elle était la cause involontaire, elle avait fait le sacrifice de son honneur et de sa vie. Que M. le président daigne donner l’ordre de prendre à la poste les lettres adressées aux initiales R. R. M. R., ce sont celles de ces infortunés : Robert Romello, Marguerite Rumigny, et la cour aura entre les mains une dernière preuve indiscutable de l’absence de Balterini depuis le mois de décembre de l’an dernier.

« Je terminerais là, messieurs, si je n’avais pas une dernière tâche à remplir, celle d’accuser, puisque je n’ai personne à défendre. Oh ! le nom que je vais prononcer est sur vos lèvres à tous : M. Adolphe Morin. Vous l’avez entendu, ce témoin qui avait juré devant le Christ de dire toute la vérité, ce parent dont la loi elle-même autorisait l’indulgence ; vous l’avez entendu charger sans pitié Marguerite Rumigny, vous la présenter, au milieu de paroles mielleuses et hypocrites, comme une fille dénaturée, sans affection, sans respect pour son père. Vous l’avez entendu insinuer que ce qui était arrivé était fatal, que Marguerite, dès sa plus tendre jeunesse, avait manifesté les plus mauvais instincts, qu’elle devait enfin devenir la honte et la douleur de sa famille.

« Eh bien ! messieurs, ce sont d’infâmes calomnies ; j’ai là, sous la main, cent lettres émanant des plus honorables habitants de Reims, et tous s’accordent à dire — Dieu me garde de manquer de respect à la mémoire de celui qui n’est plus, mais j’ai le devoir de ne rien cacher — que M. Rumigny était un homme violent, égoïste et colère, tandis que sa fille était un ange de douceur et de bonté. Dans quel but donc ces mensonges d’Adolphe Morin ? Dans quel but ce faux témoignage, d’autant plus perfide qu’il tombait des lèvres d’un parent, qui, depuis l’arrestation de sa cousine, jouait l’odieuse comédie du dévouement et du désespoir ? Ah ! M. Morin est un homme habile ! Marguerite Rumigny avait refusé de devenir sa femme ; il a voulu se venger, puis du même coup s’enrichir ! Oui, messieurs, s’enrichir, car, déclarée coupable de parricide par votre verdict, Mlle  Rumigny devenait indigne, la loi la déshéritait, et c’était à M. Morin, à cet excellent parent, qu’allait toute la fortune du mort.

« Je n’ajouterai pas un mot, car je lis sur vos visages, aussi bien que sur celui de l’éminent organe du ministère public, que je n’ai pas plus besoin de recommander Marguerite Rumigny à votre bienveillance que de livrer M. Adolphe Morin à votre réprobation ! »

Mille acclamations enthousiastes saluèrent ces dernières paroles de l’illustre maître, et le vide se fit aussitôt autour de M. Morin, dont le visage décomposé était livide ; mais en voyant M. Gérard se lever, l’auditoire se calma subitement. Il comprenait instinctivement que tout n’était pas terminé.

— Messieurs, dit l’éminent magistrat en s’adressant aux juges, je fais cette fois encore cause commune avec mon éloquent adversaire, car, m’associant à ses dernières paroles, je requiers qu’il plaise à la Cour d’ordonner l’arrestation du témoin Adolphe Morin comme ayant fait un faux témoignage.

— Le ministère public et la défense étant d’accord, répondit M. de Belval, par application de l’article 330, la Cour ordonne l’arrestation d’Adolphe Morin. Gardes, surveillez le témoin pour qu’il ne puisse s’éloigner de l’audience.

— Oh ! j’en réponds, moi ! dit tout haut maître Picot en mettant, aux applaudissements de la foule, sa main nerveuse sur l’épaule de M. Morin, qui ne songeait guère à fuir.

Et l’agent de la sûreté ajouta, en s’adressant à M. Meslin, qui s’était rapproché :

— Enfin, j’ai donc fini par pincer un vrai coupable !

Les jurés s’étaient retirés dans la salle de leurs délibérations, et Marguerite, conduite hors de l’audience, était tombée mourante, cette fois de joie et de bonheur, dans les bras de Romello, que Me Lachaud avait amené dans la salle d’attente.

Dix minutes plus tard, le jury ayant rendu en faveur de l’accusée un verdict négatif sur toutes les questions, M. le président de Belval prononçait l’acquittement de Marguerite Rumigny et ordonnait sa mise en liberté immédiate.