Le Négrier (Corbière)/Chapitre 13

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Dénain et Delamare (p. 1-23).

LE NÉGRIER.

13.

DÉVOUEMENT DE ROSALIE.


La fièvre jaune. — Soins de Rosalie. — Commerce. — Chute du gouvernement impérial.

Mon affaissement moral, le dégoût de la vie, des nuits sans sommeil et des jours accablans allumèrent bientôt, dans mon sang irrité cette affreuse maladie que les affections de l’âme tendent surtout à développer dans ces climats funestes.

Je vis arriver la fièvre jaune sans effroi. À la nouvelle de mon indisposition, le médecin qui avait donné ses soins à Ivon accourut près de moi, malgré le nombre excessif des malades entre lesquels il se partageait.

— Eh bien ! qu’avons-nous donc, Léonard ? Est-ce que nous aurions envie d’être malade ?

— Docteur, je crois que me voilà pris à mon tour.

— Voyons votre, pouls… Vous, vous sentez des douleurs aux reins, un grand mal de tête, une débilité générale ?

— Oui, je me sens tout cela, et je m’en moque.

— Et vous avez raison ; car votre état n’a rien de bien inquiétant encore, et c’est déjà fort bon signe que vous ne vous en alarmiez pas.

— M’alarmer ! et pourquoi, s’il vous plaît ? Ne faut-il pas mourir tôt ou tard ? J’avais bien quelques petits projets en tête : des courses, des aventures à chercher, des mers à battre par-ci par-là ; mais, s’il faut renoncer à toutes ces belles idées, mon parti sera bientôt pris, allez ! Emparez-vous de mon individu, je vous l’abandonne. Taillez-le, saignez-le, couvrez-le d’emplâtres et de sangsues, si bon vous semble cela ne me regarde plus. Bien portant, je suis tout à moi ; malade, je vous appartiens.

Je me couchai. Des mulâtresses du voisinage entourèrent aussitôt mon lit, et commencèrent par me frotter, de la tête aux pieds, avec des citrons macérés. Dans la nuit, je perdis l’usage de ma raison.

Trois ou quatre jours se passèrent sans que je pusse recouvrer un seul moment lucide. Mes yeux, à travers le nuage qui les fatiguait, voyaient bien des femmes, un homme noir errer autour de moi ; mais tous les objets me paraissaient renversés, et je ne les apercevais que comme ces fantômes que l’imagination effrayée se crée dans un songe pénible. Les souvenirs qui m’étaient le plus chers se reproduisaient quelquefois à mon esprit, dans ces momens d’exaltation cérébrale. Je nommais, je voyais mon frère, ma mère, Ivon et Rosalie : quelquefois il me semblait leur parler, les entendre, et sentir ma bouche desséchée se contracter sous celle de la seule femme que j’eusse aimée. Ma main fébrile cherchait la sienne pour se reposer, et quand je croyais l’avoir saisie, je me trouvais plus tranquille ; alors je me figurais entendre, j’entendais même la voix de mon amie, cette voix si douce qui tant de fois avait porté le calme dans mon cœur et l’ivresse dans mes sens captivés… Comme ces illusions du délire allégeaient mes souffrances ! Je me rappelle encore combien, dans ces paroxysmes brûlans dont j’ai gardé le souvenir, comme on conserve l’impression d’un rêve, ces chimères de mon imagination me procuraient de soulagement jusque dans l’excès des douleurs les plus poignantes.

Une nuit, vers l’heure où l’approche du matin rend l’air moins suffocant dans l’atmosphère chaude et humide de l’hivernage, je me réveillai après avoir goûté pour la première fois quelques instans de sommeil. Il me sembla avoir recouvré l’usage de mes sens affaiblis et égarés par mes longues douleurs. J’entendais le bruit de la mer qui venait, avec régularité, battre le rivage voisin de ma maison, et le tonnerre gronder au loin, en s’éteignant, comme après un moment d’orage. Une lampe, placée dans le fond de l’appartement, jetait par intervalles sa lueur mourante sur la figure de deux mulâtresses endormies près d’une table couverte de fioles et de vases blancs. En cherchant à soulever péniblement un de mes bras, je sentis une figure appuyée sur ma main. C’était une femme !… Au mouvement que je fais pour dégager mon bras, cette tête se relève, et je vois Rosalie ! Ses traits étaient pâles et abattus, ses yeux tristes et ternes, mais c’était bien ainsi qu’elle m’était apparue dans mon délire…

— Que me veux-tu ? m’écriai-je. Comment se fait-il que je te revoie ici ? N’aurais-je pas encore recouvré ma raison ?

— Léonard, mon ami, oh ! je t’en supplie, ne bouge pas ! Reste, reste tranquille ! C’est moi, c’est Rosalie qui vient te rendre à la vie… mais, au nom du ciel, ne bouge pas !

— Rosalie !… mais comment ?… Non, ma tête s’égare., c’est impossible !.. Que je suis malheureux !

— Il ne me reconnaît pas ! Léonard, Léonard, ne me retire pas ta main… Regarde-moi, regarde-moi bien encore. C’est moi, c’est ta Rosalie !

Sa main était dans la mienne ; je la touchais, je la pressais de mes doigts agités. Sa tête, penchée sur ma figure, m’inondait de larmes.

— Ah ! s’il est vrai que le délire ne m’abuse pas, dis-moi, apprends-moi comment il se fait que je te voie ici ? Parle, parle ; j’ai besoin de t’entendre encore. Où suis-je ? est-ce bien toi, toi, Rosalie ?

— Léonard, je te dirai tout… Mais, au nom du ciel, ne parle pas ; qu’il te suffise de me savoir près de toi, près de toi pour toujours, pour la vie.

— Pour la vie… près de moi !… mais si c’était un songe !.. J’en mourrais. Rosalie, ne m’abuse pas. Et alors sa bouche rapprochée de la mienne, se reposa sur mon front brûlant.

— Que fais-tu, malheureuse ! Si tu m’aimes, crains de m’approcher, et de respirer le mal qui m’embrase encore !

— Et que puis-je craindre quand tu m’es rendu, et que je suis auprès de toi ? Vingt fois pendant tes plus cruels accès, n’ai-je pas cherché à éteindre sur ta bouche le feu qui la consumait ?

— Quoi, pendant mon délire tu n’as pas craint ?… Ah ! je ne m’abusais donc pas, c’étaient tes baisers qui suspendaient mes douleurs poignantes ; c’était dans ta main que ma brûlante main reposait avec plus de calme. Oui, oui, maintenant je ne redoute plus d’être séduit par une illusion cruelle : c’est toi, c’est bien toi !…

Un moment d’abattement succéda à cet excès d’émotions trop vives pour moi. Peu à peu je revins à un état plus paisible. Je voulus savoir de la bouche de mon amie par quel prodige je jouissais du bonheur de la revoir…

— Je t’apprendrai tout ce que tu veux savoir ; mais, avant tout, promets-moi par un signe seulement que tu ne parleras pas.

Je le lui promis, et j’écoutai en souriant de bonheur et d’espoir :

— Un marin, venu de la Martinique, m’apprit à Roscoff comment tu étais parvenu à te sauver d’Angleterre : il t’avait parlé ici. Ces renseignemens me suffirent. Je quittai Roscoff, où je ne pouvais plus vivre privée de toi. Je me rendis à Brest. Je vis ta mère ; elle m’accueillit avec bonté, et elle ne put me détourner du projet que j’avais formé. Arrivée en Angleterre je parvins à m’assurer un passage sur un bâtiment qui allait à Sainte-Lucie. Je partis…

— Pauvre amie !

— Mais lu m’as promis de m’écouter en silence, mon ami… En arrivant sur les côtes de la Martinique, le capitaine de notre bâtiment fut informé, par un navire que nous rencontrâmes, de la prise de l’île. Il se décida alors à faire voile pour Saint-Pierre, et depuis deux jours je jouis du bonheur d’être auprès de toi et de l’avoir rappelé à la vie.

— À la vie ? Ah ! oui, je sens maintenant que je pourrai vivre encore, et si jamais le sort me rend à la santé…

— Le sort ! Dis un autre mot, je t’en supplie.

— Et si jamais la Providence…

— Oh ! encore un autre mot, dis-le, dis-le pour moi, je t’en prie, à genoux !

— Eh bien ! puisque tu le veux, si jamais le Ciel permet que je recouvre la santé, c’est toi qui seras ma consolation, mon ange tutélaire, mon dieu sauveur.

— C’est assez maintenant ; je ne veux plus que tu ouvres la bouche : tes yeux me disent tout ce que je désire savoir de toi. C’est du repos qu’il faut à tes sens épuisés. Dors, dors en paix près de moi. Ma main ne quittera plus la tienne, et mes yeux veilleront sur ton sommeil, sur ton existence…

Je voulais encore m’enivrer du son de sa voix et du feu de ses regards caressans : son doigt placé sur mes lèvres me défendit de parler, et je me laissai aller au sommeil le plus doux que j’eusse jamais goûté.

Celui-là seul qui a éprouvé l’amertume des regrets et les déchiremens du désespoir, connaît tout ce qu’il y a de divin dans l’amour d’une femme ; mais il sait aussi que ce n’est qu’au prix du malheur que l’on apprend à apprécier la douceur d’aimer un être qui s’est associé à toute votre existence. Les soins de Rosalie, sa tendresse si attentive et si ingénieuse, me rendirent bientôt à la santé. J’oubliai tout auprès d’elle, et mes maux et ces chagrins qui affectent tant quand on est jeune, et qui s’effacent si vite lorsqu’à vingt ans on a, pour se consoler, une maîtresse comme celle que je venais de retrouver. Bientôt enfin je savourai un bonheur pour lequel je ne me croyais pas fait. J’eus des jours de félicité et de calme, d’ivresse et d’enchantement, et pendant quelques années qui s’écoulèrent comme le songe d’une nuit paisible, je perdis pour ainsi dire, dans les bras de la plus aimante et de la plus aimable des femmes, l’âpreté et l’impétuosité de mon caractère. Courant, pour passer mon temps, à Porto-Ricco ou à la Côte-Ferme, pour aller chercher des bestiaux et les revendre dans l’île ; achetant des nègres sur tous les marchés pour les céder avec bénéfice, personne ne connut bientôt mieux que moi le prix d’un bœuf ou la différence d’un Cap-Laost à un Cap-Coast, ou d’un Ibo à un Loango[1]. Quel plaisir j’éprouvais, après quelques jours de mer passés péniblement sur un caboteur, à retrouver au Figuier mon tranquille ménage, tenu avec tant d’ordre et de goût par ma pauvre Rosalie ! Et avec quelle bonté cette excellente fille réservait religieusement une partie de nos épargnes pour envoyer un peu d’argent à ma mère, qui semblait être devenue la sienne !

« Tant de fidélité et de sagesse doivent avoir une récompense, me dis-je : il faut que Rosalie devienne ma femme. » Je croyais, avec les idées pieuses que je lui connaissais, lui faire accueillir mon projet en le lui annonçant. Je me trompais.

— Je suis ta maîtresse, Léonard, me dit-elle, et jamais l’on ne m’a vue fière de porter aux yeux du monde un titre qui blesse les mœurs de convention de cette société au milieu de laquelle il nous faut vivre. Mais je suis heureuse de pouvoir chaque jour t’offrir une preuve de dévouement. Une fois ta femme, ce sacrifice de tous les instans deviendrait un devoir. Ne gâtons pas, mon ami, le sentiment qui nous enchaîne si tendrement l’un à l’autre. Va, notre amour est plus précieux qu’un acte de mariage. J’ai deux années de plus que toi : dans dix ans, j’aurais peut-être à souffrir, comme épouse, ce que je me sentirai encore la force de te pardonner, s’il le faut, comme maîtresse. Et puis, mon ami, faut-il que je te le rappelle, à ma honte ? tu n’as pas été mon premier amant, et je tiens plus à tout ce qui touche à ta famille et à toi, que tout ce qui ne regarde que ma réputation. Laisse-moi le plaisir, presque sans remords, d’être encore ton amante… Seulement, si le ciel m’accorde la grâce de mourir avant toi, peut-être qu’au dernier moment je ferai des vœux pour descendre dans la tombe avec le nom de ton épouse et je suis bien sûre qu’alors tu pardonneras à mon exigence, et que tu ne refuseras pas à ta Rosalie un titre que tu lui offres aujourd’hui ; n’est-ce pas ?

— Mais dis-moi une chose que je n’ai pu encore m’expliquer : comment se fait-il que je t’aie inspiré un amour si absolu, si désintéressé ? Car, enfin, on ne peut pas dire que je sois un homme aimable, séduisant ; et cependant tu m’as sacrifié des amans plus dignes de toi. Pourquoi cela ? Je t’avoue que j’ai beau chercher à me relever à mes propres jeux, je ne vois rien en moi qui puisse me faire concevoir le sentiment, qu’avec toutes tes qualités et ton esprit, tu as conçu pour un homme de ma façon.

— Non, tu as raison, et je ne veux pas te flatter. Pour les autres femmes, tu n’es pas sans doute ce qu’on peut appeler un homme aimable. Mais je ne sais ce que je trouve en toi, qui me captive plus que ne pourrait le faire l’amabilité des hommes les plus distingués… Il me semble, dans tes manières franches et décidées, dans ta physionomie ouverte et guerrière, et jusque dans ta mise négligée et pourtant gracieuse, trouver quelque chose de romanesque et de vague qui s’accorde avec mes idées. Sans pouvoir dire enfin pourquoi tu me plais, je sens, dans l’abandon de ton cœur et dans la délicatesse un peu sauvage de ton humeur, que tu es l’homme de toute ma vie, et celui que je rêvais bien avant de te connaître. Tu ne sais pas, toi, et tu ne peux pas même savoir combien j’éprouve d’orgueil quand je te vois si généreux envers les malheureux, et si fier avec les hommes opulens ! Et tiens, quand j’ai besoin de me faire pardonner à mes propres yeux l’irrégularité de notre liaison, et l’intimité de notre amour, je pense à tout ce que tu vaux, et je me dis : « Celui que j’aime est le plus libéral comme le plus brave de tous les hommes. » C’est dans le mérite que j’ai découvert en toi, qu’est l’excuse de ma propre faiblesse. Ta douleur après la mort de ton ami, ta tendresse pour ton frère et ta préférence pour moi, tout ne me dit-il pas ce que tu es, ce que tu vaux, pour la femme qui a su le mieux te connaître ! et le mieux deviner ton cœur !

C’est ainsi que Rosalie m’enchaînait à elle, et enchantait toute mon existence. Mais quels que fussent notre félicité et notre attachement, j’éprouvais quelquefois un vide inexplicable, au sein même de mon bonheur : je me croyais né, sinon pour faire de grandes choses, du moins pour faire des choses non vulgaires ; et vivre toujours comme un bourgeois près de sa femme, me semblait ne pas user de sa vie : ce n’était pas, en un mot, un bonheur casanier qu’il me fallait. Je voulais, non pas fuir Rosalie, mais courir au loin les mers pour mieux jouir du plaisir de la retrouver après avoir bravé quelques périls, et avoir attaché peut-être quelque peu de renommée à mon audace.

Il est peu de choses dans notre âme que nous puissions cacher à la pénétration d’une femme, habituée à chercher nos moindres peines et à prévenir nos plus simples désirs. Ma préoccupation n’échappa pas à Rosalie. Elle aurait voulu, au prix de ses jours, trouver quelque chose qui pût remplir ma vie et occuper les instans que je passais près d’elle. Pour la consoler de me voir livré à un désœuvrement auquel elle aurait voulu m’arracher, je lui répétais que mon unique chagrin était de ne pouvoir mettre le pied à la mer, pour nos affaires à la Côte-Ferme, que sous ce pavillon anglais que je détestais tant. Ce prétexte, que je donnais à l’inquiétude de mon esprit, ne pouvait faire prendre le change à une compagne trop habile à discerner le véritable motif de mon abattement. Un événement inattendu vint nous arracher tous les deux à l’incertitude pénible de notre position.

Vers le milieu de 1814, des bâtimens anglais, arrivant en toute hâte d’Europe, nous apprirent la chute fatale du gouvernement impérial. Un vaisseau français vint bientôt, naviguant sous les couleurs de l’ancienne monarchie, confirmer la nouvelle que la station anglaise s’était empressée de nous transmettre, et alors le pavillon blanc se déploya sur la Martinique. Ce n’était plus là le drapeau de nos victoires, mais au moins n’était-ce plus le pavillon anglais !

  1. Noms de différentes espèces de nègres.