Le Négrier (Corbière)/Chapitre 16

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Dénain et Delamare (p. 153-184).


16.

TRAITE AU GABON.


Le roi Possador. — Son premier ministre, le Français Doyau. — Dégoût de la vie.

— Pitre, voici la première visite que je fais à bord de la Rosalie, et après-demain ou le jour suivant, au plus tard, il faut que nous appareillions. C’est au Gabon que cette fois nous irons faire notre traite.

— Au Gabon, capitaine ? tant mieux. J’ai déjà mis le nez par là, moi. Le roi Possador est un brave homme, c’est-à-dire un brave nègre. Il y aura plaisir, avec lui : cargaison mise à terre, cargaison payée dans un mois ; c’est la règle. Et puis là, voyez-vous, c’est que la marchandise n’est pas de la drogue, comme chez ce gueux d’Ephraïm. C’est du superfin.

— Je t’avais dit, Pitre, de faire mettre en batterie dix caronades, et je n’en vois que six…

— Dix caronades ?… Est-ce que par hasard, capitaine, il y aurait quelque petit coup de flibuste sous jeu ?… Non ; mais c’est que je suis bon là, et que si nous trouvions auprès de Nazareth ou de San-Thomé un Espagnol ou un Portugais trop faible pour porter sa cargaison, nous pourrions bien l’aider un petit brin…

— Il ne s’agit pas de cela. Fais placer nos dix caronades en batterie.

— Ce soir elles y seront, capitaine. Toute la cargaison a été arrimée, selon les ordres que vous m’avez donnés. Le gréement n’est pas trop mal, comme vous le voyez. Le pont est paré, de l’avant à l’arrière, comme celui d’une frégate. Ce sont nos novices qui ont serré ces voiles, et j’espère qu’elles vous ont une mine assez propre, avec ces étuis peints en blanc et relevés en bosses d’or sur ces vergues noires et cirées comme une paire de bottes. Et ces mâts de bôme qui vous poignardent le ciel, qu’en dites-vous ?

— Oui, tout cela n’est pas mal… Qu’il me tarde de quitter la Martinique ! Il me semble qu’une fois au large, je respirerai plus facilement.

— Mais il n’y a pas de doute. L’air de la mer, voyez-vous bien, chasse toutes les mauvaises pensées, sans comparaison, comme la brise vous pousse sous le vent la fumée toute noire qui sort de cette cuisine-là. À propos, en parlant de cuisine, je vous dirai que j’ai pris pour maitre-cook un de ces deux nègres qui vous ont ramené de la Dominique ici, avec cette négresse, vous savez bien, cette gueuse de négresse enfin que vous m’avez défendu de nommer. Notre chirurgien, vous l’avez vu : c’est un homme à deux fins, il sait saigner un homme et commander un quart ; dans un moment de presse, ça vous monte à l’empointure d’une vergue pour prendre un ris, et en descendant ça vous coupe un jambe, s’il y a besoin, comme si c’était le même service à faire.

— Tu as sans doute eu soin de faire embarquer tes poudres ?

— Je crois bien ! c’est une chose qu’il ferait beau oublier avec vous ! Je ne sais pas, mais j’ai dans l’idée que nous en consommerons quelques barils ce voyage.

— Demain je reviendrai à bord. Fais-moi mettre à terre, et que tout soit prêt, entends-tu bien, pour demain, comme je te l’ai déjà dit, ou après demain au plus tard.

J’appareillai de Saint-Pierre quarante-huit heures après ma première visite à bord. Tous mes amis m’embrassèrent comme s’ils ne devaient plus me revoir. Le bon curé du Mouillage voulut aussi me faire ses adieux. — Vous faites un fort triste métier, me dit-il, mais cela vaut encore mieux que de se suicider. Je suis bien vieux et vous bien souffrant ; mais on guérit plus facilement encore de votre maladie que de la mienne. Si vous ne me retrouvez plus ici quand vous reviendrez, Léonard, donnez encore un souvenir à votre vieil ami, je serai là-bas. Il me montrait le ciel en prononçant ces mots d’une voix émue et ferme qui me pénétra l’âme.

Il faisait nuit quand mes voiles se déployèrent. L’obscurité confondait tous les objets dans une seule masse, et je ne pus distinguer ni ma pauvre maison du Figuier, ni le cimetière des PèresBlancs, que j’allais quitter peut-être pour toujours. Je crois que dans le jour je n’aurais pu supporter, sans la plus déchirante émotion, la vue de ces lieux encore si pleins du souvenir de tout ce qui m’avait été si cher ?…

Cette mer, qui toujours m’avait offert un spectacle si riant, cette vie de bord que j’aimais tant lorsque j’étais heureux, ne me parurent plus que tristes et monotones. Rien ne me fatiguait comme un beau jour ou une nuit douce et calme. Le bruit d’une tempête et le fracas d’un sinistre orage, s’accordaient bien mieux avec l’état de mon âme, et je me sentais comme soulagé lorsque le vent, sifflant dans mes cordages et dans mes poulies, venait frapper mon oreille de ces sons mélancoliques qui ressemblent à plusieurs voix plaintives ; ou lorsque encore la mer, fortement remuée, venait mugir lamentable le long du navire tourmenté par la bourrasque, j’éprouvais plus de tranquillité. Alors, si quelque matelot me faisait entendre Une de ces antiques complaintes qui avaient tant charmé mon enfance, je me rappelais avec attendrissement et ma première campagne sur le Sans-Façon, et les heures délicieuses passées auprès de petit Jacques… Que d’événemens et que de tempêtes avaient agité ma vie depuis ce temps ! que d’impressions profondes s’étaient gravées dans mon cœur après ces premiers momens de calme et de naïve tendresse ! Et moi qui m’étais cru, par la rudesse de mon caractère et la force de mon courage, à l’abri de ces sentimens et de ces regrets qui fout le malheur de tout une existence !… Pauvre homme qui, avec tant de faiblesses, se croyait si fort contre les événemens et les passions !

Pitre, mon second, ne me reconnaissait plus. Souvent je lui entendais dire aux autres officiers, avec la franchise de son langage, lorsqu’il me croyait endormi dans ma chambre ou près du couronnement : — Notre capitaine a un ver qui lui mange le cœur. C’est un homme qui n’a pas voulu se tuer, voyez-vous, parce qu’il cherche une bonne occasion de se défaire d’une charge qu’il n’a plus la force de porter… Aussi, tenez-vous pour bien avertis qu’à la première anicroche il ne boudera pas, et qu’il nous fera saler d’une rude manière… C’est pourtant moi, mes amis, qui lui ai fait tout ce mal-là…

— Comment donc ça, vous ?

— Oui, moi, mais sans le vouloir, comme de juste ; car vous comprenez bien que, s’il ne fallait que m’amarrer un boulet au cou et me jeter en pagaye le long du bord pour le dégager de son humeur noire, l’affaire ne pèserait pas une demi-once. Mais je vais vous expliquer tout cela.

Et Pitre leur racontait longuement alors notre aventure au Vieux-Calebar, et la journée où je délivrai la détestable négresse dont il m’avait fait faire la connaissance. Mes officiers et les maîtres écoutaient, avec une sorte de respect, la narration de mon second, et tous semblaient plaindre mon malheur, tout en condamnant cependant la mélancolie à laquelle je m’abandonnais.

C’est dans ma traversée au Gabon que j’eus surtout lieu d’observer l’empire qu’exerce non-seulement l’autorité d’un capitaine sur les volontés de son équipage, mais aussi l’influence de son humeur sur le caractère de tous ceux qui l’entourent. Mes matelots étaient tristes, par cela seulement que j’étais triste, eux que j’aurais vus si joyeux, pour peu que j’eusse pu me laisser aller encore à des mouvemens de gaîté ! Mais à bord, c’est sur le visage du chef que chacun règle sa physionomie, non pas par flatterie, mais parce que le capitaine est pour ainsi dire la tête d’un corps qui n’a de pensées et de sensations que par lui seul. Je ne pouvais voir quelquefois sans une sorte d’attendrissement et de reconnaissance, l’intérêt que ma situation inspirait à mes gens. Il y avait jusque dans la rudesse de leurs attentions pour moi, quelque chose de plus que de la soumission. On aurait dit, lorsqu’ils passaient à mes côtés, soit pour manœuvrer ou pour nettoyer le navire, qu’ils s’attachaient, ne fût-ce qu’en portant la main à leur bonnet ou se rangeant devant moi, à me prouver combien mon état leur inspirait de respect et leur commandait d’égards. On a trop dit que l’espèce des matelots était méchante. Il ne faut que savoir les conduire pour la trouver bonne. Le forban qui reconnaît, dans son supérieur, les qualités qu’il cherche dans celui à qui il doit obéir, n’est pas plus difficile à mener que l’homme que vous employez dans un atelier, ou dont vous vous servez pour brosser vos habits.

À l’entrée de la large rivière du Gabon, je contemplai, avec une émotion que je n’aurais certes pas éprouvée dans une autre situation d’esprit, ces côtes qui rappellent si bien celles du nord de la France. Cet aspect, si riant pour des Français qui ont conservé tous les souvenirs de leur pays, me rafraîchit un moment la vue ; mais cette illusion d’un instant s’évanouit encore lorsque des montagnes de sable, produites par les jeux de la brise de l’est, nous apportèrent à bord cette poussière chaude qui vous aveugle et qui rend l’air brûlant des déserts si difficile à respirer.

Je vis au Gabon le roi Possador, le moins barbare des souverains de la Côte. Il me dit qu’il avait envoyé en France un de ses fils, à qui il voulait faire donner une éducation européenne. C’est ce jeune noir que l’on a connu au Havre pendant quelques années[1].

Le roi de ce pays, avec toute l’adresse qu’il avait acquise dans la fréquentation des Portugais, devait aimer la franchise qu’il rencontrait chez les Français : les gens astucieux saisissent, comme une bonne fortune, l’occasion de se lier avec les hommes d’un caractère droit. Possador cherchait à tromper toujours ; mais quand on réussissait à lui faire apercevoir qu’on n’était pas sa dupe, il devenait alors assez facile à manier. Jamais cacique africain ne parut avoir une haute opinion des nègres qu’il vendait aux capitaines. C’étaient des trésors de sagesse et d’intelligence que ses esclaves ; et à l’entendre vanter les races du Gabon, on aurait dit un marchand d’orviétan célébrant les vertus admirables de son spécifique universel.

Je m’accoutumai bientôt à Possador, et il parut me savoir gré de la complaisance que je mettais à lui passer un charlatanisme qui ne pouvait plus m’en imposer.

Un vieux matelot, ancien déserteur, je crois, du brick de guerre français le Huron ou le Fanfaron, avait réussi, oublié sur ces rivages, à devenir ministre de Possador. Inexistence de cet homme, dont je reçus de grands services, avait un caractère fabuleux, qui aurait suffi sans doute pour jeter un grand intérêt sur une physionomie moins vulgaire que l’était la sienne.

Il me raconta qu’étant resté malade sur la côte d’Afrique, les nègres, après le départ de son navire, le prirent en pitié et ensuite en amitié, une fois qu’ils l’eurent rendu à la vie. Le roi Possador s’intéressa bientôt à Doyau (c’était le nom de ce marin), et celui-ci, à force de dévouement, sut justifier la faveur de son nouveau maître[2].

C’était chose remarquable et fort curieuse que les modifications qu’avait subies l’individualité de ce Français ; sous le climat du Gabon et au milieu des noirs. Je crois qu’à force de vivre parmi les habitans de ce pays, il était devenu nègre lui-même, moins la couleur de la peau ; et encore la sienne n’était-elle plus blanche. Il se rappelait à peine assez de français pour tenir une conversation un peu suivie avec moi, malgré l’intelligence naturelle dont il était doué ; et toujours les manières de singe qu’il avait contractées, revenaient dès qu’il lui prenait fantaisie de se redonner une contenance européenne.

Doyau ne savait pas lire. Sans cet inconvénient, il me confia qu’il aurait pu supplanter son bienfaiteur. Il était parvenu à discipliner cinq à six cents noirs, à la française ; mais l’armée, dont il était généralissime, n’avait que des gilets d’uniforme à l’anglaise, et n’avait ni pantalons ni souliers. Du reste, jamais je n’ai vu de soldats européens manier un fusil avec autant de dextérité et de magie, pour ainsi dire, que les mauvaises troupes de Doyau.

Ce maréchal de France, éclos sur la côte d’Afrique, me prit en affection, et sa faveur me procura l’avantage de faire ma traite en très peu de temps. Doyau ne se montra pas trop exigeant pour les services qu’il m’avait rendus. Je le payais en égards surtout, et rien ne le flattait plus que de me voir le prendre par dessous le bras, pour nous promener familièrement dans la ville et devant la porte de la case royale. C’était un reflet de considération qu’il venait chercher tous les jours à mes côtés.

Plusieurs fois, encouragé par la confiance que voulait bien m’accorder le premier ministre du Gabon, j’essayai d’obtenir de lui quelques révélations sur ce que les Africains nous cachent le plus, soit par indifférence, soit par politique. Mais nègre avant tout, mon ami Doyau se borna à me faire savoir que, dans l’intérieur de l’Afrique, et non loin des côtes il y avait de grandes villes dont les Européens ne soupçonnent pas même l’existence. C’est surtout avec les chefs de ces cités que les rois du littoral s’entendent pour obtenir les noirs qu’ils vendent ensuite aux négriers, et aux Maures nomades que l’on rencontre partout sur les rivages occidentaux. Mais un fait que jusque-là j’avais toujours mis en doute, me fut confirmé par la simple observation que Doyau me fit faire : « Vous avez vu, me dit-il, les nègres nouveaux tomber malades en armant sur la côte, et vous n’avez pas manqué d’attribuer leurs affections subites aux fatigues de leurs longs voyages à travers les déserts ; mais les maladies qu’ils éprouvent ont une autre cause : c’est qu’ils viennent de quitter l’air chaud et salubre de l’intérieur, pour respirer l’atmosphère humide et pestilentielle de la côte. Il n’y a que les bords de la mer qui soient malsains, dans ce pays aussi redoutable sur ses limites maritimes, pour les naturels que pour les Européens. »

Dès que je voulais pousser mes questions plus avant, le discret ministre coupait court à la conversation en médisant, en des termes que je puis traduire à peu près ainsi : « Qu’il vous suffise de savoir qu’ici celui qui nourrit le plus d’hommes est le plus puissant. Ce qu’on vous laisse voir n’est rien ; ce que nous cachons est tout. Notre politique est plus noire encore que notre figure. Il y a moins de dissimulation dans toute l’Europe que dans la tête du plus petit roi de la Côte. »

Je fis ma première traite de quatre cents noirs au Gabon, sans m’être donné beaucoup de peines et sans avoir eu à soutenir avec le roi des contestations désagréables.

Possador, un jour avant mon départ, fit assembler les personnages de sa cour et une partie de son peuple sur le rivage, et, en présence de toute cette négraille, il me dit solennellement en langage portugais un peu barbare :

« Capitaine, que le Grand-Être te conduise et enfle les voiles de ta grande pirogue du bon vent qui souffle au Gabon. Le Mauvais Esprit te poussera peut-être du côté du Congo ou de Loango. Évite, autant que tu le pourras, ces terres maudites ! Les Bravos mangent les hommes blancs ; fuis les mauvais nègres : ils te rongeraient la tête, capitaine, et boiraient ton sang rose. Pars, puisqu’il le faut. Cette nuit nous allumerons des feux entre nos cases, pour te rendre favorable le Grand-Être, et éloigner de ta route les Zombis et les génies malfaisans. Adieu, adieu, adieu ! »

Possador, après cette paternelle harangue, m’embrassa aux acclamation, de toute la peuplade assemblée. Son vieux ministre Doyau laissa couler quelques larmes en se séparant de nous, et je fis voile pour la Havane.

Lorsque des événemens extraordinaire ne viennent pas jeter un vif et puissant intérêt sur la vie des marins, le récit de leurs dangers de tous les jours ne présente rien de bien dramatique. C’est une suite d’obstacles sans cesse surmontés, de dangers courageusement courus, et l’uniformité même de ces circonstances, quelque périlleuses qu’elles soient, n’a rien de moins monotone que l’histoire de la vie la plus paisible et la plus vulgaire. Qu*aurais-je autre chose à raconter à mes lecteurs, en parlant de deux voyages que je fis au Gabon, que ce qu’ils ont déjà lu dans mon journal ou dans d’autres relations ! Vendre des nègres à la Havane ou à la Martinique, c’est toujours agir dans le même but et contracter avec les mêmes hommes. Aller les chercher au Gabon, au Calebar, à Cameroon ou à Bénin, n’est-ce pas obtenir de la marchandise avec de l’argent, et la transporter, comme toute autre cargaison, là où la rente doit offrir le plus d’avantages ? Mais c’est lorsque de terribles incidens viennent, inattendus, éprouver le courage de l’homme de mer, que sa vie s’agrandit, que le lieu de la scène s’élève ; et c’est alors qu’il faut l’offrir, comme un être à part, à la curiosité de ceux qui ne l’ont vu jusque-là que comme un roulier occupé à conduire un navire, au lieu d’une voiture, et à employer habilement les vents, au lieu de fouetter, sur une grande route, un vigoureux attelage.

Mes deux spéculations au Gabon m’enrichirent ; mais ce temps passé à la mer, à la Havane et au Brésil, où je débarquai ma dernière cargaison, ne put m’arracher à cette mélancolie profonde, née de mes chagrins ou peut-être de la maladie à laquelle j’avais échappé, malgré moi, à la Martinique. Cependant cette existence presque toute physique que je menais à bord, eut du moins l’avantage de me rendre presque étranger à tout ce qui se passait ailleurs que sur mon navire. Je désappris enfin la terre, et je devins, au milieu de mes matelots et de mes nègres, non le plus endurci des hommes, mais au moins le plus indifférent. Ma vie nouvelle, circonscrite dans des besoins matériels, n’avait laissé subsister dans mon âme que des souvenirs pénibles, et l’avait en quelque sorte fermée aux impressions vives. Je sentais cependant encore un besoin vague, celui de quelques émotions poignantes, ou le désir de mourir soudainement dans un combat acharné. Obéissant presque machinalement à un devoir, que je me rappelais par habitude plutôt que par reconnaissance, j’avais fait parvenir à ma mère et à mon frère une partie de cet argent que j’avais gagné sans avidité. Mais je n’avais plus assez de sensibilité pour jouir du bonheur de m’attendrir en pensant à ma famille. Autant valait enrichir mes parens que d’autres. Les ressorts de la vie intellectuelle avaient été trop cruellement brisés ou froissés chez moi, pour que je pusse encore caresser la perspective d’un avenir heureux. J’aurais été volontiers braver un péril certain, par désœuvrement, par ennui des choses ordinaires. J’ai vu quelquefois des marins maudire leur existence, et se jeter à la mort avec une espèce de joie sardonique. Mais il n’y avait rien de forcené dans le mépris que je faisais de la vie. C’était du dégoût et de l’indifférence : ma manière de végéter ainsi n’était enfin qu’un long et froid suicide.

Pitre, ce renégat, que je m’étais attaché comme un de ces mauvais génies qui se soumettent à une puissance plus forte que la leur, paraissait comprendre mon caractère et deviner mes intentions. Il lui fallait aussi, à lui, une fin. Quand je le voyais, avec mon flegme ordinaire, se plonger dans les excès qui, au milieu des négresses que l’on transporte, coûtent la vie à tant de négriers, il avait soin de me répéter, pour prévenir les reproches que j’aurais pu lui faire : — Ne croyez pas, capitaine, que tout cela m’amuse beaucoup. C’est pour tuer le temps, ce que j’en fais, pas autre chose. Mais si je pouvais, sous vos ordres, me faire mitrailler, ou sabrer de la tête aux pieds, dans une bonne peignée avec quelque Anglais, vous verriez un peu comme je tiens à vivre un jour de plus. À la Martinique, quand vous étiez sur le flanc, et que je ne valais guère mieux que vous, je vous disais : C’est de la mer qu’il nous faut à tous les deux, capitaine. À présent, j’ai changé de cap et d’amures, et je vous dis, entre vous et moi : C’est un bon paquet de mitraille qu’il nous faut avaler tous deux, pour nous guérir de notre maladie.

— Oui, je lui répondais, c’est une belle mort que celle que l’on peut trouver en combattant. Mais où se battre, et contre qui ?

— Eh ! parbleu, contre qui ? Mais contre les premiers navires que l’on trouve en mer. Quand on n’a pas d’ennemis, on s’en fait.

— Attaquer quelque pauvre bâtiment marchand, qui ne peut se défendre, et dans quel but ? Pour le piller ? Mais, est-ce l’argent qui nous manque ? J’en regorge. Non, il me faut quelque chose qui me résiste pour que je m’irrite, et des ennemis à qui je puisse vouloir du mal, pour avoir du plaisir à leur en faire.

— Ah ! c’est bien vrai ce que vous dites là ! Il vous faut du choix, à vous : tous les coups de flibuste ne vous sont pas bons. Mais moi, je ne suis pas si difficile, et mon père commanderait un navire que je ne lui ferais pas plus de grâce qu’au premier venu, parce qu’à la mer il n’y a ni parens ni amis… Ah ! ça, dites-moi donc un peu, capitaine, est-ce que vous ne pensez pas à aller réclamer les 80 nègres que ce gueusard de Duc-Ephraïm vous doit encore ?

— Il a refusé d’acquitter son billet dans les mains d’un capitaine à qui je l’avais remis et qui le lui a présenté. C’est à moi, dit-il, qu’il veut avoir affaire. Le navire n’appartient qu’à moi maintenant, et j’ai résolu d’aller cette fois au Vieux-Calebar, faire valoir mes droits.

— Tant mieux, ma foi. Tel que vous me voyez, je ne crois à rien du tout. Eh bien ! cependant, j’ai quelque chose qui me dit que nous nous taperons rudement, si nous allons au Vieux-Calebar. Vous dire d’où me vient cette idée, je n’en sais rien. C’est un pressentiment, comme on dit ; mais rien ne m’ôtera cela de la tête. Nous allons donc revoir mons Ephraïm et le prince Boulou, ce vieux chien, à qui je garde une si longue dent… Mais ne parlons plus de cela, parce que… Dans trois jours, capitaine, notre gréement sera repassé, et la voilure mise en état, avec quelques fins coups d’aiguille… Ah ! je te reverrai donc encore une bonne gueuse de fois, prince Boulou ! Nous allons joliment rire tous les deux.

Nous fîmes voile de Bahia pour le Vieux-Calebar, avec un équipage remis de ses fatigues, un navire réparé et en parfait état.

  1. Historique.
  2. Historique.