Le Népal/Chapitre 1

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Ernest Leroux (tome 1p. 41-74).

LE NÉPAL


LE ROYAUME


Le Népal est un royaume indépendant situé au Nord de l’Inde, sur le versant méridional de l’Himalaya ; il consiste en une bande étroite de terrain qui suit fidèlement la direction de la chaîne. Il mesure environ 800 kilomètres de longueur et 160 kilomètres de largeur moyenne. Il s’étend du 78e au 86e degré de longitude Est, touche à son extrémité Sud-Est 26° 25′ de latitude Nord, et dépasse à son extrémité Nord-Ouest le 30e degré. Il est compris entre les possessions britanniques, le Sikkim et le Tibet. Depuis le traité de Segowlie (1816) et la convention de 1860, la limite entre le Népal et l’Inde anglaise suit à l’Ouest le cours de la Kali, au Sud les Collines de Grès parallèles à l’Himalaya et les terres marécageuses du Téraï découpées en trois tronçons, à l’Est le cours de la Mechi et les pics élevés du Singalila, qui bordent le Sikkim. Au Nord, la frontière du Tibet, à peu près inconnue, semble être assez mal définie ; elle se perd dans les solitudes inaccessibles des glaciers et ne prend de précision qu’aux environs des passes, tantôt en avance, tantôt en recul sur le plateau tibétain, au hasard des circonstances. En dépit des révolutions et des conquêtes qui ont bouleversé les pays voisins, Inde et Tibet, le Népal est resté depuis de longs siècles presque immuable dans ses limites traditionnelles. La nature même les avait tracées en lignes nettes. Au Nord, l’Himalaya dresse ses murailles colossales, couronnées de cimes géantes. Les rares passes qui traversent le massif et qui escaladent le plateau du Tibet ne sont praticables que de mai à septembre ; la neige les obstrue sept mois par an, et le voyageur qui s’y aventure en bonne saison court encore mille risques. L’avalanche le menace, le précipice le guette ; il lui faut s’accrocher aux roches, se suspendre à des cordes tendues au-dessus des abîmes, gravir des altitudes de 4 000 à 5 000 mètres. Au Sud, sur les confins de l’Hindoustan, les terres basses du Téraï sont plus redoutables encore ; les eaux entraînées des pentes voisines s’arrêtent, stagnantes, dans leur cuvette d’argile creusée au pied des monts, chargées de pourritures végétales. La malaria, mortelle, rampe dans l’air humide huit mois par an, de mars à novembre, et chasse l’homme, aussi bien l’Hindou des plaines que le montagnard du Népal ; en hiver les troupeaux des districts voisins viennent brouter l’herbe grasse ; mais, le printemps arrivé, la jongle appartient aux bêtes fauves. Derniers vestiges de l’humanité, des groupes clairsemés de races maudites ont pu seuls s’accommoder à ce séjour de pestilence et de mort. En arrière du Téraï, la nature a préparé d’autres lignes de défense : une forêt continue de sâls rejoint les Collines de Grès et en couvre les pentes ; les hauts fûts des arbres vigoureux jaillissent du sol poussiéreux et blanchâtre, et sous leur ombrage opaque pullulent à l’aise éléphants, tigres et rhinocéros ; l’homme n’y parait qu’à la saison froide pour chasser ou pour couper le bois précieux. Entre les Collines de Grès et les premiers soulèvements de l’Himalaya, le terrain se recourbe et se creuse en vallées parallèles à la chaîne ; l’altitude en varie de 700 à 800 mètres ; la malaria les ravage et les empoisonne. Des villages éphémères et des garnisons s’y installent de novembre à mars ; à la date fatale, tout fuit devant l’aoul, la fièvre meurtrière.

Passé le creux des Dhouns et des Maris, la montagne se dresse d’un bond brusque, et s’étage en gradins puissants jusqu’au rempart de glace qui ferme l’horizon. C’est, au premier coup d’œil, un chaos formidable de sommets, de plateaux, de ravins, sans unité, sans ordonnance, sans système. Le Népal n’est encore qu’une région géographique, définie par des frontières naturelles. Une observation plus attentive découvre sous cette robuste et massive ossature la charpente harmonieuse d’un organisme réel. Les innombrables cours d’eau qui semblent ruisseler à l’aventure dans ce dédale montagneux se répartissent en trois grands bassins, qui reproduisent uniformément le même type : un torrent vigoureux, né sur les hauteurs du plateau tibétain, force par l’érosion la ligne des grandes cimes, pénètre au Népal, y recueille une partie du drainage local ; arrivé au seuil des Collines de Grès, il rencontre un éventail d’affluents trop faibles pour s’ouvrir isolément un passage, les absorbe, franchit le défilé, puis le Téraï, et va s’étaler majestueusement dans les plaines en nappes fécondantes. À l’Ouest, la Karnali ou Kauriala, qui adosse ses sources aux sources de la Satledj, entre au Népal par la passe de Takla Khar ou Yari, sort des collines à Gola Ghat, rejoint sur le territoire britannique la Kali ou Sarda, prend alors le nom de Gogra, et va porter au Gange toutes les eaux qui descendent entre le Nandadevi (7 820 m.) et le Dhaulagiri (8 180 m.). Les sept branches de la Gandaki rayonnent entre le Dhaulagiri et le Gosainthan (8 050 m.) ; la Tirsuli, la plus orientale, est aussi la plus forte ; elle sort du Tibet par la passe de Kirong, et, grossie des six autres rivières, ses sœurs de nom et de sainteté, traverse les collines à Tribeni Ghat pour tomber dans le Gange en face de Patna. Tout le Népal oriental, du Gosainthan au Kanchanjanga (8 580 m.), verse ses eaux dans les sept branches de la Kusi ; deux d’entre elles naissent au Tibet, la Bhotia Kusi, qui entre au Népal par la passe de Kuti, et l’Arun qui draine un bassin étendu sur le plateau tibétain avant de pénétrer au Népal par la passe de Hatia. Réunies en un seul lit, les sept Kusis tombent en cataractes des Collines de Grès dans la plaine et poursuivent leur course impétueuse dans un réseau de bras capricieux jusqu’à leur confluent avec le Gange.

Entre la région des sept Gandakis et la région des sept Kusis s’insère un bassin médiocre d’étendue et de drainage, mais original d’aspect. La Bagmati (Vâgmatî) qui en recueille les eaux ne sort pas de la chaîne principale ; elle naît à mi-chemin entre le haut Himalaya et les Collines de Grès, dans les replis d’un contrefort qui surplombe la rive droite de la Malamchi Kusi et la rive gauche de la Tirsuli Gandaki, échappe à l’attraction de ses puissantes voisines, et va porter elle-même au Gange le tribut de ses eaux sacrées. À peine née, la Bagmati baigne une vallée spacieuse, longue de vingt-cinq kilomètres, large de seize, unie comme la plaine, mais close à l’entour par des murailles de 2 500 à 3 000 mètres ; seule une brèche étroite, ouverte au Midi, laisse une issue aux eaux d’amont. Fertile, riante, la vallée nourricière abrite sans en être encombrée trois cent mille habitants, une capitale prospère, deux grandes villes, des bourgs populeux, de gros villages, des plantations, des champs, des bosquets. L’altitude, de 1 300 à 1 400 mètres, est trop haute pour l’aoul, trop basse pour la neige ; en hiver la bise y souffle, salubre, sans âpreté ; en été les forêts voisines et les glaciers au delà tempèrent la chaleur tropicale ; la moyenne y oscille entre 10° en janvier et 25° en juillet, sans fortes variations diurnes. Des ruisseaux sinueux, limpides et fécondants, fouillent le sol d’alluvion et s’y creusent un lit souvent trop vaste. Le riz largement arrosé donne de splendides moissons ; les autres céréales réussissent à souhait. L’oranger, l’ananas, le bananier y donnent des fruits exquis. La vie, simple et douce, laisse à l’esprit le loisir de s’affiner. Au Sud, les barrières qui ferment l’accès aux armées de l’Inde laissent passer par une lente et sûre infiltration les bienfaits de la civilisation hindoue, les arts, les lettres, les religions, l’ordre social. Au Nord, deux passes, l’une praticable même aux chevaux, ouvrent la voie la plus aisée et la plus fréquentée entre l’Inde et Lhasa. À l’Est et à l’Ouest, des cols faciles mènent aux vallées latérales des Gandakis et des Kusis. Là, le contraste est brutal : des districts montagneux, des ravins profonds, des gorges sauvages, des pentes rapides où le sol est rare, où l’eau roule en torrents et dévaste sans irriguer ; en été l’aoul désole les bas-fonds ; en hiver la neige recouvre le haut pays. La population dispersée au hasard des maigres cultures vit en hameaux, souvent à demi nomade. Les villes, accrochées aux flancs des monts, y sont des bourgades avec un bazar et un château fort. Une féodalité oppressive morcèle le pays : le bassin de la Karnali est le territoire des vingt-deux Râjas (Baisi Raj) ; les Sept-Gandakis, le territoire des vingt-quatre Râjas (Chaubisi Raj). Les tribus des Sept-Kusis, à demi barbares, n’ont qu’une organisation rudimentaire de clans. La vallée centrale était naturellement désignée pour être le siège de l’hégémonie ; le pouvoir qui en dispose est sûr de s’imposer, par la supériorité de ses ressources, à la masse chaotique et indisciplinée des principautés voisines. Il est maître de s’étendre, vers l’Orient et l’Occident, aussi loin que le permettent la nature du sol, les nécessités du ravitaillement et les difficultés des communications. Ces limites, en pratique, sont restées constantes, et les efforts tentés par les Gourkhas au début du XIXe siècle pour absorber le Sikkim d’une part et le Kumaon de l’autre ont échoué. Vallée et royaume sont si étroitement solidaires que le même nom sert couramment à les désigner l’une et l’autre ; mais la pratique officielle plus précise les distingue, elle donne au royaume le nom de Gorkhâ râj « royaume des Gourkhas » et, d’accord avec l’usage local, réserve exclusivement à la vallée la désignation de Népal. Hors du Népal proprement dit, le pays n’est connu que par ouï-dire ; jamais Européen n’a visité les régions de montagnes qui s’étendent à l’Est et à l’Ouest de la vallée centrale. Un simple coup d’œil jeté sur la carte du royaume, telle que l’a dressée le Service trigonométrique de l’Inde, révèle l’état des connaissances actuelles. De vastes espaces restent blancs : les cotes d’altitude qui les jalonnent indiquent les sommets qu’on a pu mesurer par le calcul en les visant du territoire britannique ; les lignes capricieuses, où s’échelonnent à des distances problématiques les noms des localités, traduisent les informations recueillies par le service d’espionnage anglo-indien à l’aide des pandits hindous qu’il emploie comme agents secrets, ou des mercenaires embauchés dans les régiments britanniques. Le passé de ces régions interdites n’est guère mieux connu que le sol même ; l’archéologie, l’épigraphie sont encore à créer ; les rares informations recueillies jusqu’ici viennent d’indigènes suspects et de documents tardifs. La vallée seule, visitée, observée, étudiée depuis un siècle, appartient à la science.



LA VALLÉE DU NÉPAL


La vallée du Népal (Nepâla) s’ouvre à mi-chemin entre les plaines de l’Hindoustan et les hauts sommets de l’Himalaya. Elle dessine un ovale assez régulier, allongé dans le même sens que la chaîne ; le grand axe, de l’Est à l’Ouest, mesure environ vingt-cinq kilomètres ; le petit axe, du Nord au Sud, seize kilomètres. Les pentes septentrionales s’arcboutent contre une arête transversale de l’Himalaya projetée par le Gosainthan (7 714 m.) et qui culmine au Dayabhang ou Jibjibia (7 244 m.) à distance égale des passes de Kirong et de Kuti, entre les eaux des Kosis et les eaux des Gandakis. Jadis un vaste lac couvrait, dit-on, toute la vallée ; l’intervention d’une divinité aurait ouvert une brèche aux eaux et livré le sol aux hommes. L’aspect du Népal explique la légende. Les montagnes, dressées à l’entour en cirque continu, dissimulent même la passe étroite qui laisse échapper au Sud le drainage local. Leurs sommets, comparés aux géants de l’Himalaya, n’ont qu’une altitude modeste de 2 000 à 3 000 mètres. Une puissante végétation les couvre jusqu’au faîte : les arbres d’Europe, et surtout les chênes, s’y étagent au-dessus des arbres tropicaux. Le mont Manichur (Maṇičûḍa) occupe l’extrémité Nord-Est de la vallée ; une chaîne de hauteurs secondaires le relie vers l’Ouest au mont Sheopuri (Çivapurî) haut de 2 500 mètres, et par delà, au mont Kokni ou Kukani ; derrière ce rideau se creusent des vallées inexplorées que couronne au loin la ligne blanche des neiges et des glaces. La masse imposante du Nagarjun (Nâgârjuna) se dresse vis-à-vis du Kokni, vers l’Ouest-Sud-Ouest ; la dépression qui se creuse dans l’intervalle offre un chemin commode entre le Népal et la vallée de Nayakot (Navakûṭa), son annexe naturelle. À l’Ouest, le Dhochôk, rangée de collines onduleuses, qui n’atteint pas 1 800 mètres, réunit les contreforts occidentaux du Nagarjun aux épaulements du Chandragiri (Čandragiri). Les affluents de la Tirsuli Gandaki, qui descendent de son versant occidental, ouvrent une seconde voie de communication entre Nayakot et le Népal. Le Chandragiri élève ses pentes abruptes à l’angle Sud-Ouest de la vallée ; la route de l’Inde gravit ses escarpements, franchit la ligne de faîte à peu de distance du sommet (un peu moins de 2 500 m.) et redescend sur le versant méridional au village de Chitlaung, dans la vallée du Petit-Népal. Le Chandragiri se soude vers le Sud-Est au Champadevi (Čampâdevî). La vallée latérale qui longe leur revers méridional a été fréquemment parcourue par les voyageurs européens jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ; leur témoignage unanime la représente comme une gorge étroite, pénible, misérable. Entre le Champadevi et le mont Mahabharat (Mahâbhârata) s’ouvre la brèche de Kotpâl (ou Kotvâl), unique fissure de ce vaste mur de montagnes, et juste assez large pour donner passage à la rivière Bagmati. Le Mahabharat n’est lui-même qu’un contrefort du Phulchôk. Le Phulchôk est la plus élevée des cimes qui regardent la vallée ; son altitude est exactement de 3 000 mètres. Enfin, du côté de l’Est, le mont Mahadeo-pokhri (Mahâdeva-puṣkariṇî) s’étale entre le Phulchôk et le Manichur. Une passe facile, qui se creuse entre le Phulchôk et le Mahadeo-pokhri, mène du Népal oriental à la vallée de Banepa, que les souvenirs historiques rattachent directement, comme Nayakot, à l’histoire du Népal.


La vallée du Népal (vue de Changu-Narayan).

La Bagmali (Vâgmatî) recueille toutes les eaux qui descendent de ces pentes pour arroser le Népal. Elle naît sur le versant septentrional du Sheopuri, coule d’abord dans une gorge profonde entre le Sheopuri et le Manichur, tombe en cascade dans la vallée, y serpente ; puis, grossi de nombreux affluents, le torrent se transforme en rivière, force une première fois le passage au pied des collines qui portent Chobbar, se dirige vers le renflement méridional dans la vallée, s’échappe par la brèche étroite de Kolpal, et pénètre alors dans une région entièrement inconnue, que des rapports contradictoires représentent tantôt comme impraticable, tantôt comme aisément accessible ; elle atteint les Collines de Grès à Hariharpur, traverse le Téraï, entre en territoire britannique, traîne ses eaux ralenties en des canaux inconstants, et va s’unir au Gange en aval de Monghyr, entre le confluent de la Gandaki et le confluent de la Kosi.

Le principal des affluents népalais de la Bagmati est la Bitsnumati (Viṣṇumatî) qui naît sur le flanc méridional du Sheopuri, suit assez fidèlement le pied des montagnes et va se déverser dans la Bagmati presque au centre de la vallée. Les autres cours d’eau ne sont, pendant la saison sèche, que d’humbles ruisselets ; leur importance religieuse oblige pourtant à les mentionner : sur la rive droite le Dhobi-Khola et le Tukhucha, sur la rive gauche la Manhaura (Manoharâ) ou Manmati (Maṇimatî) qui sort du mont Manichur, la Hanmatî (Hanumatî) qui sort du Mahadeo-pokhri, et la Nikhu qui vient du Phulchôk.

Tous ces cours d’eau présentent le même caractère ; nés en dehors de la région des neiges, nourris par des sources, ils s’enflent brusquement à la saison des pluies ; le ruisseau de la veille devient alors un torrent impétueux qui se fraie sans effort un vaste lit dans le sol d’alluvions ; à la longue, le lit, creusé toujours plus profondément, prend l’aspect d’un fossé, bordé sur ses deux rives de hautes parois. Les pluies passées, il ne reste plus qu’un filet d’eau perdu dans les sables. Seule la Bagmati remplit toute l’année son lit de ses flots bruyants qui lui ont valu son nom, « la Parlante. »

Sur ce terrain heureux, l’humanité pullule. Des passes qui découvrent brusquement la vallée, l’œil surpris contemple un immense jardin égayé de constructions pittoresques. Parmi les champs riants et les bosquets touffus, les hameaux, les bourgs, les villes étalent leurs toitures aux angles retroussés que dominent les pyramides étagées des temples en bois, avec leur flèche d’or éblouissante. Le charme du spectacle est inoubliable. Les missionnaires capucins du XVIIe siècle paraissent eux-mêmes l’avoir ressenti. Le P. Marco della Tomba, qui n’avait pas visité le pays, mais qui avait recueilli les informations et les impressions de ses confrères, écrit : « Passé d’autres petits monts couverts d’arbres, on découvre la vallée du Népal « valle bellissima » qui semble au premier regard être d’or, avec toutes ses pagodes et ses palais dorés… La vallée jouit d’un air doux et très sain, elle abonde en toutes sortes de vivres ; on y trouve à peu près tous les fruits que nous avons en Europe[1]. » Un siècle plus tôt le jésuite Grueber s’était contenté d’observer, en esprit pratique, que le Népal « abonde en toutes les choses qui sont nécessaires pour soutenir la vie ». Sur une surface de 700 kilomètres carrés, le chiffre de la population approche de 500 000 âmes[2] soit une densité de 700 habitants par kilomètre carré, dans une région sans industrie. Une moitié de la population vit rassemblée dans les villes et les bourgs ; l’autre moitié est dispersée dans d’innombrables hameaux, qu’il serait fastidieux et vain de prétendre énumérer.

La ville principale du Népal est Katmandou, séjour du gouvernement et capitale du royaume. Katmandou n’est pas la plus ancienne des villes du Népal ; sans parler des capitales antérieures qui ont disparu, Patan dépasse en antiquité sa rivale triomphante. La tradition fixe la fondation de Katmandou en l’an 3824 écoulé du Kali-yuga = 724 J.-C.) ; et cette date semble plausible. Un jour, à en croire la chronique, comme le roi Guṇakâma jeûnait en l’honneur de Mahâ-Lakṣmî, la déesse lui apparut en songe, et lui prescrivit de bâtir une ville au confluent de la Viṣṇumatî et de la Vâgmatî, sur un emplacement qu’avait consacré déjà la présence de nombreuses divinités. La ville devait avoir la forme recourbée du « khaḍga », le cimeterre que la sanguinaire Devî brandit dans une de ses multiples mains contre ses ennemis terrifiés[3] ; elle contiendrait 18 000 maisons, et tous les jours il devait s’y traiter un chiffre d’affaires de 100 000 roupies ! La nouvelle cité reçut d’abord le nom de Kânti-pura « Ville de Grâce[4] ». Elle eut à souffrir de la longue période d’anarchie féodale que le Népal traversa durant le moyen âge, et forma pendant plusieurs siècles une sorte de fédération oligarchique, comme la célèbre Vaiçâlî au temps du Bouddha ; douze nobles (Thâkuris) y exerçaient l’autorité à titre de râjas. Ratna Malla s’empara de la ville à la fin du xve siècle, grâce au pouvoir magique d’une formule qu’il avait déloyalement apprise de son père et surtout grâce à une perfidie sans scrupules ; il gagna le principal fonctionnaire (« Kâjî », cadi) des Thâkurîs, les fit empoisonner au cours d’un banquet, assassina son complice et se proclama roi. Il fonda la dynastie Malla de Katmandou, qui dura jusqu’à la conquête Gourkha. Un siècle après Ratna Malla, sous le règne de Lakṣmî Narasiṃha Malla, un édifice miraculeux s’éleva dans la capitale : un simple particulier avait reconnu, dans la foule qui suivait la procession de Matsyendra Nâtha, l’Arbre-aux-Souhaits (Kalpavṛkṣa) en personne venu comme un vulgaire badaud pour admirer le spectacle ; il bondit sur le visiteur divin, le maintint prisonnier et réclama comme rançon une faveur singulière ; son ambition était de bâtir avec un seul arbre un abri pour les religieux errants. L’Arbre-aux-Souhaits donna sa parole et la tint ; avec le bois d’un seul arbre on put construire un édifice spacieux, qui subsiste encore aujourd’hui et reste affecté à son usage primitif ; il est voisin des temples élégants qui font vis-à-vis au Darbar, le long d’une rue pavée qui mène à la Bitsnumati. La célébrité légitime de ce hangar miraculeux valut à la ville un changement de nom ; on l’appela dès lors Kâṣṭha-Maṇḍapa (Halle-de-bois) en sanscrit, en langue vulgaire Kâthmaṇḍo, d’où les Européens ont tiré Cadmendu (Grueber), Katmandù (Georgi) Khâtmândù (Kirkpatrick), Kathmandu (Hamilton), etc. En dehors des langues indiennes, la ville est désignée sous des noms tout différents. Les Névars l’appellent Yin(-daise), d’après Kirkpatrick ; Tinya, d’après Bhagvanlal[5] ; les Tibétains, d’après Georgi, Jang-bu ou Jà-he ; j’ignore à quelle forme réelle correspond Jà-he ; Jang-bu n’est qu’une transcription altérée de Yam-pu « nom de l’ancienne capitale du Népal, appliqué aussi dans l’usage du Tibet oriental à Katmandou^^1 ». C’est ce nom que les Chinois ont transcrit par Yang pou^^2. Katmandou est également désigné en tibétain sous le nom de Kho bôm^^3. En outre Jäschke cite comme une périphrase employée parfois au lieu de Kho-bóm : Klui pho-bráṅ, « le palais du Nâga » ; il explique ce nom par les trésors de métaux précieux qu’on croit abonder dans la contrée ; mais, en étudiant la religion du Népal, nous verrons quelle place considérable les Nâgas occupent dans la légende et dans les croyances actuelles. Le souvenir des Nâgas reparaît dans le nom attribué par le Bodhimôr mongol au palais d’Amçuvarman, roi du Népal au viie siècle : Kukitm glui * ; et le premier élément de cette désignation figure, dans une histoire chinoise, comme le nom même de Katmandou : Kou-koumou’Ce mot peut être en rapport avec le nom de Gongool-putien (Gongul-pattana) qui désigne Katmandou « dans les anciens livres » d’après les informateurs de Kirkpatrick.

1. Sarat Chandra Das, Tibetan-Engllsh dictionary, s. v. Yam-pu.

2. M. Parker a rapproché, avec plus d’ingéniosité que de vraisemblance, le nom Yang-pou du sanscrit Svayambhû. C’est sans doute le même nom qui se retrouve dans le colophon du ms. du Pingalâ mata, Br. Mus. 550, écrit en saṃ. 313 sous le règne de Laksmikâma deva « çrî Yambukramâyàm ». Cf. la désignation « Lalita-krainàyâm » qui se rapporte sans doute à Lalita Pattana dans un ms. du règne de Çivadeva satp. 240. Le nom de Yang-pou (Yan-pu) rappelle, au moins par une ressemblance^ frappante, le nom de Yâpu-nagara donné à une ville du royaume de Campa, en Indo-Chine (aujourd’hui Po-Nagar, sans doute) ; cf. Bergaigne, Inscrps. sanscrites du Campâ, nos xxviii, xxxi-xxxiii.

3. Khohôm rappelle d’assez près le nom névar de Bhatgaon : Khôpô (daise) dans Kirkpatrick, Kui-pô dans Georgi.

4. V. inf. vol. II, [Histoire.]

5. Rockhill, Tibet front Chinese sources, p. 129. — M. Parker, qui reproduit le même passage, relatif à l’ambassade de 1732, écrit seulement : Kou-mou. Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/75 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/76 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/77 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/78 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/79 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/80 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/81 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/82 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/83 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/84 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/85 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/86 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/87 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/88 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/89 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/90 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/91 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/92 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/93 Page:Lévi - Le Népal, t1.djvu/94

  1. Gli Scritti…, p. 50 sq.
  2. Le Cheng-ou-ki attribue au Népal une population de 54 000 familles estimation que M. Rockhill (Tibet from Chinese sources, p. 129) juge beaucoup trop basse. Mais il ne s’agit évidemment dans ce nombre que des habitants du Népal proprement dit, et le chiffre semble avoir une origine officielle, car il correspond exactement au total des 3 nombres donnés séparément par les Capucins pour la population des trois villes (autrement dit, des trois royaumes) : Katmandou 18 000 + Patan 24 000 + Bhatgaon 12 000 = 54 000. Kirkpatrick d’autre part admet une moyenne de 10 personnes par maison ou famille. L’évaluation officielle du siècle dernier paraît donc bien se rapprocher de la vérité.
  3. Les Bouddhistes prétendent que le cimeterre proposé comme modèle au roi était celui de Mañjuçri.
  4. La Bṛhat-Saṃhitâ de Varâha-Mihira mentionne une ville du même nom, mais située dans le Dekkhan, car elle paraît dans la même énumération que Koṅkaṇa, Kuntala, Kerala, Daṇḍaka (XVI, 11). — Le Kârtikamâhâtmya du Padmapurâṇa cite également une ville de Kântipura ; Aufrecht (Ox. Mss. 16b) substitue par correction Kâñci-pura « Conjeveram ».
  5. Ind. Ant. IX, 171, n. 29.