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Le Népal/Introduction

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DIVINITÉS ET LIEUX SAINTS DU NÉPAL
Svayambhû Paçupati
Vâgmatî et Gangà
Vacchleçvari Dakṣina-
çmaçàna
( Frontispice d’un manuscrit de la Vamçâvalî brahmanique.)


INTRODUCTION

Le nom du Népal n’est pas inconnu, même en dehors du cercle étroit des érudits. Le prestige de l’Himalaya s’est réfléchi, pour ainsi dire, sur le royaume hindou que la grande chaîne abrite ; le Gaurisankar et les autres pics géants qui donnent le vertige à l’imagination des écoliers, évoquent à la mémoire l’image du Népal, allongé sur la carte au pied de ces colosses. Entre le Tibet au Nord, et l’Inde britannique qui le presse au Sud, à l’Est, à l’Ouest, le royaume du Népal occupe peu de place ; le Népal proprement dit en tiendrait moins encore. L’usage local, d’accord avec la tradition, réserve exclusivement la dénomination de Népal à une vallée oblongue, située au cœur même du pays, à mi-chemin de l’Hindoustan brûlant et des hauts plateaux glacés, riante, féconde, populeuse, acquise de longue date à la civilisation et qui n’a jamais cessé d’exercer l’hégémonie sur les rudes montagnes d’alentour. C’est l’histoire de cette humble vallée que j’ai tenté de retracer ici.

Faut-il m’excuser d’avoir consacré tant d’efforts à un sujet si restreint ? Je ne le crois pas. Une suite de faits qui s’enchaînent, quelle qu’en soit la portée apparente, est mieux qu’une distraction d’esprit curieux ; elle provoque la réflexion et lui apporte un aliment. Si les destinées du genre humain ne sont pas un vain jeu du hasard, s’il est des lois conscientes ou aveugles qui les gouvernent, l’histoire d’une communauté humaine intéresse l’humanité entière puisqu’elle fait apparaître l’ordre et le plan dissimulés sous la masse confuse des événements. C’est l’inconnu, toujours dangereux, qui recule, si on parvient à découvrir comment une vallée perdue s’est peuplée d’habitants, s’est organisée, s’est policée, comment les cultes, les langues, les institutions s’y sont lentement transformés. Sur le domaine hindou, l’étude prend plus d’importance encore. L’Inde, dans son ensemble, est un monde qui n’a pas d’histoire : elle s’est créé des dieux, des dogmes, des lois, des sciences, des arts, mais elle n’a pas livré le secret de leur formation ni de leur métamorphose. Il faut être initié à l’indianisme pour savoir au prix de quels patients labeurs les savants de l’Europe ont établi de rares repères dans l’obscurité d’un passé presque impénétrable, quelles étranges combinaisons de données hétéroclites ont permis d’édifier une chronologie chancelante, encore criblée d’énormes lacunes.

Les peuples civilisés se sont préoccupés en général de transmettre à la postérité un souvenir durable ; organisés en communauté, ils ont directement étendu au groupe les sentiments instinctifs de l’individu ; ils ont voulu déchiffrer le mystère de leur origine et se survivre dans l’avenir. Les prêtres, les poètes, les lettrés se sont offerts à satisfaire ce besoin puissant. Les Chinois ont leurs annales, comme les Grecs ont Hérodote, comme les Juifs ont la Bible. L’Inde n’a rien.

L’exception est si singulière qu’elle a dès l’abord provoqué la surprise et suscité des explications. On a surtout allégué, comme une raison décisive, l’indifférence transcendantale de la pensée hindoue : pénétré de l’universelle vanité, l’Hindou assiste avec un dédain superbe au défilé illusoire des phénomènes ; pour mieux humilier la petitesse humaine, ses légendes et ses cosmogonies noient les années et les siècles dans des périodes incommensurables qui confondent l’imagination, saisie de vertige. Le trait est exact ; mais, dans l’Inde comme ailleurs, les doctrines les plus hautes ont dû s’accommoder aux faiblesses incurables de l’humanité. Les inscriptions commémoratives et les panégyriques sur pierre qui jonchent le sol de l’Inde prouvent que de longue date les rois et les particuliers ont pris soin de leur gloire future. Les longues et pompeuses généalogies qui servent fréquemment de préambule aux actes royaux montrent même que les chancelleries dressaient dans leurs archives un historique officiel de la dynastie. Mais le régime politique de l’Inde condamnait ces matériaux à une disparition fatale. Si les peuples heureux n’ont pas d’histoire, l’anarchie aussi n’en a pas ; et l’Inde s’est épuisée dans une perpétuelle anarchie. Les invasions étrangères et les rivalités intestines n’ont jamais cessé d’en bouleverser la surface. Parfois, à de lointains intervalles, un maître de génie pétrit dans ses mains robustes la masse amorphe des royaumes et des principautés, et fait de l’Inde un empire, mais l’œuvre meurt avec l’ouvrier ; l’empire se disloque et des soldats de fortune s’y taillent des états de rencontre. Trop grande pour se prêter à une monarchie, l’Inde manque de divisions naturelles qui assurent un partage stable ; l’hégémonie erre au hasard sur l’étendue de cet immense territoire, et passe de l’Indus au Gange, du Gange au Dekkhan. Les capitales surgissent, resplendissent, s’éteignent ; les marchés, les entrepôts, les ports de la veille sont déserts le lendemain, vides, oubliés. De temps en temps, sur ce bouillonnement, une vague passe, retombe, et brise tout de proche en proche. Alexandre entre au Penjab, et le Gange lointain échappe à ses puissants maîtres ; les Anglais débarquent sur les côtes, et le Mogol est ébranlé. L’Inde qu’on se représente communément absorbée dans son rêve merveilleux et détachée du reste du monde est en réalité la proie banale où se rue la cupidité de l’univers fasciné. Après les Aryas védiques, les Perses de Darius ; puis les Grecs, et les Scythes, et les Huns, et les Arabes, et les Afghans, et les Turcs, et les Mongols, et les Européens déchaînés à l’envi : Portugais, Hollandais, Français, Anglais. L’histoire de l’Inde se confond presque tout entière avec l’histoire de ses conquérants.

Si l’Inde, par l’excès de son instabilité, était condamnée à manquer d’une histoire politique, elle aurait pu du moins posséder une histoire religieuse. Le bouddhisme faillit la lui donner. Née d’une personnalité vigoureuse que les travestissements du mythe n’avaient pu masquer entièrement, propagée par une succession de patriarches, réglementée par des conciles, patronnée par d’illustres souverains, l’Église du Bouddha se remémorait les étapes de sa grandeur croissante ; parue et publiée au cours des temps, elle ne se promettait pas une stupéfiante éternité ; elle fixait à sa durée un terme fatal, et pressée de conduire les hommes au salut, elle mesurait avec mélancolie les siècles parcourus, et les siècles encore ouverts devant elle. Retirés dans leurs couvents, les moines bouddhiques contemplaient sans doute les tempêtes du monde, comme les mirages décevants du néant universel ; néanmoins, membres d’une communauté et solidaires de ses intérêts, ils tenaient soigneusement registre des donations et des privilèges octroyés par la faveur des rois. L’Église avait ses annales ; le couvent avait son journal. Mais un ouragan formidable balaya le bouddhisme, les monastères et les moines, avec leur littérature et leurs traditions. Le brahmane, resté seul en face de l’Islam envahissant, opposa au fanatisme du vainqueur les ressources de sa souplesse insaisissable ; dédaigneux de l’histoire qui contrariait son idéal et démentait ses prétentions, il se créa des héros à son goût et se réfugia avec eux dans le passé des légendes.

Trois pays seulement ont gardé la mémoire de leur passé réel : tout au Sud, Ceylan, dans la mer ; tout au Nord, le Cachemire et le Népal, dans les montagnes. Tous trois ont, en contraste avec l’Inde, un caractère commun : la nature leur a tracé un horizon défini, que la vue embrasse sans pouvoir le franchir. Solidaires de l’Inde, ils ne se confondent jamais avec elle, et poursuivent leurs destinées à l’écart, enfermés dans un cercle fatal.

Ceylan, métropole antique et toujours florissante du bouddhisme, s’enorgueillit d’une chronique continue qui couvre plus de deux mille années ; depuis qu’un fils de l’empereur Açoka vint y fonder le premier monastère, vers 250 avant l’ère chrétienne, ses moines n’ont pas cessé de rédiger en vers didactiques les annales de l’Eglise singhalaise. Leur exactitude, soumise au contrôle des Grecs et des Chinois, s’est tirée brillamment de cette double épreuve. Mais Ceylan est un petit monde à part ; la politique, qui parfois exprime la réalité, sépare encore aujourd’hui Ceylan de l’Empire anglo-indien pour la rattacher directement à la couronne britannique. La péninsule est à Râma, le héros des brahmanes ; mais l’île, soumise un instant par ses armes, n’en reste pas moins à son antagoniste, le démon Râvana. Les routes maritimes de l’Orient, qui s’épanouissent toutes en éventail autour d’elle, y ont déversé toutes les races du monde, Arabes, Persans, Malais, et nègres d’Afrique, et blancs d’Europe, et jaunes de la Chine. L’Inde s’allonge vers elle, presque à la toucher, mais quelle Inde ? l’Inde noire, l’Inde dravidienne où le brahmanisme a toujours dû partager l’empire, avec les cultes indigènes, avec le bouddhisme, avec l’islam, avec les chrétiens de Saint-Thomas, avec les Jésuites du Madouré. Ceylan est une annexe de l’Inde ; elle n’en est point une province, moins encore une image réduite.

Le Cachemire, dans les terres, fait pendant à la grande île. La montagne l’entoure et ne l’emprisonne pas ; des cols praticables le relient au Tibet, au Kachgar, aux vallées du Pamir ; des passes faciles descendent au Penjab, vers ce seuil historique de l’Inde où tous les envahisseurs ont dû livrer leur premier combat. Ceylan est la sentinelle avancée au carrefour de l’océan Indien ; le Cachemire s’enfonce comme un coin, sous la poussée de l’Inde, au cœur de l’Asie. Mais, soudé à l’Inde, il en partage les destinées ; conquis, comme elle, par les Turcs de Kaniska et les Huns de Mihirakula, il traverse comme elle une période de splendeur et de force entre le vie et le xe siècle, ensuite, épuisé par ses luttes contre les barbares de l’Occident, il succombe sous l’effort de l’Islam. Une chronique, composée au xie siècle, rappelle seule aujourd’hui les gloires du passé ; mais elle a suffi à les rendre immortelles. La littérature sanscrite que les rois du Cachemire avaient protégée et souvent même cultivée a su payer dignement leurs bienfaits ; la Râja-taraṅgiṇî du poète Kalhaṇa a sauvé de l’oubli leurs noms et leurs exploits. D’autres ont voulu plus tard reprendre et poursuivre l’œuvre de Kalhaṇa ; mais l’intérêt du sujet s’était évanoui. Le Cachemire avait échappé au génie hindou, et n’était plus qu’une annexe obscure de l’Inde musulmane. Si le Népal a une histoire, comme le Cachemire et Ceylan, son histoire est bien modeste. Retranché entre ses glaciers et ses marécages, isolé comme un domaine indécis entre l’Hindoustan et le Tibet, il n’a jamais connu la civilisation raffinée des cours cachemiriennes, ni l’activité opulente de la grande île bouddhique. Ses annales ne rappellent ni le Mahâvaṃsa pâli, ni la Râja-taraṅginî sanscrite ; leur forme même accuse le contraste ; elles consistent dans des listes de dynasties (Vaṃçâvalîs), combinées avec des listes de fondations et de donations royales ; les compilateurs qui les ont réunies et fondues n’ont pas même essayé de les élever à la dignité d’une œuvre littéraire : la langue usuelle leur a suffi, qu’ils aient emprunté le parler à demi tibétain des Névars ou le dialecte aryen des Népalais hindouisés. Leur récit, maigre et desséché d’ordinaire, ne s’arrête avec complaisance que sur les miracles et les prodiges ; il ne prend d’ampleur qu’à l’époque fabuleuse et l’époque moderne. La vigueur des souvenirs récents résiste seule à l’éclat éblouissant du passé légendaire. Héros et dieux, enfantés par la croyance populaire, passent de siècle en siècle, toujours plus vrais et plus réels à mesure que chaque génération y verse son âme et sa foi. On les voit, on les sent partout présents ; l’homme est l’instrument aveugle de leurs volontés ou de leurs caprices. La révolution de 1768 qui donne le Népal aux Gourkhas n’est encore, pour les chroniqueurs, que la suite d’un pacte conclu d’abord au ciel. L’histoire ainsi entendue se réduit à une épopée pieuse, montée sur un appareil de chronologie suspecte. La science, heureusement, dispose d’autres matériaux pour contrôler et pour compléter la tradition : l’épigraphie, déjà riche, et qui remonte jusqu’au ve siècle ; les manuscrits anciens, nombreux au Népal où le climat les a mieux préservés que dans l’Inde ; la littérature d’origine locale ; les notices des pèlerins et des envoyés chinois ; les informations tirées de l’histoire et de la littérature indiennes ; enfin les renseignements amassés par les voyageurs européens depuis le xviie siècle.

Tous ces documents, si divers d’âge, d’origine, de langue, d’esprit, une fois comparés, critiqués et coordonnés, composent un tableau d’ensemble où le regard peut embrasser aisément les destinées d’une peuplade asiatique soumise au contact de l’Inde, pendant une durée d’au moins vingt siècles. À l’aube des temps, le Népal est un lac ; l’eau qui descend des sommets voisins s’endort, captive, au pied des montagnes qui l’enferment. Mais un glaive divin fraie une brèche ; la vallée se vide, le sol s’assèche ; les premiers colons arrivent. Ils viennent du Nord, conduits par Mañjuçrî, le héros de la sagesse bouddhique, qui trône en Chine, et qui s’y manifeste encore aujourd’hui sous les traits du Fils du Ciel. L’âge fabuleux s’ouvre alors ; l’imagination des conteurs népalais n’a pas eu de peine à peupler ce passé lointain, abandonné tout entier à leur fantaisie ; mais leurs inventions, solidaires de la réalité qui les inspire en dépit d’eux, n’aboutissent qu’à reproduire l’histoire dans une sorte de prélude symbolique. Les dynasties qu’ils créent viennent l’une du monde chinois, une autre de l’Himalaya oriental, une autre de l’Inde. Après des myriades d’années où les dieux et les héros légendaires occupent la scène, des personnages plus modestes y font tout à coup leur entrée. Un ermite, le patron et l’éponyme du Népal, installe sur le trône de simples bergers ; c’est l’histoire qui commence, ou du moins les temps historiques. Les Gopâlas, les Abhîras représentent les premiers pasteurs qui s’aventurèrent avec leurs troupeaux dans les herbages solitaires des montagnes. Leurs noms, sanscrits, ne doivent pas faire illusion ; précurseurs des Gurungs et des Bhotiyas qui vivent maintenant dans les hautes alpes du royaume Gourkha, ils venaient comme eux des plateaux tibétains. Des récits pittoresques, recueillis dans le voisinage du Népal, montrent les pâtres de jadis arrêtés longtemps sur l’autre versant par les neiges et les glaces ; mais un d’entre eux, parti à la recherche d’une bête disparue, se laisse entraîner sur les neiges, franchit une passe et découvre un nouveau monde verdoyant et fertile. Il revient, l’heureuse nouvelle se communique de proche en proche ; une multitude de conquistadors s’élance sur le chemin du Sud.

La peuplade des Névars qui prenait possession du Népal appartenait à une race d’hommes que la nature a marqués d’une empreinte vigoureuse. Accoutumés à des altitudes qu’on croirait impraticables, exposés aux rigueurs glaciales d’un long hiver, mais fouettés par une bise vivifiante, ragaillardis par un été souriant, éloignés du commerce du monde, bornés dans leur horizon comme dans leurs ambitions, associant les jouissances de la vie nomade aux plaisirs rustiques de la vie sédentaire, ces bergers d’une Arcadie démesurée mêlent la douceur à la barbarie, l’églogue à la férocité ; le rire sonore et large, la gaieté franche et joviale, ils s’amusent comme des enfants, rêvent comme des sages, et frappent comme des brutes. Hordes de pillards sous un chef de bandes, armée disciplinée sous un maître de génie, la doctrine du Bouddha en a fait aussi des moines, des savants, des penseurs. Leur langue, fruste et rude, s’est pourtant accommodée sans effort à la poésie, à la science, aux spéculations abstruses. Issu de cette souche robuste, le rameau Névar, le plus rapproché de l’Inde, fut le premier à fleurir.

Le Névar eut d’abord à triompher d’un péril décisif. À l’Orient des bergers du Népal, une tribu parente avait occupé le bassin des sept Kosis ; répandue sur ce vaste territoire, que la nature elle-même avait découpé en étroites vallées par des barrières de hautes montagnes, la tribu des Kirâtas s’était divisée en principautés ; mais fatigués peut-être de s’épuiser à des rivalités stériles, instruits peut-être par l’exemple de l’Inde voisine, ils s’organisèrent en confédération, comme les Mallas ou les Vṛjjis du pays aryen, et forts de leur union ils fondèrent un empire qui déborda sur la plaine au Sud, s’étendit vers la mer jusqu’au delta du Gange, imposa son souvenir à l’épopée hindoue, tandis qu’à l’Ouest leur expansion triomphante arrachait le Népal aux rois bergers. La Vaṃçâvalî enregistre une longue série de rois Kirâtas de qui les noms barbares semblent porter un cachet d’authenticité. C’est au cours de cette période que le Bouddha d’abord, l’empereur Açoka ensuite auraient visité le Népal. Pris à la lettre, les deux faits sont au moins douteux, sinon improbables ; ils expriment toutefois une part de vérité. Le bouddhisme était né au pied des montagnes népalaises, au débouché des routes qui mènent du Népal aux plaines, sur les confins du monde aryen ; l’Himalaya tout proche a pu tenter les premiers apôtres, impatients de propager les paroles du salut. Et plus tard, vers 250 av. J.-C., quand Açoka entreprit son pieux pèlerinage aux lieux saints, sa route, reconnaissable encore aux piliers qu’il dressa, le conduisit au moins dans cette sorte de zone mixte où le montagnard népalais rencontre l’Hindou des plaines.

Soutenu par la puissance du grand empereur bouddhiste, ou seulement par son propre zèle, le missionnaire du bouddhisme avait pris pied au Népal. L’Inde y montait avec lui. Sous l’influence de la religion nouvelle, les grandes familles cherchaient à se rattacher par des liens ou fictifs ou réels à la noblesse bouddhiste de l’Inde ; une d’entre elles gagna assez de crédit pour renverser les Kirâtas, un siècle environ après l’ère chrétienne, et pour fonder une dynastie qui devait durer près de huit siècles. Les successeurs des Kirâtas se prétendaient issus du clan Liččhavi qui dominait à l’époque du Bouddha sur la ville opulente de Vaiçâlî, et qui continuait à compter parmi les noms les plus glorieux de l’aristocratie indienne. Le Népal sous le régime des Liččhavis entre dans le système des États hindous, mais sans compromettre son indépendance. Le plus puissant des empereurs Guptas, suzerain de l’Inde presque entière, inscrit le Népal parmi les royaumes d’outre-marche qui entretiennent avec lui des relations d’amitié. Enfin, au début du vie siècle, l’histoire positive commence avec l’épigraphie. Le premier document connu montre la civilisation de l’Inde parvenue déjà dans la vallée à son complet épanouissement. La langue littéraire, le sanscrit, qui atteint à ce moment même la perfection classique dans l’Inde des brahmanes, est maniée sans difficulté au cœur des montagnes par des poètes instruits, élégants, délicats, au service de la cour ou des simples particuliers. Le bouddhisme et le brahmanisme, séparés et depuis longtemps rivaux dans l’Inde, voisinent, se pénètrent, se confondent presque au Népal. Les moines ont consacré au culte des Bouddhas la colline de Svayambhû et ils y ont élevé un sanctuaire de forme antique que la tradition rapporte à l’empereur Açoka ; dispersés dans la vallée, des hémisphères de terre et de briques, construits sur le type rudimentaire des monuments primitifs du bouddhisme indien, attestent la date déjà lointaine de la conversion du pays. Sur deux autres éminences, Çiva et Viṣṇu ont fixé leur séjour : Çiva, l’hôte reconnu des retraites et des sommets de l’Himalaya, est adoré ici sous le nom de Paçupati, Maître du Bétail ; et ce vocable, heureusement adapté d’abord à une population de bergers, imposé ensuite par un long usage, désigne encore aujourd’hui le dieu comme le protecteur de la dynastie et le patron du Népal. Viṣṇu, populaire sous l’appellation de Nârâyaṇa, est uni moins intimement que son émule à la vie du pays. Autour d’eux, les divinités inférieures, communes en partie aux bonzes et aux brahmanes, avaient leurs temples, leurs prêtres et leurs fidèles. La royauté, héréditaire, se transmettait de père en fils ; le pouvoir du roi s’étendait en dehors de la vallée, à l’Est et à l’Ouest ; mais une féodalité remuante, indocile, réduisait presque à rien le domaine royal et l’autorité du suzerain. Pas encore de grandes villes ; les villages où se groupent les cultivateurs et les marchands ne portent que des noms indigènes, purement névars. Les inscriptions et la chronique permettent de suivre le développement du Népal jusqu’au viie siècle, où il atteint son apogée. La fortune alors semble élargir brusquement l’horizon politique du petit royaume. Pétris et disciplinés par un de ces manieurs d’hommes que l’Asie centrale enfante par intervalles, les clans tibétains s’unissent ; un État se crée, s’organise, qui menace, à peine né, le vieux colosse chinois. La Chine à son tour rappelée par ses agresseurs au souvenir des « Pays d’Occident » qu’elle avait presque oubliés depuis les Han, cherche par la ferveur de ses pèlerins et l’adresse de ses mandarins à se frayer une route vers l’Inde. L’Inde du Nord elle-même, unie un instant sous l’empire d’un monarque instruit et curieux, répond à l’appel de la Chine et tente de forcer le cordon de barbares qui ferme ses frontières : au Nord-Ouest, les tékins turcs sont installés en maîtres, tout près d’être supplantés par les Arabes.

Le Népal semble promettre une voie facile à ce commerce des nations ; il est le trait d’union naturel de deux mondes. L’Inde l’a converti, l’a civilisé ; le Tibet, qui parle sa langue, le compte parmi ses vassaux ; mais le Népal subjugué a donné une reine à ses vainqueurs. Une princesse népalaise est assise sur le trône de Lhasa ; bouddhiste ardente, elle a installé dans son palais ses dieux, ses prêtres et ses livres saints. Clotilde, une fois encore, a converti Clovis ; le roi barbare s’entoure de moines, apprend la théologie au sortir des combats. Des ambassades chinoises, envoyées vers l’Inde, passent par le Tibet, s’arrêtent au Népal en hôtes officiels ; entraîné par la fortune politique du Tibet, le Népal gravite dans l’orbite de la Chine ; il adresse au Fils du Ciel des envoyés et des présents ; une armée de soldats népalais descend même dans les plaines de l’Inde, sous la conduite d’un général chinois, pour venger un affront que la Chine a subi. Des moines chinois viennent s’établir, s’instruire, s’éteindre dans les monastères du Népal.

Cette intensité d’échanges provoque une prospérité inouïe. Les vieilles résidences royales, trop pauvres ou trop mesquines, sont désertées ; des palais s’élèvent qui abritent avec le roi toute une cour de dignitaires ; les couvents, les temples s’embellissent, s’enrichissent, s’accroissent ; la sculpture, la peinture décorent les ouvrages des architectes. L’art du Népal émerveille même les Chinois raffinés. Des villes se fondent ; les capitales sortent de terre coup sur coup. La science encouragée, soutenue par des donations libérales, fleurit ; la royauté donne l’exemple : Aṃçuvarman compose une grammaire sanscrite. Dans les couvents, les moines instruits multiplient les copies des saintes Écritures et des traités canoniques, égayant leur travail austère d’enluminures et de miniatures finement exécutées.

Mais le Népal n’a point de ressources pour se suffire ; privé du mouvement qui le traversait, il entre en décadence. L’Inde est bientôt retournée à l’anarchie ; le Tibet et la Chine engagés dans les guerres continuelles s’affaiblissent l’un et l’autre. Las d’un vasselage qui fausse ses destinées, le Népal se révolte, lutte contre ses maîtres tibétains ; disputé par les influences diverses qui prétendent y prévaloir, le royaume se divise, s’émiette, s’engloutit dans un chaos féodal. Les Liččhavis disparaissent, emportés par la tourmente. Une date précise, positive, se dégage de ce brouillard et s’inscrit au fronton d’une période nouvelle. L’an 880 de J.-C. inaugure l’ère du Népal.

Depuis longtemps déjà le Népal avait été initié par l’Inde à l’usage d’une ère locale. L’ambition des dynastes indiens, empereurs ou roitelets, allait à fonder une ère propre, qui perpétuât leur souvenir ; l’emploi d’une ère distincte était tenu pour un symbole d’indépendance, de puissance fière et libre ; c’était une sorte de drapeau national, marqué aux armes d’une dynastie. Parmi tant de difficultés où se débat l’histoire de l’Inde, la multiplicité des ères est un principe de confusion inextricable. Une série de rois oscille souvent dans la chronologie, au hasard de la mode, en attendant le synchronisme décisif. Les Guptas, qui dominent l’histoire indienne pendant cent cinquante ans, étaient tiraillés, il y a quinze ans encore, entre le ier et le IVe siècle de l’ère chrétienne. L’origine même des ères les plus populaires échappe à l’historien ; nous ignorons encore les circonstances qui firent naître en 57 av. J.-C. l’ère Vikrama, en 78 ap. J.-C. l’ère çaka, aussi répandues cependant dans l’Inde contemporaine que dans l’Inde du moyen âge. Les Liččhavis du Népal avaient fondé ou introduit dans la vallée une ère qui partait, si mes calculs sont exacts, de l’an 111 J.-C ; au début du VII° siècle, ils avaient dû accepter comme une marque de vassalité l’ère des conquérants tibétains. L’an 880 consacre officiellement la rupture du lien de vasselage ; le Népal échappe au Tibet que déchirent les passions religieuses ; et une nouvelle dynastie se substitue aux Liččhavis : les Mallas.

Les Mallas, comme les Liččhavis, sont les héritiers plus ou moins légitimes d’un nom antique, consacré par la biographie du Bouddha. Au temps où vivait le Maître, les Mallas formaient une confédération de tribus encore peu avancées en civilisation ; c’est sur leur territoire que les fondateurs des deux grandes doctrines schismatiques, le Bouddha et le Jina, étaient venus mourir. Ils disparaissent ensuite de l’histoire, absorbés dans l’empire du Magadha ou refoulés dans les montagnes. Ils paraissent au Népal dans le premier des monuments épigraphiques du pays ; leur nom se retrouve ensuite dans d’autres inscriptions des Liččhavis. Établis en dehors et à l’Ouest de la vallée, ils refusent de reconnaître l’autorité de la dynastie népalaise et semblent même lui imposer parfois une sorte de tribut.

Maîtres du Népal à leur tour, les Mallas y transportent une sorte de fédération féodale qui rappelle la constitution des anciens Mallas. À la fin du XIe siècle (1097 J.-C), une secousse soudaine annonce à la petite vallée l’ébranlement de l’Inde voisine et présage les révolutions futures ; à la faveur du désordre, qu’ont provoqué de l’Indus au Gange les invasions musulmanes, un Hindou authentique et orthodoxe, natif du Dekkhan, entre à main armée au Népal et occupe le trône qu’il lègue à ses descendants. Mais la conquête est prématurée ; la nouvelle dynastie ne règne que de nom. L’anarchie est au comble ; chaque bourgade a son seigneur, qui tranche du monarque ; les capitales ont des rois de quartier. Les rivalités de couvents s’ajoutent aux rivalités des partis. Un prince des montagnes, soutenu par la faction brahmanique, croit l’heure venue ; devancier des Gourkhas, il s’élance de Palpa sur le Népal, s’en empare, mais se reconnaît trop faible pour le conserver, et se retire précipitamment. Malgré leurs échecs successifs, ces essais répétés attestent l’ascendant continu de l’influence brahmanique.

En 1324, une troisième tentative réussit et installe une dynastie brahmanique au Népal ; le vainqueur Hari Siṃha Deva, victime des musulmans qui l’ont chassé du Tirhout, cherche dans la montagne un refuge et une compensation. Il amène avec lui une académie de juristes brahmaniques qu’il patronne et qui s’emploie ardemment à codifier la tradition, menacée de disparaître sous l’Islam qui triomphe. Les complications subtiles de l’organisation brahmanique se propagent et gagnent du terrain ; mais il était réservé aux Mallas, mieux qualifiés pour ce rôle, d’opérer une conciliation harmonieuse entre l’usage local et les exigences des brahmanes. Dans la seconde moitié du XIVe siècle, Jaya Sthiti le Malla, assisté des docteurs hindous, arrête les lignes définitives de l’organisation sociale et religieuse : la population tout entière est partagée en deux catégories, parallèles aux deux églises ; les fidèles des dieux hindous sont assujettis aux règles sévères des castes brahmaniques ; les sectateurs des divinités bouddhiques sont répartis en groupes professionnels, calqués sur les castes. Des lois où se marque le tour méticuleux du génie hindou stipulent les détails du costume, de la maison, des cérémonies assignées à chacun des groupements. Une réforme profonde du système des poids et mesures témoigne aussi la transformation économique du Népal.

L’œuvre de Jaya Sthiti le Malla rend au Népal un équilibre durable et prépare une époque de prospérité. Les circonstances sont propices. Le zèle religieux du Mongol Khoubilai Khan a tiré le Tibet de l’anarchie, donné le pouvoir aux lamas, enrichi et multiplié les couvents, restauré les études, ranimé l’activité commerciale. La dynastie des Ming, qui succède aux Mongols en Chine, reprend les traditions des Han et des T’ang, lie sa fortune au bouddhisme, rêve d’unir sous son patronage les membres dispersés de l’Église. Ses ambassades voyagent sur les grands chemins de l’Asie ; le Népal échange des missions et des présents avec la cour impériale ; le roi du Népal, pris par confusion pour un lama, reçoit à ce titre l’investiture de la Chine. Le roi Yaksa le Malla réduit à l’obéissance les vassaux et les rivaux récalcitrants, et rétablit un instant l’unité ; mais ce Charlemagne finit comme Louis le Débonnaire ; soit faiblesse paternelle, soit aveu d’impuissance en face des jalousies locales surexcitées, il partage lui-même son empire entre ses fils. La petite vallée devient le siège permanent de trois royaumes, le champ de bataille de trois dynasties.

L’émulation d’abord est glorieuse et féconde. Bhatgaon, la création des Mallas, s’orne de monuments splendides élevés par une dynastie de constructeurs ; ses palais et ses temples étalent les splendeurs et les hardiesses de l’art népalais. Katmandou s’enorgueillit de rois poètes, littérateurs, et même polyglottes ; un d’entre eux, qui couvre de ses élucubrations les dalles de la ville, trace sur la façade de son palais deux mots français : AUTOMNE LHIVERT en 1654 ! Patan, la métropole du bouddhisme et la forteresse de la foi, a un roi mystique qui vit en ascète et disparaît un jour sous le costume anonyme du mendiant religieux. C’est le moment où l’Europe entend parler du Népal ; comme au temps du fabuleux Mañjuçrî, l’accès s’ouvre par la voie du Nord. Un jésuite, le P. d’Andrada, recueille au Tibet en 1626 les premières informations ; en 1662, deux héros de l’exploration asiatique, le P. Grueber et le P. Dorville, partis de Pékin pour l’Inde, traversent le Népal. À la même époque le Français Tavernier qui visite en commerçant avisé les États du Grand Mogol s’enquiert de la route qui mène, par le Népal, de l’Inde à l’Asie centrale. Offert en même temps aux deux forces de l’expansion européenne, le Népal échappe au trafiquant pour échoir au missionnaire. Mais les Jésuites qui l’ont découvert s’en voient frustrés par la malveillance du pape. Les Capucins en reçoivent la charge ; ils installent au Népal et au Tibet des missions non moins charitables que stériles. Seul, le P. Horace della Penna, qui meurt à Patan en 1745 mérite un hommage de la science. Expulsés du pays après un séjour de soixante ans, les Capucins emportent pour se consoler la satisfaction d’avoir détruit des milliers d’anciens manuscrits.

Le départ des Capucins est le contre-coup d’une révolution qui couronne et parachève en un moment l’œuvre lente et sinueuse des siècles. Les royaumes Mallas ont succombé tous les trois à la fois, épuisés par leurs querelles et leurs guerres incessantes, minés par les discordes intestines, par l’indiscipline d’une aristocratie jalouse de ses droits et de ses libertés, par les sourdes menées des brahmanes. Les Gourkhas sont les maîtres du Népal. Venus d’une petite bourgade juchée dans les montagnes de l’Ouest, et qui leur a donné son nom, ils se prétendent originaires de l’Inde propre, descendants légitimes des anciens Kṣatriyas, égaux des plus authentiques Rajpoutes. Pourtant leurs traditions n’arrivent pas à dissimuler leur véritable origine, inscrite aussi sur les traits de leur visage. Ces représentants orgueilleux du brahmanisme intégral sont nés d’un croisement réprouvé : les uns sont issus d’aventuriers brahmaniques, les autres d’aventuriers Rajpoutes que la conquête musulmane a rejetés hors de l’Inde et qui sont venus chercher fortune dans les montagnes. Les réfugiés ont contracté avec les filles indigènes des unions irrégulières ; les enfants qui en sont sortis ont réclamé et obtenu dans la société un rang digne du sang paternel, mais que l’Inde plus scrupuleuse refuse de sanctionner. Servis par les dissensions de leurs adversaires, les Gourkhas n’en ont triomphé cependant qu’après de longs combats ; l’honneur du succès revient à leur chef, Prithi Narayan, politique cauteleux, soldat vaillant, tacticien perspicace, prudent à former ses plans, opiniâtre à les conduire, froidement barbare ou généreux par calcul. La prise de Kirtipour caractérise sa méthode : assise sur son rocher à pic, défendue avec bravoure, la ville repousse les assauts des Gourkhas. Insensible aux échecs, Prithi Narayan lève le siège, revient l’an suivant, bloque encore la ville, échoue encore, et ne se décourage pas ; la trahison lui livre la place qu’il n’a pu emporter de force. Il publie une amnistie, désarme les habitants, et leur fait couper à tous les lèvres et le nez, sans distinction d’âge ou de sexe. L’Europe, qui doit payer en partie les frais de la victoire, en a fourni les moyens : les troupes britanniques de la Compagnie, qui promènent déjà leurs bannières victorieuses à travers le Bengale et jusqu’au pays d’Aoudh, ont appris au roi de Gourkha la valeur de la discipline, et les négociants européens lui ont procuré les armes à feu qui ont décidé du succès.

Dans leur élan irrésistible, les Gourkhas étendent bientôt leur domination au delà de la vallée, jusqu’aux frontières que la nature impose à leur expansion. De la Kali au Sikkim, du Téraï aux passes tibétaines, les principautés vassales, tributaires, autonomes s’absorbent et disparaissent dans le royaume Gourkha ; francs ou déloyaux, le Gourkha surpasse ses adversaires en perfidie comme en forces. Grisé de ses triomphes, le conquérant convoite même le Tibet ; le pillage des trésors entassés dans les couvents promet une honnête récompense à la croisade du brahmanisme contre l’hérésie. Mais la Chine, suzeraine et protectrice des lamas, se préoccupe du voisin inconnu qui vient de surgir ; elle prend des mesures énergiques, ramasse une armée, chasse du Tibet les Gourkhas, les poursuit sur leur propre territoire ; puis, fatiguée de son effort et satisfaite de la leçon qu’elle a donnée, elle se contente d’imposer aux vaincus une soumission de pure forme : le Népal, enregistré comme vassal, s’engage à envoyer solennellement tous les cinq ans un tribut à l’empereur, incarnation du divin Mañjuçrî.

Ramenés à une juste idée de leurs forces, les Gourkhas évitent désormais de rompre ouvertement avec leurs voisins trop puissants, les Chinois au Nord, les Anglais au Sud ; ils comptent sur la diplomatie et la ruse pour compenser l’infériorité de leurs forces, et rêvent d’opposer la Chine à l’Angleterre pour les annuler toutes deux. Fatiguée des intrigues et de la mauvaise foi des Gourkhas, l’Angleterre leur déclare la guerre en 1814 ; deux années de campagnes également honorables, également glorieuses de part et d’autre, également signalées par des revers désastreux, mènent enfin les armées britanniques, à la porte du Népal. Le traité signé à Segowlie en 1816 trace entre les deux États une frontière définitive et règle les relations du Népal avec le dehors : le Népal s’engage à ne prendre à son service aucun sujet britannique, aucun sujet d’un État européen ou américain sans le consentement du gouvernement britannique ; un représentant du gouvernement britannique doit résider à demeure auprès de la cour népalaise.

Pour arracher d’une part ces concessions, en apparence médiocres, et d’autre part pour y souscrire, Anglais et Gourkhas avaient soutenu avec la même obstination une guerre de deux ans, meurtrière et ruineuse. L’Angleterre voulait ouvrir à son commerce la voie de l’Asie centrale, que Tavernier avait entrevue ; les Gourkhas n’étaient pas moins résolus à écarter tous les étrangers. Un incident malencontreux avait éveillé de bonne heure la méfiance des Gourkhas : pendant qu’ils poursuivaient la conquête du Népal, les Anglais, appelés par les Mallas, avaient tenté une diversion militaire ; mais le climat du Téraï et les difficultés des montagnes les avaient obligés à battre en retraite. Maître du pays, Prithi Narayan s’était empressé d’en chasser les missionnaires chrétiens et les marchands hindous qui auraient pu provoquer une intervention anglaise. Cependant, en 1792, quand l’invasion chinoise menaçait les Gourkhas jusque dans leur capitale, les successeurs de Prithi Narayan cherchèrent un appui du côté des Anglais, et, pour les amorcer, ils leur proposèrent de négocier un traité de commerce ; puis, effrayés d’une démarche qui compromettait leur indépendance, ils s’empressèrent de conclure la paix avec la Chine. Le colonel Kirkpatrick, envoyé de la Compagnie, arriva trop tard au Népal ; il y fut accueilli avec une froideur dédaigneuse, et dut se retirer après deux mois de séjour. Il en rapportait une magnifique collection de notes sur la géographie, l’histoire, les antiquités, la religion, l’agriculture, le commerce et les institutions du pays qui, rédigées par une main étrangère, furent publiées en 1811.

Kirkpatrick inaugurait au Népal une phase nouvelle de l’expansion européenne. Le zèle de l’apostolat avait amené d’abord dans l’Himalaya les missionnaires, uniquement préoccupés de prêcher et d’étendre leur doctrine, obstinément fermés aux curiosités profanes. Avec Kirkpatrick la politique moderne prend pied au Népal, inspirée par l’ambition commerciale et l’esprit d’entreprise, fécondée et ennoblie par le concours de toutes les connaissances humaines. En 1802, les Anglais tirent à nouveau parti des circonstances pour essayer d’installer un résident au Népal ; l’essai avorte encore, mais il a pu se prolonger une année ; Hamilton, qui accompagnait le résident, a repris et étendu les recherches de Kirkpatrick ; sa Relation parue en 1818 jette une nouvelle lumière sur ce pays encore si peu connu. Enfin, après le traité de 1816, la résidence britannique est définitivement établie ; dès 1820, Hodgson y est attaché. Pendant vingt-cinq années d’une carrière qui se développe tout entière au Népal, Brian Houghton Hodgson explore avec le même bonheur, la même divination, la même patience, la même sûreté tous les domaines de la science ; il est grammairien, géographe, ethnographe, géologue, botaniste, zoologiste, archéologue, juriste, philosophe, théologien ; partout il crée, et partout il excelle. L’indianisme français ne peut pas oublier que sans les matériaux découverts par Hodgson et mis généreusement au service de l’érudition, le grand Burnouf n’aurait pas composé son admirable Introduction à l’histoire du bouddhisme indien. Le nom de Hodgson reste indissolublement lié dans la science au nom du Népal. Récemment encore (1877) un médecin de la résidence, le Dr Wright, perpétuant la noble tradition des fonctionnaires britanniques au service de l’Inde, a enrichi la bibliothèque de Cambridge d’un trésor d’anciens manuscrits, surtout bouddhiques, et a rendu la chronique locale, la Vaṃçàvali commodément accessible aux savants européens par une traduction anglaise.

Les conditions du traité de Segowlie, d’accord avec la méfiance prudente des Gourkhas, réservent presque exclusivement au personnel de la résidence britannique l’étude du Népal sur place. En dehors du résident, de son assistant et du médecin, aucun Européen n’est autorisé à pénétrer au Népal, encore moins à y séjourner. Au reste, le résident lui-même est astreint à des conditions de vie assez déplaisantes ; il vit, en dehors et à distance de la capitale, dans un enclos qui lui est assigné, sous la protection d’une compagnie de cipayes britanniques, et sous la garde d’un poste népalais tenu d’interdire l’accès à tout indigène qui n’est pas muni d’un permis du Darbar ; ses promenades, toujours sous la garde et la surveillance d’un soldat gourkha, sont circonscrites au périmètre de la vallée ; ses excursions, à quelques districts du Téraï. Ses relations officielles avec le Darbar se bornent à un échange périodique de visites de cérémonie et à la discussion des affaires courantes.

En dehors de ces hôtes officiels, admis et subis à contre-cœur, quelques rares privilégiés qui doivent à leur bonne fortune de n’effaroucher ni les susceptibilités des Anglais, ni celles des Gourkhas, obtiennent un permis temporaire de séjour. C’est aux hommes de science qu’échoit surtout cet avantage honorable. « Le marchand, dit un adage gourkha, amène la Bible ; la Bible amène la bayonnette. » La grande puissance d’Europe et le petit royaume asiatique s’entendent à reconnaître et à proclamer la neutralité de la science, qui appartient à l’humanité entière. Des Anglais, des Russes, des Allemands, des Français ont été autorisés à étudier ou à rechercher sur le territoire népalais les monuments du passé que le climat des montagnes et les institutions politiques ou religieuses du pays ont préservés contre toutes les causes de destruction qui sévissent dans l’Inde propre. Il y a six ans encore, le gouvernement gourkha a donné une nouvelle preuve du bienveillant intérêt qu’il porte à la science, en autorisant dans le Téraï les investigations archéologiques qui ont abouti à la découverte de Kapilavastu, l’antique berceau du Bouddha.

Ces concessions individuelles, accordées toujours à bon escient, après une enquête minutieuse, et contrôlées par une surveillance sévère, n’entament pas le principe de l’isolement systématique que le gouvernement gourkha suit avec une fidélité séculaire. Depuis la double épreuve de la guerre chinoise et de la guerre anglaise, les Gourkhas instruits de leur force réelle se sont assigné pour programme de maintenir l’indépendance de leur pays et de se réserver pour un avenir plus favorable. Ils n’ont pas renoncé à s’emparer du Tibet, comme l’atteste la grande guerre de 1856 ; vainqueurs, ils ont obtenu du Tibet plus qu’ils n’avaient accordé, vaincus, à l’Angleterre ; suivant l’exemple donné par les nations européennes dans l’Extrême-Orient, ils ont exigé une concession de terrain à Lhasa et l’installation d’un agent diplomatique chargé de représenter les intérêts des résidents népalais ainsi que d’observer les affaires et les intrigues locales. Du côté de l’Inde, on a pu deviner leur main dans les machinations ourdies contre le pouvoir britannique, mais rien ne l’a dénoncée ; en 1857 quand la révolte des Cipayes semblait augurer la chute du régime anglais, ils ont mis au service du gouverneur général près de dix mille hommes de troupe qui ont contribué à éteindre la rébellion ; leur loyalisme ou tout au moins leur clairvoyance a reçu comme paiement plusieurs des riches districts du Téraï perdus en 1816.

C’est à l’intérieur de leurs frontières que les Gourkhas ont surtout, depuis la conquête, dépensé leur énergie ; l’organisation d’un nouvel empire en a réclamé la plus grande partie ; les intrigues de palais ont consommé le reste. En vertu de la loi fatale qui pèse sur les dynasties asiatiques, les héritiers de Prithi Narayan appartiennent plus à la pathologie qu’à l’histoire, dégénérés de types divers, nerveux, irritables, sanguinaires, impulsifs, alcooliques, érotiques, idiots ; une longue série de minorités laisse l’enfant-roi sous la tutelle redoutable d’un oncle, d’une mère ou d’un ministre jaloux du pouvoir, intéressés à prolonger jusqu’à l’épuisement prématuré les débauches précoces du souverain. Le roi fainéant fait le maire du palais. Deux clans, les Thapas et les Panrés, se sont disputé l’autorité réelle ; tous deux se sont montrés dignes de l’exercer. Damodar Panré et son père Amar Singh comptent parmi les gloires militaires des Gourkhas, chez qui la bravoure est pourtant banale. Depuis le commencement du XIXe siècle, les Thapas ont réussi à garder presque constamment le pouvoir ; Bhim Sen (Bhîmasena) se maintint plus de trente ans dans les fonctions de premier ministre ; tombé brusquement en disgrâce, il fut jeté dans les fers, et se trancha la gorge dans sa prison. Son neveu, Jang Bahadur, soutint mieux sa fortune : il est le héros du Népal moderne, l’idéal du Gourkha nouveau style ; la littérature et la presse ont rendu ses aventures et ses prouesses populaires, même en Occident. Brave autant que dissimulé, le coup d’œil rapide, l’esprit perspicace, toujours sur ses gardes et maître de lui, expert aux mœurs des bêtes et des hommes, chasseur de fauves sans rival, cavalier incomparable, il endort ou déconcerte ses adversaires, frappe sans scrupule le coup décisif, et fait face partout à la fois. S’il le faut, il pirouette à cheval sur une planche au-dessus d’un abîme, il passe une journée accroché de ses ongles crispés au mur d’un puits, suit le tigre dans les hautes herbes, abat d’un coup de feu ses concurrents au pouvoir ou les livre à la tuerie d’une soldatesque effrénée. Il ne craint pas de heurter les préjugés de la caste, si rigoureux chez les Gourkhas, ou de laisser vacant un poste convoité ; il se rend en Europe, est « le lion » de la saison à Londres et à Paris, et rentre au Népal avec un prestige doublé. Par prudence, il n’usurpe pas le trône ; il est premier ministre, dictateur ; il se fait octroyer le titre de mahârâja, joue la comédie de l’abdication pour éprouver son entourage et reconnaître ses forces, et reparaît plus puissant que jamais. Après lui la dictature échappe à sa lignée directe et passe à ses neveux par un drame de famille sanglant. Le premier ministre actuel, Chander Sham Sher Jang (Čandra Çama Çera Jaṅga) Rana Bahadur, a succédé à ses deux frères Bir (Vîra) Sham Sher et Deb (Deva) Sham Sher, l’un mort, l’autre déposé ; il porte les titres de mahârâja, premier ministre et maréchal du Népal. Le roi, Pṛthvî Vîra Vikrama Sâha porte le titre d’Adhirâja (vulg. Dhirâj) ; il vit confiné dans son palais, livré aux femmes et à la boisson, exhibé comme une poupée inconsciente aux jours de grande cérémonie.

Ce régime despotique, qui concentre tous les pouvoirs dans la main du mahârâja, se complète et se corrige par une institution singulière où se manifeste le vieil esprit féodal ; toutes les charges de l’État, du mahârâja jusqu’aux plus humbles, sont annuelles. Chaque automne, une commission désignée par le roi revise la liste de tous les emplois, raye les incapables, les indignes, les suspects, pourvoit à tous les postes, licencie la classe et choisit parmi les candidats gourkhas les soldats appelés à servir dans l’armée. Le Gourkha en effet par goût et par dignité laisse aux Névars assujettis l’exercice des autres professions ; il est né seulement pour porter les armes et pour remplir les fonctions de l’État. Son ambition la plus modeste est de recevoir en fief un des lopins de terre que l’État concède aux soldats en service. Pour satisfaire tant d’appétits déchaînés, le Darbar gourkha a dû recourir au procédé ingénieux du roulement annuel qui tient en haleine les bonnes volontés et permet d’exclure les autres. Le sceau rouge du roi est nécessaire pour investir le mahârâja aussi bien que le simple soldat ; afin de défendre son pouvoir incessamment menacé, et de prévenir un caprice aveugle du fantoche royal, le mahârâja prend soin de composer à son gré la maison du souverain, lui donne pour serviteurs ses créatures, pour femmes ses filles ou ses parentes. Mais malheur si une rivalité de sérail déjoue ses calculs et détache de ses intérêts, à l’heure critique de la signature annuelle, la favorite du roi !

En dépit des révolutions de palais et des luttes de partis, le régime gourkha poursuit avec continuité son œuvre de réorganisation. La conquête créait une situation difficile : Au sommet, une peuplade himalayenne, mais mâtinée de sang indien, façonnée par les brahmanes qui lui avaient appris leur langue, inculqué leurs préjugés, imposé leurs institutions, leurs cérémonies et leurs divinités, experte au métier des armes, mais incapable de vivre autrement que par la guerre et les razzias ; au-dessous, une nation déjà compacte, amalgame de races étrangères à l’Inde, sorties d’un commun berceau dans les montagnes du Nord, entamée à peine par le brahmane, en passe de se convertir à un hindouisme bâtard, mais fidèle encore aux croyances, aux lois, aux pratiques du bouddhisme indien, que l’Inde avait déjà désavoué ; initiée par les moines et les savants à la langue littéraire de l’Inde aryenne, le sanscrit, mais attachée dans l’usage réel à des idiomes de souche tibétaine ; éprise des arts de la paix, de la culture, des pompes et des fêtes religieuses, mais indocile et remuante par goût d’indépendance autant que par frivolité. La main de fer du Gourkha comprima toutes les résistances ; le nouveau maître n’eut pas à réprimer une seule révolte. Des exemples formidables enseignèrent aux vaincus, d’un bout à l’autre du royaume, les lois fondamentales du régime gourkha : dans l’ordre politique, l’obéissance servile au Gourkha, détenteur unique du pouvoir ; dans l’ordre social, le respect de la vache et du brahmane, créatures sacrées et intangibles. Les rudes pasteurs des alpes qui menaient à coup de fouet leur bétail, et les Névars de la vallée qui aimaient à se régaler de viande succulente, apprirent à honorer le symbole de l’orthodoxie triomphante. Le bouddhisme, suspect à deux titres, comme doctrine d’hérésie et comme église nationale des Névars, perdit son influence et ses privilèges ; les couvents, les temples se virent dépossédés de leurs biens, privés des donations accumulées qui servaient à leur entretien ; appauvris, négligés, ils tombèrent en décadence ; les pandits bouddhistes, réduits à vivre des aumônes d’une communauté réduite, cessèrent de recruter et de former des élèves. Les faveurs publiques, réservées aux fidèles de l’hindouisme, amenèrent aux dieux brahmaniques des croyants que la prédication n’aurait pas suffi à convertir. La langue des Névars, et ses congénères des autres vallées, battirent en retraite devant la langue des Gourkhas, le Khas ou Parbatiya, né, comme les Gourkhas eux-mêmes, d’une fusion entre les éléments himalayens et les éléments hindous, graduellement envahi par l’Hindi des plaines au détriment du vieux fonds indigène, et colporté dans les districts les plus retirés par l’administration et par l’armée. Les corporations des Névars, déjà réglementées à l’hindoue par les conseillers de Jaya Sthiti le Malla, furent assimilées aux castes orthodoxes, et soumises comme elles à la juridiction d’un prêtre brahmanique.

La victoire des Gourkhas a consommé l’annexion du Népal à l’Inde brahmanique. Peuplé par des races anaryennes, converti et civilisé par le bouddhisme indien, conquis et absorbé par le brahmanisme hindou, le Népal a déjà parcouru les trois premières étapes de l’histoire de l’Inde ; entré tardivement dans le cycle, il lui reste encore à connaître la dernière phase, qu’il entrevoit dès maintenant, mais où l’Inde est depuis longtemps engagée : la lutte contre l’Islam et la mainmise de l’Europe. C’est là justement le trait original et l’intérêt essentiel de l’histoire du Népal. Ceylan est l’Inde arrêtée au stage du bouddhisme et déviée par la force prépondérante des influences étrangères ; le Cachemire est l’Inde même. Le Népal, c’est l’Inde qui se fait. Sur un territoire restreint à souhait comme un laboratoire, l’observateur embrasse commodément la suite des faits qui de l’Inde primitive ont tiré l’Inde moderne. Il comprend par quel mécanisme une poignée d’Aryens portée par une marche aventureuse au Penjab, entrée en contact avec une multitude barbare, a pu la subjuguer, l’encadrer, l’assouplir, l’organiser, et propager sa langue avec tant de succès que les trois quarts de l’Inde parlent aujourd’hui des idiomes aryens : un d’entre eux, l’hindi, est pratiqué par plus de quatre-vingt millions d’hommes ! La religion dans ce progrès a joué le rôle essentiel : le brahmanisme a défendu d’abord l’intégrité aryenne, et laissé l’offensive aux hérésies. Le formalisme magique du culte avait favorisé de bonne heure la naissance d’une caste sacerdotale, où les connaissances héréditaires se transmettaient du père aux fils. Les prétentions croissantes du clergé provoquèrent l’aristocratie féodale à s’unir pour défendre son pouvoir menacé ; l’imitation fit le reste. Un réseau de castes se créa, consacré par le prêtre, fermé par la barrière de la pureté rituelle.

Cependant, sur les confins du groupe élu, une avant-garde interlope rompait l’isolement rêvé : aventuriers, écumeurs, forbans, pionniers venaient y confondre leurs goûts d’émancipation et reliaient par une chaîne suspecte l’Aryen à l’aborigène. Vers le VIe siècle avant l’ère chrétienne, quand l’expansion brahmanique avait entamé déjà plus qu’à moitié la vallée du Gange, le « Piémont » himalayen bordait les communautés orthodoxes ; c’est là que le Bouddha et le Jina conçurent le rêve généreux et hardi d’une doctrine de salut ouverte à tous les hommes, sans acception de naissance. Leur prédication recueillie avec enthousiasme par des disciples ardents suscita des missionnaires impatients d’éclairer et de délivrer les âmes. Les révolutions politiques de l’Inde servirent leur zèle : les grands États naissants réclamaient des cadres religieux élargis. Après le passage d’Alexandre, le premier empereur qui régna sur l’Inde entière fut aussi le premier patron du bouddhisme. Poursuivant sa carrière, l’Église du Bouddha se répand en dehors de l’Inde, catéchise les Grecs de Bactriane, range un Ménandre au nombre de ses saints, aborde les Scythes qui descendent du Pamir, prêche à ces rudes pillards des paroles de douceur et de charité, gagne à ses intérêts leur roi Kaniṣka qui ouvre aux missions l’Asie centrale : la Chine, la Corée, le Japon, l’Indo-Chine, l’Archipel indien, le Tibet entendent les vérités sublimes venues de l’Inde et nourrissent leur foi des saintes écritures et des saintes légendes que l’Inde leur envoie.

Mais, tandis qu’il triomphe en dehors de l’Inde, le bouddhisme recule, bat en retraite, expire dans l’Inde. Le brahmanisme s’est insinué derrière le rejeton qu’il désavouait, et recueille son héritage. Il se réclame des dieux communs que le bouddhisme lui a empruntés, du prestige séculaire de sa caste, dépositaire de sagesse et de puissance surnaturelles. Seigneurs, chefs, rois l’accueillent avec bienveillance, presque avec faveur ; il apparaît comme un contrepoids et comme une sauvegarde. Les couvents du bouddhisme, sans cesse enrichis de pieuses donations, puissants par leur durée, leur stabilité, leur hiérarchie, maîtres des âmes et maîtres de vastes domaines, tiennent en échec l’autorité laïque et risquent de l’annuler. Le brahmane est moins redoutable ; il n’a pas contracté de vœux ni d’engagement ; il est libre, indépendant, isolé ; il se mêle au siècle, il ne fonde pas d’ordre, il ne vit pas en communauté. Mais ce solitaire se trouve être l’ouvrier patient et sûr d’une tâche méthodique qui traverse les siècles : façonné par un long passé d’ancêtres pliés tous à la même doctrine comme aux mêmes pratiques, modelé par une éducation traditionnelle, contenu dans ses rapports sociaux par les prohibitions de la table et du lit, le brahmane incarne un idéal uniforme. Il ne rêve pas de la fraternité humaine ni du salut universel ; il ne vise qu’à la suprématie, et pour la fonder il lui faut le système des castes ; sa personne fait corps avec ses institutions, ses croyances, ses lois.

Poussé par le hasard ou les nécessités de la vie sur la terre des barbares, le brahmane tout d’abord consacre son nouveau domaine. Les docteurs de l’orthodoxie ont eu beau tracer autour des Aryens, comme un fossé, d’étroites limites où cesse la pureté rituelle ; la frontière a toujours avancé du Penjab au Gange, du Gange à la mer ; le pays aryen a fini par se confondre avec l’Inde. Les juristes modernes n’exigent plus, comme garantie, que la présence de l’antilope noire en liberté ; et l’antilope noire attend encore le Buffon hindou qui viendra la définir. La zoologie complaisante laisse le champ large aux casuistes. En 1854, au fort d’une guerre contre le Tibet, l’interprète officiel de la loi brahmanique au Népal eut à se prononcer par raison d’État, sur la nature du yak, bovidé authentique, cousin germain de la vache, bos grunniens des naturalistes ; il le rangea hardiment dans la famille des cervidés ; les soldats gourkhas, affamés, purent alors sans scrupule égorger l’animal et s’en nourrir.

La terre annexée, les dieux suivent. Le panthéon brahmanique, toujours ouvert, accueille volontiers les hôtes de rencontre ; les uns, moins favorisés, vont à l’aide d’une filiation hasardeuse grossir les rangs pressés de la plèbe divine ; les autres, mieux traités, s’absorbent sans s’y perdre dans les divinités suprêmes : la pierre, le fétiche, l’image consacrés par le culte local sont reconnus pour des avatars, et leurs légendes pieusement remaniées vont enrichir la littérature des récits édifiants et des miracles. Les pèlerins se mettent en branle, marchands, charlatans, mendiants, vagabonds, ascètes qui sillonnent incessamment l’Inde en quête de foires, d’âmes crédules, d’aumônes ou de graves méditations, tous férus d’orthodoxie et prompts à se scandaliser des infractions aux bonnes règles. Activée par des échanges plus fréquents, l’imitation de l’Inde se précipite ; la dynastie indigène ne se contente plus des ancêtres suspects qui suffisaient à son orgueil ; elle veut frayer de pair avec les princes de l’Inde. Le brahmane, toujours conciliant, sait greffer une branche adventice sur la souche antique des races du Soleil et de la Lune. Il ne réclame pour prix de cette promotion qu’une adhésion expresse aux lois de la caste. Prisonnière de sa grandeur, ambitieuse aussi de la consacrer par de hautes alliances, la famille royale multiplie les gages de son orthodoxie, s’isole dans les barrières qu’elle a consenties. Parti d’en haut, le mouvement gagne de proche en proche ; le brahmane, réaliste, spécule à jeu certain sur les sentiments mesquins de l’humanité, la vanité, le dédain, le goût des distinctions ; groupe à groupe, la société se scinde en castes, professionnelles d’abord, satisfaites d’une hiérarchie qui laisse presque à tous des inférieurs à mépriser. La bataille est dès lors gagnée. Le jour où les bonzes du Népal réclamèrent les droits et les privilèges des brahmanes, ils abdiquèrent et se vouèrent à la ruine ; le droit divin n’admet pas de partage ; si les brahmanes étaient admis à régner, ils devaient régner seuls. L’événement le prouva.

Les Occidentaux, hantés de leurs préjugés et des souvenirs de leur histoire, se sont plu en général à expliquer l’anéantissement du bouddhisme indien par des persécutions imaginaires ; aucun document positif ne les a jamais attestées. Que, dans leurs rivalités intéressées, les bonzes et les brahmanes aient appelé jamais la violence à leur aide, on n’en saurait équitablement douter, et les légendes des deux partis ne cherchent pas à donner le change ; souvent dans leurs récits, une controverse de doctrine a pour enjeu l’expulsion des vaincus. Mais ces incidents n’ont jamais pris le caractère d’une persécution méthodique, systématique ; l’esprit hindou s’y opposait ; l’état politique ne l’eût pas permis. Tolérance ou fanatisme sont des notions qui manquent à l’Inde ; l’Hindou croit volontiers à tous les dieux ; sa foi, comme sa raison, est assez large pour embrasser les contradictions. Il a ses préférences ; mais sa prudence ménage les divinités qu’il ignore, et prend garde de les déchaîner contre lui. En outre l’Inde, morcelée à l’infini vers le Xe siècle, se prêtait alors moins que jamais à des mesures d’ensemble contre une église. La volonté consciente, que nous aimons par orgueil à considérer comme le ressort de l’histoire, ne joua qu’un rôle médiocre dans la catastrophe du bouddhisme. Le bouddhisme disparut de l’Inde quand il y perdit sa raison d’être. Ses couvents et ses missions avaient pénétré, relié l’Inde entière, l’avaient initiée à l’unité par la foi et par le clergé ; ils avaient pu créer une communauté mondiale, « l’Église des quatre points cardinaux ». Leur œuvre s’arrêtait là ; leur discipline, uniforme et rigide, n’allait qu’à des moines ; la société laïque, trop souple, trop diverse, leur échappait. Pour préparer un nouveau progrès, il fallait le brahmanisme, ondoyant comme le monde hindou, apte à toutes les transformations, immuable seulement dans sa Loi sociale comme le bouddhisme dans sa Loi monastique ; c’est par lui que l’Inde allait réaliser l’unité sociale. Le bouddhisme, il est vrai, pouvait rendre encore à l’Inde un autre service à la veille d’une nouvelle invasion : pendant dix siècles il avait eu la gloire d’arrêter, d’adoucir, d’apaiser, d’absorber les conquérants barbares. Mais les nouveaux venus ne ressemblaient pas à leurs devanciers ; ils ne venaient ni de l’hellénisme élégant, ni des steppes crédules ; ils sortaient de l’Arabie farouche, soldats d’un dieu jaloux qui ne souffrait pas de rival. Au premier choc, la Perse, le Turkestan épouvantés avaient abjuré leurs vieilles croyances ; les avant-postes du bouddhisme avaient capitulé ; les couvents étaient incendiés, les moines dispersés ; avec eux l’Église du Bouddha s’était évanouie. Pour résister à cet élan furieux, le brahmanisme était un rempart plus solide. La rage de l’Islam devait s’épuiser en vain contre un adversaire insaisissable, sans chef, sans cohésion, invincible par sa dispersion même. Elle allait même le servir, grandir son prestige et sa force : la haine de l’étranger où s’exalte l’orgueil du brahmane allait éveiller l’Inde à la conscience, obscure et rudimentaire, il est vrai, de l’unité nationale.

Déjà, sous les auspices des religions aryennes, l’Inde savante avait réalisé l’unité linguistique ; le sanscrit, tiré des dialectes aryens, élaboré par les écoles grammaticales, réservé d’abord à l’orthodoxie brahmanique, avait été adopté ou usurpé par toutes les églises, s’était étendu à la littérature profane, s’était imposé aux chancelleries comme une langue officielle, et avait créé dans le chaos des parlers de l’Inde un moyen de communication universel entre les hommes d’étude et les « honnêtes gens » ; véhicule d’une pensée robuste et d’un art délicat, il avait propagé dans toutes les contrées de l’Inde un idéal commun de raison, de sentiment et de beauté. Côte à côte avec le sanscrit, d’autres langues, issues comme lui de la souche aryenne, mais qui ne prétendaient pas comme lui à la « perfection », avaient cheminé parmi les peuples, délogé les idiomes d’une grande moitié de l’Inde ; nourries de la sève aryenne, mais nées et grandies sur le sol hindou, elles étaient naturellement adaptées à servir de trait d’union entre les Aryas victorieux et les indigènes soumis.

Ainsi le génie aryen se manifeste, dans l’histoire du Népal aussi bien que dans l’histoire générale de l’Inde, comme l’agent essentiel du progrès, et le brahmanisme comme le représentant le plus authentique et le plus accompli du génie aryen. Mais, son œuvre à peine achevée, le brahmane voit surgir des concurrents qui prétendent la reprendre et la continuer. D’autres Aryens, parents oubliés et reniés, arrivent des extrémités de l’Occident, portant comme un signe de reconnaissance, après une séparation tant de fois séculaire, leur langage, frère germain du sanscrit, et leur soif fiévreuse de conquêtes. L’Inde impassible les a vus déjà se disputer entre eux par les armes le droit d’y répandre les bienfaits de leur civilisation. Le Népal retardataire leur échappe encore, mais il n’a plus longtemps à les attendre. Le triomphe du brahmanisme présage la crise prochaine. Déjà les Anglais sont installés en protecteurs plus qu’en voisins sur les frontières du Sud, de l’Est et de l’Ouest ; pour leur faire équilibre, le Gourkha comptait sur la Chine suzeraine, qu’il croyait toute-puissante ; les ambassades envoyées tous les cinq ans à Pékin ne voyageaient-elles pas pendant neuf mois sans interruption sur les domaines du Fils du Ciel ? Mais les derniers événements, suivis de près à Katmandou, y ont ébranlé le prestige de la Chine. La décadence de l’Empire du Milieu semble ouvrir au Népal la route convoitée de Lhasa, comme un débouché pour écouler le trop-plein de ses forces militaires. Soldat, et rien autre que soldat, le Gourkha vainqueur étouffe dans son cercle de montagnes ; la terre, trop rare, ne suffit pas à l’entretien d’une population tout agricole, et d’une nation armée toujours sur le pied de guerre. Serviteur dévoué de sa patrie, ami clairvoyant du Népal, l’Anglais Hodgson se préoccupait dès 1830 d’un danger menaçant pour la paix britannique ; il proposait pour remède d’embaucher les soldats gourkhas comme mercenaires au service de l’Inde ; ses conseils, écoutés, ont valu aux Anglais ces magnifiques régiments qui seuls rivalisent de bravoure et d’endurance avec les redoutables Sikhs. Mais un contingent de 15 000 hommes à peine, engagé sous les bannières britanniques, ne soulage pas assez les charges du Népal et prépare peut-être un autre péril : quel que soit le loyalisme éprouvé de ces mercenaires, ils restent, comme les Suisses d’autrefois, fidèles avant tout à leur patrie. Ils y rentrent, leur service accompli, formés à la discipline et la tactique de l’Europe, ayant appris à lire, à écrire, à calculer, à reconnaître et lever le terrain, et renforcent les troupes gourkhas d’un supplément précieux. Avec eux, avec l’armement et les munitions que les arsenaux népalais ne cessent pas de produire, le pillage du Tibet ne serait pas impossible, malgré les formidables obstacles dressés par la nature.

Mais à défaut du Chinois affaibli, une autre puissance, la Russie, qui refait l’Empire des Mongols, se charge de veiller sur le Grand-Lama. La vieille division des deux Églises bouddhiques reparaît en Asie, manifestée par le jeu de la politique Européenne : au Sud, l’Angleterre, maîtresse de Ceylan, tient sous son autorité directe la Birmanie, sous son influence le Siam, les deux grandes annexes de l’Église pâlie ; au Nord, la Russie réunit sous sa domination ou sa protection les tronçons épars de l’Église lamaïque, attachée au Grand Véhicule ; déjà, sous les tentes des Mongols, la grande Catherine passe pour une incarnation de la déesse Târâ, et le tzar pour un Bodhisattva. Le moindre mouvement des Gourkhas mettrait la Russie en branle, et provoquerait au Tibet une intervention que l’Angleterre veut en écarter à tout prix. Le Tibet entamé par les Russes, l’Angleterre serait entraînée à mettre aussitôt la main sur le Népal pour assurer au moins sa frontière. Voudra-t-elle devancer les événements, céder aux invitations pressantes des chauvins exaltés et succomber à la tentation d’arrondir par une conquête son domaine hindou ? On peut en douter. Le Népal n’a pas de quoi payer les frais d’une conquête. « Le jeu n’en vaut pas la chandelle », déclare expressément un familier du Népal, le Dr Wright. Le pays n’a d’intérêt que par ses cols, comme la voie de commerce la plus directe entre l’Hindoustan et l’Asie centrale ; mais la clientèle du Tibet, misérable et disséminée, ne promet à ses fournisseurs que de maigres bénéfices, et le jour n’est pas encore venu où l’industrie européenne mettra en exploitation les métaux précieux enfouis dans le sol tibétain. L’indépendance du Népal est ainsi liée en partie aux combinaisons de la politique européenne ; elle dépend en partie de la sagesse de ses gouvernants. La famille des Sham Sher, qui détient le pouvoir effectif, est restée fidèle aux traditions de Jang Bahadur et de Bhim Sen Thapa ; elle a su préserver l’intégrité du pays par une attitude de réserve prudente, écarter l’étranger sans le repousser brutalement, isoler le royaume sans s’isoler elle-même. Le mahârâja actuel, comme ses aînés, lit et parle l’anglais, reçoit les journaux apportés de la frontière anglaise par un coureur de poste, descend à l’occasion dans l’Inde, rend visite au vice-roi ; il s’intéresse aux affaires d’Europe, cause sans embarras de l’empereur Guillaume et de la revanche. Pénétré de ses devoirs de chef et de Gourkha, il passe ses journées sur le champ de manœuvres à dresser les troupes, rend la justice, contrôle l’administration. Mais une tragédie de palais, comme le Népal en a tant vu, peut brusquement porter au pouvoir le parti de l’isolement à outrance, hostile aux gens comme aux idées du dehors, entêté d’orgueil intraitable et de mépris insultant. À l’extérieur une guerre, à l’intérieur une révolution, et c’en est fait peut-être du dernier État indépendant de l’Inde.

Amené au Népal en 1898 par la recherche des antiquités et des manuscrits bouddhiques, j’ai senti sur place l’intérêt imprévu du drame qui s’y joue. Familier par mes études avec le passé de l’Inde, j’ai cru le voir ressusciter dans ce duel de races, de langues, de religions qu’abrite une vallée perdue de l’Himalaya. Avant l’heure incertaine du dénouement probable, j’ai cru opportun de tracer dans un tableau d’ensemble les singulières destinées de ce coin de terre où semblent se répéter en réduction les destinées générales de l’Inde. L’histoire du Népal ainsi conçue m’apparaît moins comme une monographie locale que comme un prélude à cette histoire générale de l’Inde qui décourage les meilleures volontés par son étendue, et ses lacunes, mais qu’il serait injuste et fâcheux de négliger : à voir les problèmes que pose et que résout en partie l’étude d’une simple vallée, on devine ce que promet l’étude d’un pays immense, peuplé de deux cents millions d’hommes, berceau d’une civilisation originale, sol d’élection du sentiment religieux, trésor convoité par tous les conquérants. J’ai abordé ma tâche en philologue, par l’examen du passé, des inscriptions, des textes, des manuscrits ; mais j’aurais failli à mon dessein si je n’avais pas poursuivi le passé jusque dans le présent, qui en est le prolongement logique et réel ; la division d’un bloc de temps en époques successives, ancienne, moyenne, moderne, contemporaine, tout arbitraire qu’elle est, peut se justifier en certains cas par des raisons de pratique ou de pédagogie ; sur le domaine indien, où la littérature a par principe esthétique préservé si peu de souvenirs de la vie réelle, le passé isolé du présent reste une énigme indéchiffrable. J’ai dû faire un appel constant aux travaux de mes devanciers ; les noms de Kirkpatrick, de Hamilton, de Hodgson, d’Oldfield, de Wright, de Bendall reviendront presque à chaque page ; mon livre est en grande partie un index méthodique de leurs ouvrages, complété par des connaissances nouvelles et contrôlé dans une faible mesure par mes propres observations. Deux mois passés au Népal en compagnie des pandits indigènes m’ont donné la sensation de la vie locale ; mais je n’ai pas pu entreprendre sur place une enquête approfondie. Admis à visiter le pays comme archéologue, j’aurais abusé de l’hospitalité en sortant du programme convenu, et la faute n’aurait pas même eu pour excuse le profit ; j’ai dit quelles difficultés insurmontables paralysaient la curiosité trop éveillée du voyageur. J’ai tenu à répondre par une loyauté sans réserve à la confiance bienveillante du Darbar. Mon journal de voyage que j’ai reproduit sous sa forme un peu fruste, complétera peut-être, comme une suite de photographies instantanées, l’impression qui se dégage lentement des matériaux accumulés. Le lecteur y saisira, notés au hasard des rencontres, les menus incidents de la vie népalaise, telle qu’elle s’offre au regard d’un philologue en mission, tenu par profession de fréquenter surtout les princes et les pandits, arrêté au seuil de la société par les préjugés formidables de la caste, mais qui du dehors observe avec passion le défilé des hommes et des choses comme le commentaire animé des âges évanouis.

Bronze népalais