Le Nain noir/Entretien et promesses

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Traduction par Albert Montémont.
Ernest Sambrée (p. 185-192).

CHAPITRE XVI

Entretien et promesses.


C’est le temps, ce sont les chagrins qui l’ont rendu tel. Le temps, de sa main favorable, lui rendant la fortune qu’il avait autrefois, peut en faire le même homme qu’il était alors. Conduisez-nous vers lui : il en arrivera ce qui pourra.
(Vieille Comédie.)


Le son de la voix de Ratcliffe avait cessé de frapper l’oreille d’Isabelle ; mais comme elle regardait souvent derrière elle, elle trouvait une sorte de consolation à distinguer sa personne qui peu à peu se perdait dans l’obscurité. Avant qu’elle fût bien loin cependant elle cessa totalement de l’apercevoir. À la dernière lueur du crépuscule, elle se trouva devant la hutte du solitaire. Deux fois elle étendit la main vers la porte, et deux fois elle la retira, Lorsqu’enfin elle parvint à faire l’effort, le coup qu’elle donna n’égala pas en violence la palpitation de son cœur. Celui qui suivit fut plus fort, et elle en frappa un troisième ; car la crainte de ne pas obtenir la protection sur laquelle Ratcliffe fondait les plus grandes espérances commençait à surmonter la terreur que lui inspirait l’idée de la présence de celui de qui elle devait l’implorer. À la fin, ne recevant encore aucune réponse, elle appela à plusieurs reprises le Nain par le nom qu’il avait pris, le suppliant de lui répondre et de lui ouvrir la porte.

« Quel est l’être misérable », dit La voix effrayante du solitaire, « qui est réduit à venir chercher ici un refuge ? Va-t’en : lorsque l’oiseau de la bruyère a besoin d’un abri, il ne va pas le chercher dans Le nid du corbeau.

— Je viens à vous, mon père, dit Isabelle, dans l’heure de mon adversité, ainsi que vous me l’avez commandé vous-même. Vous m’avez promis que votre porte, et votre cœur me seraient ouverts dans ma détresse ; mais je crains…

— Ah ! dit le solitaire ; alors tu es Isabelle Vère ; donne-m’en la preuve.

— Je vous ai rapporté la rose que vous m’avez donnée, répondit Isabelle ; elle n’a pas eu le temps de se faner avant que le sort cruel que vous m’aviez prédit soit venu fondre sur moi.

— Puisque tu as ainsi conservé ce gage, dit le reclus, je ne veux pas qu’il t’ait été donné en vain ; le cœur et la porte qui sont fermés à toute autre personne au monde seront ouverts pour toi et tes chagrins. »

Elle l’entendit se mouvoir dans la hutte, et bientôt après battre le briquet pour avoir de la lumière. Ensuite les verroux et la barre furent tirés l’un après l’autre. Le cœur d’Isabelle palpitait toujours plus vivement à mesure que le moment de son entrevue avec le Nain approchait. La porte s’ouvrit et le Solitaire parut devant elle, tenant à la main une lampe de fer, dont la lumière faisait ressortir l’horrible difformité de son corps et de ses traits.

« Entre, fille de l’affliction, dit-il, entre dans la demeure du malheur. »

Elle entra, et remarqua avec un redoublement de frayeur la précaution avec laquelle, après avoir posé la lampe sur la table, le reclus commença par replacer les nombreux verroux qui fermaient la porte de sa cabane. Elle tressaillit en entendant le bruit qui accompagnait cette opération de mauvais augure ; toutefois, se souvenant des avis de Ratcliffe, elle s’efforça de cacher toute apparence de crainte. La lumière de la lampe était faible et vacillante, mais le solitaire, sans s’occuper immédiatement d’Isabelle autrement qu’en lui faisant signe de se placer sur un petit siège à côté de la cheminée, se hâta d’allumer quelques branches sèches, qui bientôt répandirent la clarté dans la chambre. Des planches qui soutenaient quelques livres, des paquets de plantes séchées et une ou deux coupes et écuelles de bois, étaient d’un côté de la cheminée ; de l’autre, on voyait quelques instruments de jardinage, mêlés avec des outils employés dans les arts mécaniques. À l’endroit où aurait dû être le lit, il y avait un cadre en bois sur lequel on avait étendu de la mousse sèche et des joncs, lit de repos de l’ascétique. Toute l’étendue de la cabane n’excédait pas dix pieds sur six en dedans des murs, et il n’y avait d’autres meubles, outre, ceux dont nous avons parlé, qu’une table et deux tabourets formés de planches brutes.

C’est dans cette enceinte étroite qu’Isabelle se trouvait maintenant enfermée avec un être dont l’histoire n’avait rien de rassurant pour elle, et dont la conformation horrible et la figure hideuse inspiraient une terreur presque superstitieuse. Il occupait un siège vis-à-vis d’elle, et baissant ses énormes sourcils touffus sur ses yeux noirs et perçants, il la regardait en silence, comme s’il eût été agité par une foule de sentiments opposés. De l’autre côté était Isabelle, pâle comme la mort, les boucles de ses longs cheveux défaites par l’humidité de la nuit, et tombant sur ses épaules et sur son sein, comme les banderoles mouillées retombent le long du mât, lorsque la tempête est passée et a laissé le navire échoué sur la plage. Le Nain rompit le premier le silence par cette brusque, soudaine et alarmante question : « Femme, quel mauvais destin t’a amenée ici ?

— Le danger de mon père et votre propre recommandation », répondit-elle d’une voix faible, mais avec fermeté.

« Et vous attendez de moi du secours ? dit le Solitaire.

— Si vous pouvez m’en accorder », répondit-elle du même ton de douceur et de soumission.

« Et comment le pourrai-je ? » dit le Nain avec un sourire amer. « Ai-je la tournure, l’air d’un redresseur de torts ? Est-il probable qu’un homme assez puissant pour qu’une belle suppliante vienne lui faire une visite ait choisi ce château pour le lieu de sa résidence ? Je n’ai fait que me moquer de toi, jeune fille, lorsque je t’ai dit que je voulais te secourir.

— Alors il faut que je parte, et que j’affronte ma destinée avec autant de courage que je pourrai », répondit Isabelle en faisant un mouvement pour s’en aller.

« Non », dit le Nain en se levant et se plaçant entre elle et la porte, et lui faisant un signe impératif de reprendre sa place : « Non, vous ne me quitterez point ainsi ; il faut que nous ayons une plus longue conférence ensemble. Pourquoi un être demande-t-il du secours à un autre ? Pourquoi ne se suffit-il pas à lui-même ? Regardez autour de vous. Moi, l’être le plus méprisé et le plus disgracié de la nature, je n’ai demandé ni compassion ni secours à qui que ce soit. Ces pierres, c’est moi qui les ai entassées les uns sur les autres ; ces meubles, c’est moi qui les ai fabriqués de mes propres mains ; et avec ceci », ajouta-t-il en posant la main sur la longue dague qu’il portait toujours sous son vêtement, et qu’il tira assez pour que la lame brillât à la lueur du feu ; « avec ceci », poursuivit-il en la replongeant dans le fourreau et en se montrant, « je puis au besoin défendre l’étincelle de vie renfermée dans cette misérable machine, contre l’être le plus féroce et le plus fort qui oserait m’attaquer. »

Isabelle eut bien de la peine à s’empêcher de pousser un cri ; cependant elle réussit à se contenir.

« Telle est, continua le reclus, la vie de l’homme de la nature, du solitaire, se suffisant à lui-même et indépendant. Le loup n’en appelle pas un autre à son aide pour creuser son repaire, et le vautour n’invite pas un autre vautour à lui prêter son assistance pour fondre sur sa proie.

— Et lorsqu’ils sont incapables de se procurer par eux-mêmes les moyens de subsistance », dit Isabelle, pensant judicieusement qu’il l’écouterait plus favorablement si elle employait le même style métaphorique, « que peuvent-ils devenir ?

— Qu’ils meurent de faim et qu’ils soient oubliés, c’est le commun destin de l’humanité.

— C’est le destin des tribus sauvages de la nature, dit Isabelle, mais, principalement de celles qui ne peuvent se nourrir que par la rapine qui n’admet point de copartageant ; mais ce n’est pas général ; même les classes inférieures se liguent entre elles pour la défense commune. Le genre humain, les hommes périraient tous, s’ils cessaient de s’aider les uns les autres. Depuis le moment que la mère enveloppe la tête de l’enfant jusqu’à celui où une main compatissante essuie la sueur froide qui couvre le front du mourant, nous ne pouvons exister sans secours mutuel. Ainsi, tous ceux qui ont besoin d’aide sont en droit d’en exiger de leurs semblables, et celui qui a le pouvoir de l’accorder ne saurait le refuser sans crime.

— Et c’est dans ce frivole espoir, pauvre jeune fille, que tu es venue dans ce désert pour chercher un homme dont le désir serait de voir la ligue dont tu as parlé rompue, pour toujours, et la race tout entière effectivement anéantie ? N’as-tu pas été effrayée ?

— Le malheur », dit Isabelle avec fermeté, « dissipe bientôt toute crainte.

— N’as-tu pas entendu dire dans ce bas monde que tu habites, que je suis ligué avec d’autres êtres aussi difformes et aussi mal disposés envers le genre humain que moi ? Ne l’as-tu pas entendu dire ? et tu viens me trouver dans ma cellule au milieu de la nuit ?

— L’Être que j’adore me soutient contre ces vaines terreurs », dit Isabelle, mais l’agitation croissante de son sein, démentait le courage qu’elle s’efforçait d’exprimer par ses paroles.

« Oh ! oh ! tu prétends parler le langage de la philosophie ? Et cependant n’aurais-tu pas dû songer au péril auquel tu allais t’exposer en te livrant, jeune et belle comme tu l’es, au pouvoir d’un être qui a conçu contre le genre humain une haine si forte, qu’il mettrait son plus grand plaisir à défigurer, détruire et dégrader les plus beaux ouvrages de la nature ? »

Isabelle, quoique extrêmement alarmée, continua néanmoins à répondre avec fermeté : « Quelques injures que vous puissiez avoir souffertes dans le monde, vous êtes incapable de vous en venger sur quelqu’un qui ne vous a jamais offensé, ni, même volontairement, sur qui que ce soit.

— Oui ; mais vous ne savez pas, jeune fille », poursuivit-il, ses yeux noirs étincelant d’une expression de malignité qui se communiquait à ses traits sauvages et difformes, que la vengeance est un loup affamé qui ne cherche qu’à dévorer la chair et à laper le sang. « Penses-tu qu’il voulût écouter l’agneau qui alléguerait son innocence ?

— Monsieur », dit Isabelle en se levant et parlant avec dignité : « Les idées horribles que vous voudriez faire naître dans mon esprit ne sauraient m’effrayer ; je les repousse loin de moi avec dédain. Qui que vous soyez, mortel ou démon, vous ne voudriez point faire injure à une personne qui est venue chez vous, en qualité de suppliante, dans son besoin le plus pressant. Vous ne le voudriez point ; vous ne l’oseriez point.

— Tu dis vrai, jeune fille, je n’oserais… je ne le voudrais point, Retourne dans ta demeure. Ne crains rien de ce dont tu es menacée. Tu as demandé ma protection ; tu la trouveras efficace.

— Mais, monsieur, dit Isabelle, c’est ce soir même qu’il faut que je consente à épouser l’homme que j’abhorre, sans quoi la ruine de mon père est inévitable.

— Ce soir ? À quelle heure ?

— Avant minuit.

— Et le crépuscule est déjà fini. Mais ne crains rien ; j’aurai encore assez de temps pour te protéger.

— Et mon père ? » demanda Isabelle d’un ton suppliant.

« Ton père a été et est encore mon plus cruel ennemi. Mais ne crains rien, ta vertu le sauvera. Maintenant, pars ; si je te gardais plus longtemps auprès de moi, je retomberais peut-être dans ces rêves absurdes sur la vertu de l’homme, dont j’ai été réveillé d’une manière aussi affreuse. Mais ne crains rien. C’est au pied de l’autel même que je veux te délivrer. Adieu, le temps presse, et il faut que j’agisse. »

Il la conduisit à la porte de sa hutte, qu’il ouvrit pour la laisser sortir. Elle remonta sur son cheval qu’elle trouva paissant dans l’enclos extérieur, et se hâta, à la faveur de la clarté de la lune, qui se levait en ce moment, d’aller rejoindre Ratcliffe à l’endroit où elle l’avait laissé.

« Avez-vous réussi ? » demanda-t-il avec empressement.

« J’ai obtenu des promesses de celui vers qui vous m’avez envoyée, répondit Isabelle ; mais comment est-il possible qu’il les remplisse ?

— Que Dieu soit loué ! ne doutez pas qu’il n’ait le pouvoir de les remplir. »

En ce moment un coup de sifflet aigu se fit entendre le long de la bruyère,

« Écoutez, dit Ratcliffe ; il m’appelle. Retournez au château, miss, ne tirez pas le verrou de la porte de derrière du jardin ; quant à celle qui communique avec l’escalier dérobé, j’ai une clef particulière. »

Un second coup de sifflet se fit entendre, plus aigu et plus prolongé que le premier.

« J’y vais, j’y vais », et donnant de l’éperon à son cheval, il se dirigea vers la cabane du reclus. Miss Vère retourna au château, où la vitesse de l’animal qu’elle montait et l’inquiétude de son esprit contribuèrent à la faire arriver promptement.

Elle suivit les instructions de Ratcliffe, sans trop en comprendre le but, et laissant son cheval paître en liberté dans un enclos près du jardin, se hâta de regagner son appartement, ce qu’elle fit sans avoir été observée ; elle retira les verroux de sa porte et sonna pour demander de la lumière. Son père parut avec le domestique qui avait répondu à l’appel.

« Il était venu écouter à la porte, dit-il, deux fois pendant les deux heures qui s’étaient écoulées depuis qu’il l’avait quittée, et ne l’entendant point parler, il avait craint qu’elle ne fût incommodée.

— Maintenant, mon cher père, permettez que je réclame l’exécution de la promesse que vous avez eu la bonté de me faire, je désire ne pas être interrompue pendant les derniers moments qui me restent à jouir de ma liberté, et vous prie de prolonger jusqu’au dernier instant le répit qui m’est accordé.

— Volontiers, ma fille ; vous ne serez plus interrompue. Mais cette parure en désordre… ces cheveux qui sont tout dérangés ; que je ne vous trouve pas ainsi, lorsque je reviendrai ; le sacrifice, pour être méritoire, doit être volontaire ?

— Le faut-il ? eh bien ! soyez tranquille, mon père, la victime sera parée. »