Le Nain noir/Visite au solitaire

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Traduction par Albert Montémont.
Ernest Sambrée (p. 45-59).

CHAPITRE IV

Visite au solitaire.


Je m’appelle Misanthropes, et je hais le genre humain. Quant à toi, je voudrais que tu fusses un chien, afin que je pusse t’aimer un peu.
(Timon of Athens.)
SHAKSPEARE.


Le lendemain matin, après déjeuner, Earnscliff[1] prit congé de ses aimables hôtes, en leur promettant d’être de retour à temps pour avoir sa part de la venaison qui était arrivée de chez lui. Hobbie, qui eut l’air de lui faire ses adieux à la porte de la ferme, s’esquiva cependant, et le rejoignit au sommet de la colline.

« Vous allez là-bas, monsieur Patrick, lui dit-il ; du diable si je vous quitte malgré tout ce qu’en dit ma mère. J’ai cependant cru qu’il valait mieux m’échapper tranquillement, de peur qu’elle ne soupçonnât ce que nous allions faire ; nous ne devons pas lui causer le moindre chagrin ; c’est une des dernières paroles de mon père à son lit de mort.

— À merveille, Hobbie ! dit Earnscliff ; elle mérite bien tous vos égards.

— Et, réellement, quant à cela, continua Elliot, elle serait presque aussi tourmentée pour vous que pour moi. Mais croyez-vous véritablement qu’il n’y ait pas de la présomption à nous hasarder à aller là-bas ? nous n’avons pas de mission spéciale, vous savez.

— Si je pensais comme vous, Hobbie, je ne chercherais peut-être pas à m’occuper plus longtemps de cette affaire ; mais, comme je suis d’opinion que les visites surnaturelles, ou ont cessé tout à fait, ou sont devenues très-rares de nos jours, je veux approfondir une chose d’où dépend peut-être la vie d’un pauvre malheureux qui a perdu la raison.

— Ah ! ma foi, si vous pensez comme cela… » répliqua Hobbie d’un air de doute. « Et effectivement, il est certain que les fées elles-mêmes, je veux dire les bonnes voisines (car on dit qu’il ne faut pas les appeler fées), qui avaient coutume de venir le soir sur tous les tertres de verdure, ne se font pas voir de moitié aussi souvent qu’autrefois. Je ne puis pas affirmer en avoir jamais vu une ; seulement une fois j’en entendis une siffler dans la bruyère derrière moi, avec un son absolument semblable à celui du courlis. Mais mon père en a vu souvent, quand il revenait le soir de la foire, avec une goutte de vin dans la tête, le brave homme ! »

Earnscliff remarqua avec plaisir l’affaiblissement graduel de la superstition, en descendant d’une génération à l’autre, ainsi qu’on pouvait l’inférer de la dernière observation de Hobbie. Ils continuèrent à raisonner sur ce sujet, jusqu’au moment où ils arrivèrent en vue de la colonne qui a donné son nom à ce Moor.

« Sur ma foi, dit Hobbie, voilà cette créature qui se traîne encore là-bas. Mais il fait grand jour, vous avez votre fusil, et j’ai apporté mon bon couteau de chasse, je crois que nous pouvons nous approcher.

— Très-certainement, dit Earnscliff ; mais, au nom de tout ce qu’il y a de plus extraordinaire, que peut-il donc faire là ?

— Il commence à bâtir un mur, je crois, répondit Hobbie, avec ces oies grises ou grosses pierres éparses, comme on les appelle. Ma foi, c’est tout ce que j’ai jamais entendu dire. »

En approchant davantage, Earnscliff ne put s’empêcher de partager l’opinion de Hobbie. L’être qu’ils avaient vu la veille paraissait travailler lentement et avec beaucoup de fatigue à placer les grosses pierres les unes sur les autres, comme pour former un petit enclos. Il y avait autour de lui des matériaux en abondance ; mais le travail qu’il y avait à faire était immense, à cause de la grosseur de la plupart des pierres ; et il paraissait même surprenant qu’il eût réussi à en soulever plusieurs, qu’il avait déjà arrangées pour les fondements de son édifice. Il faisait des efforts pour en mouvoir une d’une grosseur énorme, lorsque les deux jeunes gens arrivèrent près de lui ; et il était tellement occupé à exécuter son dessein, qu’il ne les aperçut que lorsqu’ils furent tout près de lui. En poussant et en soulevant la pierre pour la placer comme il le désirait, il déployait un degré de force qui paraissait totalement incompatible avec sa taille et sa difformité. En effet, à en juger par les difficultés qu’il avait déjà surmontées, il devait avoir une force d’Hercule, car quelques-unes des pierres qu’il avait réussi à soulever paraissaient avoir exigé le concours de deux hommes pour en venir à bout. Les soupçons de Hobbie se renouvelèrent en voyant la force surnaturelle dont il était doué.

« Je suis presque persuadé, dit-il, que c’est l’esprit d’un maçon ; voyez ces grosses pierres qu’il a placées. Si c’est un homme, après tout, je voudrais savoir combien il prendrait par perche pour construire un mur de digue. On aurait besoin d’en avoir un entre Cringlehope et les Shaws… Brave homme », ajouta-t-il en élevant la voix, vous faites là un ouvrage bien solide. »

L’être auquel il s’adressait leva les yeux, jeta sur lui des regards affreux, et, relevant son corps qui était alors penché, se tint debout devant eux dans toute sa hideuse difformité naturelle.

Sa tête était d’une grosseur extraordinaire, couverte de cheveux longs et crépus, en partie blanchis par l’âge ; ses sourcils épais et saillants ombrageaient de petits yeux noirs et perçants, profondément enfoncés dans leurs orbites, et roulant avec une férocité sauvage qui annonçait une sorte d’absence de raison. Ses autres traits avaient ce caractère rude, brut, qu’un peintre donnerait à ceux d’un géant de roman, en y ajoutant cette expression farouche, irrégulière et si souvent marquée comme étant particulière à la physionomie des personnes contrefaites. Son corps, large et carré, comme celui d’un homme de taille moyenne, était monté sur deux larges pieds ; mais la nature semblait avoir oublié les jambes et les cuisses, ou du moins elles étaient si courtes, qu’elles étaient cachées par les vêtements qu’il portait. Ses bras étaient longs et charnus, terminés par deux mains musculeuses, et les endroits qui, dans l’ardeur du travail, restaient découverts, s’étaient hérissés d’un poil noir et rude. On aurait dit que la nature avait destiné les parties de son corps, prises séparément, à être les membres d’un géant, mais qu’ensuite elle les avait par bizarrerie adaptés au corps d’un nain tant il y avait peu de rapport entre la longueur de ses bras et la force extraordinaire d’un côté, et la petitesse de sa taille de l’autre. Son vêtement était une tunique brune d’une étoffe grossière, de la forme d’un froc de moine, serrée autour de ses reins par une ceinture de peau de chien de mer. Il avait sur la tête un bonnet fait avec une peau de blaireau, ou de quelque autre fourrure grossière, qui ajoutait singulièrement à l’effet grotesque de son ensemble, et couvrait en partie ses traits, dont l’expression habituelle était celle d’une sombre et sinistre misanthropie.

Ce Nain remarquable tenait ses yeux silencieusement fixés sur les deux jeunes gens, et leur lançait des regards hargneux et irrités, lorsque Earnscliff, dans l’espoir de le ramener à une disposition d’esprit moins farouche, lui dit : « Vous avez là une tâche bien pénible, mon ami ; permettez-nous de vous aider. »

En conséquence, Elliot et lui, réunissant leurs efforts, placèrent la pierre sur le mur qui commençait à s’élever. Le Nain les surveillait avec l’œil d’un maître, et témoignait par ses gestes son mécontentement ou son impatience, en voyant le temps qu’ils mettaient à ajuster la pierre. Il en indiqua une seconde, et ils la placèrent aussi ; puis une troisième, une quatrième, et ils continuèrent à le satisfaire, non sans se fatiguer, car il leur indiquait, comme à dessein, les morceaux les plus lourds et les plus éloignés.

« Oh ! maintenant, l’ami », dit Elliot, voyant que le Nain déraisonnable en indiquait une autre plus grosse qu’aucune de celles qu’ils eussent remuées, « Earnscliff peut faire comme il voudra ; que vous soyez homme, ou tout autre chose de pire, le diable me torde les doigts si je vais me casser plus longtemps les reins à élever des pierres, comme un manœuvre, sans recevoir seulement un remercîment pour ma peine !

— Remercîment ! » s’écria le Nain avec un geste qui exprimait le plus profond mépris. « Tenez, prenez-le, et engraissez-vous avec. Prenez, et puisse-t-il fructifier autant avec vous qu’avec moi, et avec tout homme, tout reptile qui a entendu ce mot de la bouche de son semblable. Allons, hors d’ici ! ou travaillez, ou partez !

— Voilà une belle récompense que nous recevons, Earnscliff, dit Hobbie, pour avoir construit un tabernacle pour le diable lui-même, et peut-être compromis nos propres âmes par-dessus le marché.

— Notre présence, répondit Earnscliff, ne fait qu’irriter sa frénésie, à ce qu’il paraît ; nous ferions mieux de nous retirer, et d’envoyer quelqu’un lui apporter des vivres et quelques objets de première nécessité. »

C’est ce qu’ils firent en effet. Le domestique qui fut envoyé trouva le nain travaillant encore à son mur, mais ne put en tirer une seule parole ; et comme il était imbu des superstitions du pays, il n’importuna pas longtemps cet être singulier de ses questions ou de ses avis, mais après avoir placé sur une pierre un peu éloignée les objets qu’il avait apportés, il les laissa à la disposition du misanthrope.

Le Nain continua chaque jour ses travaux avec une activité incroyable et qui paraissait presque surnaturelle. Il faisait souvent en un jour un ouvrage que l’on aurait cru être celui de deux hommes, et son édifice prit bientôt l’apparence des murs d’une hutte, qui, quoique très-petite, et construite seulement de pierres, de mottes de gazon sans mortier, offrait, attendu le volume extraordinaire des pierres employées, un air de solidité peu commune pour une cabane de dimension si petite et d’une construction si grossière. Earnscliff, attentif à tous ses mouvements, ne se fut pas plutôt aperçu du but auquel ils tendaient, qu’il fit porter un certain nombre de pièces de bois propres à une toiture, et qu’il fit déposer près de là, se proposant même d’envoyer le lendemain des ouvriers pour les mettre en place. Mais l’exécution de son dessein fut prévenue par le Nain, qui, dès le soir même, pendant la nuit et de bonne heure dans la matinée, avait travaillé avec tant d’ardeur et d’adresse qu’il avait presque complété l’arrangement des chevrons. Son second travail fut de couper des joncs et de couvrir sa demeure, ce qu’il exécuta avec une dextérité extraordinaire.

Comme d’autres secours que ceux qu’il pouvait tirer accidentellement d’un passant paraissaient lui répugner, on lui fournit des matériaux convenables à son objet, ainsi que des outils, dont il fit usage avec beaucoup d’habileté. Il construisit la porte et la fenêtre de sa cabane, arrangea un bois de lit grossier, plaça quelques tablettes, et parut devenir d’une humeur moins bourrue à mesure que son habitation devenait plus commode.

Il s’occupa ensuite à former une forte clôture et à cultiver aussi bien qu’il lui fut possible le terrain qu’elle renfermait ; et à force de transporter du terreau et de le travailler avec le sol, il parvint à se faire un petit jardin. On doit naturellement penser que, ainsi que nous l’avons déjà fait entendre, cet être solitaire était de temps en temps aidé par les voyageurs qui traversaient par hasard le Moor, aussi bien que par diverses personnes que la curiosité engageait à venir visiter ses travaux. Il était effectivement impossible de voir une créature humaine, qui, au premier coup d’œil, était si peu propre à des ouvrages de fatigue, travailler avec urne assiduité aussi constante, sans s’arrêter quelques minutes pour l’aider dans ses opérations ; et comme aucun de ces aides accidentels ne connaissait le degré d’assistance que le Nain avait reçu d’autres personnes, la rapidité de ses progrès ne perdait rien à leurs yeux de ce qu’elle avait de merveilleux. L’apparence de force et de solidité de la cabane, construite en un si court espace de temps et par un tel être, et l’habileté supérieure qu’il montrait dans la mécanique et dans les autres arts, tout cela contribua à donner des soupçons aux habitants du voisinage. Ils soutenaient que, si ce n’était pas un fantôme, opinion qu’ils avaient abandonnée, puisqu’il paraissait bien clairement que c’était un être vivant, il fallait cependant qu’il eût des liaisons étroites avec le monde invisible, et qu’il eût choisi cet endroit écarté pour entretenir ses relations sans être dérangé. Ils soutenaient aussi, quoique dans un sens différent de celui que le philosophe donnait à cette phrase, qu’il n’était jamais moins seul que quand il était seul, et que, des hauteurs qui dominent au loin sur le Moor, des voyageurs découvraient souvent une personne qui était à l’ouvrage avec cet habitant du désert, et qui disparaissait toujours dès qu’on s’approchait de plus près de la cabane. On voyait de temps en temps cette personne assise à côté de lui à la porte, se promenant avec lui dans la plaine, ou l’aidant à aller chercher de l’eau à la fontaine. Earnscliff expliquait ce phénomène en pensant que c’était l’ombre du Nain.

« Du diable s’il a une ombre ! » répliqua Hobbie, zélé défenseur de l’opinion générale ; « il est trop avant dans l’intimité du vieux Satan pour avoir une ombre. D’ailleurs, argumentait-il plus logiquement, qui a jamais vu une ombre entre le corps et le soleil ? Et cette chose, que ce soit ce qu’on voudra, est plus mince et plus grande que le corps lui-même ; on l’a vue plus d’une fois et plus de deux aussi, s’interposer entre le soleil et lui. »

Ces soupçons, qui, dans d’autres parties du pays, auraient pu donner lieu à des recherches un peu désagréables pour le prétendu sorcier, ne servirent ici qu’à remplir les esprits d’un mélange de crainte et de respect. Le solitaire paraissait éprouver une sorte de plaisir en voyant les marques de timide vénération avec lesquelles le voyageur que le hasard conduisait sur cette route, s’approchait de sa demeure, le regard d’étonnement avec lequel il examinait sa personne et sa retraite, et la promptitude avec laquelle il s’éloignait de ce lieu d’épouvante. Les plus hardis ne s’arrêtaient que le temps nécessaire pour jeter à la hâte un coup d’œil sur les murs de la cabane et sur le jardin, et pour s’excuser par un salut de politesse auquel le Nain daignait quelquefois répondre par un mot ou un signe de tête. Earnscliff passait souvent par là, et rarement sans s’informer de la santé du solitaire, qui paraissait maintenant avoir fait tous ses arrangements pour le reste de sa vie.

Il était impossible de l’engager dans aucune conversation sur ses affaires personnelles. Il n’était, d’ailleurs, ni communicatif, ni abordable sur aucun sujet, bien qu’il parût avoir considérablement perdu de l’extrême férocité de sa misanthropie, ou plutôt tomber plus rarement dans des accès d’aliénation mentale, dont cette férocité était un des principaux symptômes. Aucun raisonnement ne pouvait le déterminer à accepter quelque chose au delà du strict nécessaire, bien qu’Earnscliff lui fît beaucoup d’autres offres par charité, et ses plus superstitieux voisins par d’autres motifs. Il récompensait les bienfaits de ces derniers par les conseils qu’il leur donnait, lorsqu’il était consulté par eux, ainsi qu’il finit peu à peu par l’être, sur leurs maladies ou celles de leurs bestiaux. Souvent aussi il leur fournissait des remèdes, et paraissait posséder non-seulement les simples qui croissaient dans le pays, mais aussi les drogues qui venaient des pays étrangers. Il donnait à entendre à ces personnes que son nom était Elshender le Reclus ; mais bientôt le peuple ne l’appela plus que Curny Elshie, ou le sage hère de Mucklestane-Moor. Il y avait des personnes qui ne se bornaient pas à l’interroger sur leurs maux corporels, mais qui demandaient encore des conseils sur d’autres sujets, et il les leur donnait avec ce ton de finesse digne d’un oracle, ce qui confirmait à un haut degré l’opinion où l’on était qu’il était doué de connaissances surnaturelles. Ceux qui le consultaient laissaient ordinairement quelque offrande sur une pierre à quelque distance de la cabane. Si c’était de l’argent, ou quelque chose qu’il ne trouvait pas à propos d’accepter, ou il le jetait loin de lui, ou le laissait à l’endroit où il était sans en faire usage. Dans toutes les occasions, ses manières étaient rudes et insociables, et ses paroles en nombre justement suffisant pour exprimer sa pensée aussi brièvement que possible, et il coupait court à toute communication qui allait à une syllabe de plus que n’en exigeait l’affaire dont il était question. Lorsque l’hiver fut passé et que son jardin lui fournit des herbages et des végétaux, il se borna presque exclusivement à ce genre de nourriture. Il accepta néanmoins deux chèvres que lui donna Earnscliff ; elles se nourrissaient sur le Moor et lui fournissaient du lait.

Lorsque Earnscliff vit que son présent avait été accepté, il alla bientôt après faire une visite à l’ermite. Le vieillard était assis sur une large pierre plate, à la porte de son jardin ; c’était le siège de la science, qu’il occupait ordinairement lorsqu’il était disposé à recevoir ses malades ou ses clients. Il tenait l’intérieur de sa hutte et celui de son jardin aussi sacré et aussi inaccessibles à tout mortel que les naturels d’Otahiti tenaient leur Moraï ; probablement il les aurait crus souillés par les pas d’une créature humaine. Lorsqu’il se renfermait dans son habitation, aucune prière ne pouvait le déterminer à se rendre visible, ou à donner audience à qui que ce fût.

Earnscliff avait passé une partie de la journée à pêcher dans une petite rivière à quelque distance de là. Il avait sa ligne à la main et son panier rempli de truites sur l’épaule. Il s’assit sur une pierre, presque en face du Nain, qui, familiarisé avec sa présence, ne fit d’autre attention à lui qu’en levant sa grosse tête difforme afin de fixer ses regards sur sa poitrine, comme s’il eût été occupé de profondes méditations. Earnscliff regarda autour de lui et remarqua que l’ermite avait augmenté ses possessions, en construisant un hangar pour servir d’abri à ses chèvres.

« Vous travaillez beaucoup, Elshie », dit-il, en cherchant à engager une conversation avec cet être singulier.

« Travailler, répéta le Nain, c’est le moindre des maux attachés à un sort aussi misérable que celui du genre humain ; mieux vaut travailler comme moi que s’amuser comme vous.

— Je ne soutiendrai pas qu’il y a de l’humanité dans nos amusements ordinaires de la campagne, Elshie, dit Earnscliff, et cependant…

— Et cependant, interrompit le Nain, ils valent mieux que votre occupation ordinaire ; il vaut mieux exercer votre folle et vaine cruauté contre des poissons muets que contre vos semblables. Et néanmoins, pourquoi parlerais-je ainsi ? Pourquoi ne pas laisser tout le troupeau des hommes se buter les uns contre les autres, s’entr’égorger et s’entre-dévorer, jusqu’à ce qu’ils soient tous détruits, à l’exception d’un énorme et bien gras Beternoth ; et que celui-ci après avoir étranglé tous ceux de son espèce et en avoir rongé les os, sa proie venant à lui manquer, il rugisse des jours entiers, parce qu’il n’aura plus de nourriture, et finisse par mourir pouce par pouce, dans les horreurs de la faim ? Ce serait une consommation digne de cette race.

— Vos actions, Elshie, valent mieux que vos paroles ; cependant vous cherchez à conserver une race que votre misanthropie calomnie.

— C’est vrai, répliqua le Nain ; mais pourquoi ? Écoutez-moi : vous êtes un de ceux que je vois avec le moins de dégoût, et je veux bien, contre mon usage, perdre quelques paroles, par pitié pour votre aveugle infatuation. Si je ne puis envoyer la maladie dans les familles, ou la mortalité parmi le bétail, puis-je mieux arriver au même but qu’en prolongeant la vie de ceux qui peuvent servir à opérer la destruction d’une manière tout aussi efficace ? Si Alix de Bower était morte l’hiver dernier, le jeune Ruthwin aurait-il été tué le printemps suivant pour l’amour d’elle ? Qui pensait à parquer son bétail au-dessous de la tour, lorsqu’on croyait que le Red Reiver[2] de Westburnflat était sur son lit de mort ? Mes potions, mon habileté, l’ont guéri ; et maintenant quel est celui qui ose laisser son troupeau errer dans la plaine sans gardien, ou se coucher sans avoir déchaîné le chien courant ?

— J’avoue, répondit Earnscliff, que vous n’avez pas rendu un grand service à la société par la dernière de ces cures. Mais, en compensation de ce mal, voilà mon ami Hobbie, le brave Hobbie de Heugh-Foot, que vos remèdes ont guéri, l’hiver dernier, d’une fièvre qui aurait pu lui coûter la vie.

— Ainsi pensent, dans leur ignorance et leur folie, les êtres formés du limon de la terre, dit le nain avec un sourire de malignité. « Avez-vous remarqué le petit du chat sauvage, qui a été apprivoisé, comme il joue, comme il est folâtre, comme il est doux ? Mais laissez-le avec votre gibier, vos agneaux, votre volaille, sa férocité naturelle reprend son empire ; il saisit, déchire, ravage et dévore.

— Tel est l’instinct de l’animal, répondit Earnscliff ; mais en quoi cela peut-il avoir rapport à Hobbie ?

— C’est son emblème, c’est son portrait, répliqua le solitaire. Il est à présent doux, tranquille et apprivoisé, faute d’occasion de suivre son penchant naturel ; mais que la trompette guerrière sonne, que le jeune limier aspire le sang, il sera aussi féroce que le plus sauvage de ses ancêtres du Border qui ait jamais brûlé la cabane d’un paysan sans défense. Pouvez-vous nier que, même à présent, il vous excite souvent à tirer une vengeance sanglante d’une injure faite à votre famille, lorsque vous n’étiez qu’un enfant ? » Earnscliff tressaillit ; le solitaire ne parut pas remarquer sa surprise, et continua :

« La trompette sonnera, le jeune limier lapera du sang, et moi je rirai et je dirai : C’est pour cela que je t’ai guéri. » Il s’arrêta un instant, puis il continua : Telles sont les cures que j’opère ; leur objet, leur but est de perpétuer la masse de misère, et moi-même je joue, dans ce désert, mon rôle dans la tragédie générale. Si vous, Earnscliff, si vous étiez sur votre lit de douleur, peut-être, par pitié, vous enverrais-je une coupe empoisonnée.

— Je vous suis fort obligé, Elshie, dit le jeune laird, et je ne manquerai certainement pas de vous consulter, ayant un espoir aussi consolant d’obtenir votre secours.

— Ne vous flattez pas trop, répliqua l’ermite, de l’espoir que je céderais réellement au sentiment de la pitié, que je regarde comme une faiblesse. Pourquoi chercherais-je à sauver une dupe, qui est aussi propre que vous l’êtes à endurer les maux de la vie, de l’état de misère que ses propres visions et la scélératesse du monde lui préparent. Pourquoi imiterais-je la compassion de l’Indien qui, avec son tomahawk, brise la tête du captif, enlevant par cette action à la race aussi sauvage que moi, tout le plaisir qu’elle s’était promis pendant trois jours, et cela au moment où les tisons étaient allumés, les tenailles chauffées, les couteaux aiguisés, et les chaudrons bouillants, pour déchirer, brûler, bouillir et sacrifier la victime.

— Vous me présentez là un tableau bien effrayant de la vie, Elshie, mais je n’en suis pas découragé ; nous sommes sur cette terre, en partie pour endurer et pour souffrir, mais en partie aussi pour agir et pour jouir. La journée de fatigue a sa soirée de repos ; même les souffrances que l’on endure avec patience trouvent des adoucissements dans l’idée consolante que l’on a rempli ses devoirs.

— Je repousse une doctrine aussi servile et aussi brute, dit le Nain, dont- les yeux s’enflammaient d’une fureur voisine de la démence ; je la repousse comme digne seulement des bêtes qui périssent ; mais je ne veux plus perdre de paroles avec vous. »

Il se leva précipitamment ; mais, avant de se renfermer dans sa hutte, il ajouta avec une grande véhémence : « Cependant, de peur que vous ne pensiez encore que ce qui paraît un bienfait de ma part envers le genre humain, découle de cette source sotte et servile qu’on appelle amour de nos semblables, sachez que, s’il existait un homme qui eût détruit les plus chères espérances de mon âme, qui eût déchiré mon cœur en mille pièces, et enflammé mon cerveau jusqu’à en faire un volcan en éruption, et si la fortune et la vie de cet homme étaient aussi complètement en mon pouvoir que ce vase fragile (saisissant un pot de terre qui était à côté de lui), je ne voudrais pas le réduire en atomes ainsi (le lançant avec fureur contre la muraille), non, continua-t-il avec plus de calme, mais avec la plus grande amertume, « je le gorgerais de richesses et de puissance, afin d’enflammer ses viles passions, et le mettre à même d’exécuter ses infâmes projets ; il ne lui manquerait aucun moyen de satisfaire ses vices et d’exercer sa scélératesse ; il serait le centre d’un gouffre qui n’aurait lui-même ni repos ni cesse, mais qui bouillonnerait avec une fureur continuelle, engloutissant tout vaisseau qui s’approcherait de ses limites ; il serait un tremblement de terre, capable de bouleverser même son pays, et de rendre tous ses habitants délaissés, proscrits et misérables… comme moi ! »

L’infortuné avait à peine prononcé ces dernières paroles qu’il rentra précipitamment dans sa cabane, dont il ferma la porte avec la plus grande violence, tira deux verrous, l’un après l’autre, comme pour en défendre l’entrée à tout être de cette odieuse race, qui avait ainsi irrité son âme jusqu’à la frénésie.

Earnscliff s’éloigna du Moor avec un sentiment mêlé de pitié et d’horreur, cherchant à deviner quelle pouvait être la cause étrange et désastreuse qui avait réduit à un aussi triste état l’esprit d’un homme dont les discours faisaient voir qu’il était d’un rang et d’un genre d’éducation au-dessus du commun du vulgaire. Il était également surpris qu’un homme qui habitait le pays depuis si peu de temps, et d’une manière aussi retirée, eût pu recueillir autant de renseignements précis sur le caractère et les affaires privées de ses habitants.

« Il n’est pas étonnant, disait-il en lui-même, qu’avec une information aussi étendue, une pareille manière de vivre, une figure aussi difforme, et des sentiments d’une misanthropie aussi virulente, cet infortuné passe généralement pour avoir fait un pacte avec l’ennemi du genre humain. »





  1. Earnscliff est un nom fictif composé de deux mots écossais, earn, qui veut dire aigle, et cliff, qui signifie rocher. A. M.
  2. Red Reiver signifie voleur rouge. A. M.