Le Nain noir (traduction Dufauconpret)/12

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 55-59).

CHAPITRE XII

On la cherche partout. Ne pourriez-vous nous dire,
Ami, par quel chemin on a pu la conduire ?


Le lendemain, on se mit de nouveau à la recherche des ravisseurs, sans plus de succès que la veille.

— Il est bien singulier, dit Mareschal à Ratcliffe, que quatre hommes à cheval, emmenant une femme, aient pu traverser le pays sans laisser aucune trace de leur passage.

— On arrive quelquefois à la connaissance de ce qui est en découvrant ce qui n’est pas, répondit M. Ratcliffe. Nous avons parcouru toutes les routes, il n’y a plus qu’un seul point que nous n’ayons pas visité, c’est un mauvais chemin qui conduit à Westburnflat.

— Et pourquoi n’y pas aller ?

M. Vere répondrait mieux que moi à cette question.

À ces paroles, qui furent prononcées d’un ton sec, Mareschal se tourna vers Ellieslaw. — Monsieur, lui dit-il, on m’assure qu’il y a encore un passage que nous n’avons pas examiné, celui qui conduit à Westburnflat.

— Oh ! répondit sir Frédéric en riant, je connais parfaitement le propriétaire de la tour de Westburnflat. C’est un homme qui ne fait pas une grande différence entre ce qui est à lui et ce qui appartient à ses voisins ; mais, tout fidèle qu’il se montre à ses principes, il se garderait bien de toucher à rien de ce qui appartient à Ellieslaw.

— D’ailleurs, dit M. Vere, il a eu bien d’autre fil à retordre la nuit dernière. N’avez-vous pas entendu dire qu’on a brûlé la ferme d’Hobbie Elliot d’Heugh-Foot, parce qu’il a refusé de livrer ses armes à quelques braves gens qui veulent faire un mouvement en faveur du roi ?

Toute la compagnie sourit en entendant parler d’un exploit qui cadrait si bien avec ses vues ; Mareschal reprit : — Je crois que nous aurions à nous reprocher une négligence coupable si nous ne faisions pas quelques recherches de ce côté.

Il n’y avait aucune objection raisonnable à élever contre cette proposition. On marcha vers Westburnflat, mais à peine avaient-ils pris cette direction, qu’ils aperçurent quelques cavaliers.

— Voici Earnscliff, dit Mareschal.

— Ma fille est avec lui ! s’écria Ellieslaw avec fureur. — Eh bien, Messieurs, mes soupçons sont-ils justifiés ? Aidez-moi à l’arracher des mains de ce ravisseur.

Il tira son épée ; sir Frédéric en fit autant, et quelques-uns de leurs amis les imitèrent ; mais le plus grand nombre hésitaient.

— Un instant ! s’écria Mareschal Wells en se jetant devant eux. Vous voyez qu’ils avancent paisiblement, attendons qu’ils nous donnent quelques détails sur cette affaire mystérieuse. Si miss Vere a souffert la moindre insulte, croyez que je serai le premier à la venger.

— Vos doutes me blessent, Mareschal, dit Ellieslaw ; vous êtes le dernier de qui j’aurais attendu un tel discours.

— Vous vous faites tort à vous-même par votre violence, Ellieslaw, puis, s’avançant à la tête de la troupe, il cria : — Earnscliff, on vous accuse d’avoir enlevé la dame que vous accompagnez, et nous sommes ici pour la venger et pour punir ceux qui ont osé l’injurier.

— Et qui le ferait plus volontiers que moi, monsieur Mareschal, répondit Earnscliff avec hauteur, moi qui ai eu le bonheur de la délivrer ce matin de la prison où on la retenait, et qui en ce moment la reconduisais chez son père ?

— La chose est-elle ainsi, miss Vere ? lui demanda son cousin.

— Oui, répondit-elle aussitôt ; j’ai été enlevée par des misérables, et j’ai été remise en liberté, grâce à l’intervention de M. Earnscliff et de ces braves gens.

— Mais par qui et pourquoi cet enlèvement a-t-il été exécuté ? Ne connaissez-vous pas l’endroit où l’on vous a conduite ?

Avant qu’on eût pu répondre à aucune de ces questions, Ellieslaw survint, et rompit la conférence. — Quand je connaîtrai parfaitement, dit-il, toute l’étendue de mes obligations envers M. Earnscliff, il peut compter sur une reconnaissance proportionnée à ses services. En attendant, je le remercie d’avoir remis ma fille entre les mains de son protecteur naturel.

En parlant ainsi, il mit la main sur la bride du cheval d’Isabelle, et reprit le chemin de son château. Comme il s’écartait du reste de la compagnie, ses amis, comprenant qu’il semblait désirer d’être seul avec elle, se gardèrent de les interrompre.

À l’instant où la société saluait Earnscliff pour se retirer, celui-ci, peu satisfait de la conduite d’Ellieslaw, dit avec chaleur : — Messieurs, quoique ma conscience me rende le témoignage que rien dans ma conduite ne peut donner lieu à un tel soupçon, je m’aperçois que M. Vere paraît croire que j’ai eu quelque part à l’enlèvement de sa fille ; faites attention, je vous prie, que je le nie formellement ; et quoique je puisse pardonner l’égarement d’un père, si quelqu’un de vous, ajouta-t-il en fixant les yeux sur Frédéric Langley, pense que mon désaveu, l’assertion de miss Isabelle et le témoignage de mes amis ne suffisent pas pour ma justification, je serai heureux de pouvoir me disculper par tous les moyens qui conviennent à un homme qui tient à son honneur plus qu’à sa vie.

— Et je lui servirai de second, s’écria Simon d’Ackburn : ainsi, que deux de vous se présentent, gentilshommes ou non, je m’en moque.

— Quel est, dit sir Frédéric, ce manant qui prétend se mêler des querelles de ses supérieurs ?

— C’est un manant qui ne doit rien à personne, répliqua Simon, et qui ne reconnaît pour supérieurs que son roi et le laird sur les terres duquel il vit.

— Allons, Messieurs, dit Mareschal, point de querelles ! — Earnscliff, nous n’avons pas la même façon de penser sur tous les points ; nous pouvons nous trouver opposés, même ennemis ; mais si la fortune le veut ainsi, je suis persuadé que nous n’en conserverons pas moins les égards et une estime réciproques. Je suis convaincu que vous êtes aussi innocent que moi-même de l’enlèvement de ma cousine, et dès qu’Ellieslaw sera remis de l’agitation que cet événement lui a occasionnée, il s’empressera de reconnaître le service que vous lui avez rendu.

— J’ai trouvé ma récompense dans le plaisir d’être utile à votre cousine, répondit Earnscliff. Mais je vois que votre compagnie est déjà dans l’allée du château d’Ellieslaw. — Saluant alors Mareschal et ses compagnons, il tourna du côté de Heugh-Foot, afin de se concerter avec Hobbie sur les moyens à employer pour retrouver Grace Armstrong, car il ignorait encore qu’elle fût de retour.

— Sur mon âme, c’est un brave jeune homme, dit Mareschal à ses compagnons.

— Je crois, dit sir Frédéric, que nous avons eu grand tort de ne pas le désarmer. Vous verrez qu’il sera un des chefs du parti whig.

— Pouvez-vous parler ainsi, sir Frédéric ? Croyez-vous qu’Ellieslaw consentît jamais à ce qu’on fît un pareil outrage, sur ses terres, à un homme qui s’y présente pour lui ramener sa fille ? Et, quand il y consentirait, pensez-vous que moi, que ces messieurs, nous voudrions nous déshonorer, en restant spectateurs tranquilles d’une telle indignité ? Non, non. La vieille Écosse et la loyauté ! voilà mon cri de ralliement. Quand l’épée sera tirée, je sais comment il faut s’en servir ; mais tant qu’elle reste dans le fourreau, nous devons nous conduire en gentilshommes et en bons voisins. En arrivant au château, ils y trouvèrent Ellieslaw.

— Comment se trouve miss Vere ? s’écria vivement Mareschal ; vous a-t-elle donné des détails sur son enlèvement ?

— Elle s’est retirée dans son appartement, très fatiguée. Je ne puis attendre d’elle beaucoup de lumière sur cette aventure. Je ne vous en suis pas moins obligé, mon cher Mareschal, ainsi qu’à mes autres amis, de l’intérêt que vous voulez bien y prendre. Mais, en ce moment, je dois oublier que je suis père, pour me souvenir que je suis citoyen. Vous savez que c’est aujourd’hui que nous devons prendre un parti décisif. Le temps s’écoule, nos amis arrivent ; j’attends non seulement les principaux chefs, mais même ceux que nous sommes obligés d’employer en sous-ordre. Il ne nous reste que peu d’instants pour achever nos préparatifs. Voyez ces lettres ; dans le Lothian, dans tout l’ouest, on n’attend que le signal. Les blés sont mûrs, il ne s’agit plus que de réunir les moissonneurs.

— De tout mon cœur ! dit Mareschal ; mettons-nous vite à l’ouvrage.

Sir Frédéric restait sérieux et déconcerté. — Voulez-vous me suivre à l’écart un instant ? lui dit Ellieslaw. J’ai à vous apprendre une nouvelle qui vous fera plaisir. — Et il l’emmena dans son cabinet.

Chacun alors se dispersa, et Mareschal se trouva seul avec M. Ratcliffe.

— Ainsi donc, lui dit celui-ci, les gens qui partagent vos opinions politiques croient la chute du gouvernement si certaine, qu’ils ne daignent plus couvrir leurs manœuvres du voile du mystère ?

— Ma foi, monsieur Ratcliffe, il se peut que les sentiments et les actions de vos amis aient besoin de se couvrir d’un voile. Quant à moi, j’aime que ma conduite soit exposée au grand jour. Et se peut-il que vous soyez assez insensé pour vous engager dans une telle entreprise ? Comment se trouve votre tête, quand vous assistez à ces dangereuses conférences ?

— Pas très assurée sur mes épaules. Je n’ai pas contre le gouvernement une haine assez invétérée pour ne pas voir tout le danger de notre entreprise.

— Pourquoi donc vouloir vous y exposer ?

— C’est que J’aime de tout mon cœur ce pauvre roi détrôné ; c’est que je meurs d’envie de voir punir les coquins de courtisans qui ont vendu la liberté de l’Écosse.

— Et pour courir après de telles chimères, vous allez allumer une guerre civile, et vous plonger vous-même dans de cruels embarras !

— Oh ! quant à ça, je n’y réfléchis guère ; et pour ce qui est de la potence, j’y figurerai tout aussi bien qu’un autre.

— J’en suis fâché pour vous, monsieur Mareschal.

— Je vous suis très reconnaissant, monsieur Ratcliffe, mais ne jugez pas de l’entreprise par mes folies : il y a des têtes plus sages que la mienne qui s’en mêlent.

— Ces têtes-là peuvent fort bien n’en être pas plus solides sur leurs épaules, reprit M. Ratcliffe.

— Peut-être : mais vive la joie ! Adieu jusqu’au dîner, monsieur Ratcliffe ; vous verrez que la peur ne m’ôte pas l’appétit.