Le Nain noir (traduction Dufauconpret)/14

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 67-71).

CHAPITRE XIV

Mais que devins-je hélas ! quand au lieu de Tancrède,
Il amène à l’autel, quel changement affreux !
Le détestable Osmont pour recevoir mes vœux !
Mais qui sont-ils ? Je ne puis vous le dire.
Thomson. Tancrède et Sigismond



Une longue pratique dans l’art de la dissimulation avait donné à M. Vere un empire absolu sur ses traits. En quittant ses deux amis pour se rendre chez sa fille, son pas ferme et alerte annonçait un homme occupé d’une affaire importante, mais dont le succès ne lui semblait pas douteux ; mais lorsqu’il jugea qu’ils ne pouvaient plus l’entendre, il ne s’avança plus que d’un pas lent et irrésolu. Enfin il s’arrêta dans une antichambre pour recueillir ses idées et préparer son plan d’argumentation.

— Dilemme plus embarrassant se présenta-t-il jamais à un malheureux ! se dit-il. — Si nous nous divisons, nul doute que le gouvernement ne me sacrifie comme le promoteur de l’insurrection. Supposons même que je parvienne à sauver ma tête, je n’en suis pas moins perdu sans ressource. J’ai rompu avec Ratcliffe, et je n’ai à espérer de ce côté qu’insultes et persécutions. Je serai donc réduit à vivre dans l’indigence et le déshonneur, méprisé des deux partis que j’aurai trahis tour à tour ! Cette idée n’est pas supportable ; et cependant je n’ai à choisir qu’entre cette destinée et la honte de l’échafaud, à moins que Mareschal et sir Frédéric ne continuent à faire cause commune avec moi. Pour cela il faut que ma fille épouse l’un ce soir, et j’ai promis à l’autre de ne pas employer la violence : il faut que je la décide à recevoir la main d’un homme qu’elle n’aime pas, dans un délai qu’elle trouverait trop court pour se déterminer à devenir l’épouse de celui qui aurait su gagner son affection. Mais je dois compter sur sa générosité romanesque, et il me suffira de la mettre en jeu en peignant sous de sombres couleurs les suites probables de sa désobéissance.

Après avoir fait ces réflexions, il entra dans l’appartement de sa fille, bien préparé au rôle qu’il s’apprêtait à jouer. Quoique égoïste et ambitieux, son cœur n’était pas entièrement fermé à la tendresse paternelle, et il sentit quelques remords de la duplicité avec laquelle il allait abuser de l’amour filial d’Isabelle ; mais il les apaisa en songeant qu’après tout il procurait à sa fille un mariage avantageux, et l’idée qu’il était perdu s’il y échouait acheva de dissiper ses scrupules. Il la trouva assise près d’une des fenêtres de sa chambre ; elle sommeillait ou était plongée dans de si profondes réflexions, qu’elle ne l’entendit pas entrer. Donnant alors à sa physionomie une expression de chagrin et d’attendrissement, il s’assit auprès d’elle, et ne l’avertit de son arrivée que par un profond soupir.

— Mon père ! s’écria Isabelle en tressaillant.

— Oui, ma fille, votre malheureux père, qui vient les larmes aux yeux vous demander pardon d’une injure dont son affection l’a rendu coupable envers vous, et vous faire ses adieux pour toujours.

— Une injure, mon père ! Vos adieux ! Que voulez-vous dire ?

— Dites-moi d’abord, Isabelle, si vous n’avez pas quelque soupçon que l’étrange événement qui vous est arrivé hier matin n’ait eu lieu que par mes ordres ?

— Par… vos ordres… mon père ? dit-elle en bégayant, car la honte et la crainte l’empêchaient d’avouer que plus d’une fois cette idée s’était présentée à son esprit.

— Vous hésitez à me répondre, et par là vous me confirmez dans l’opinion que j’avais conçue. Il me reste donc la tâche pénible de vous avouer que vous ne vous trompez pas. Mais, avant de me condamner, écoutez les motifs de ma conduite. Dans un jour de malheur, je prêtai l’oreille aux propositions que me fit sir Frédéric Langley, étant bien loin de croire que vous puissiez élever la moindre objection contre un mariage qui vous était avantageux à tous égards : dans un instant plus fatal encore, je pris, de concert avec lui, des mesures pour rétablir sur son trône notre monarque banni, et rendre à l’Écosse son indépendance ; maintenant ma vie est entre ses mains.

— Votre vie, mon père ! dit Isabelle ayant à peine la force de parler.

— Oui, Isabelle, la vie de celui à qui vous devez la naissance. Je dois rendre justice à Langley ; ses menaces, ses fureurs n’ont d’autre cause que la passion qu’il a conçue pour vous ; mais lorsque je vis que vous ne partagiez pas ses sentiments, je ne trouvai d’autre moyen que de vous soustraire à ses yeux. J’avais donc formé le projet de vous envoyer passer quelques mois dans le couvent de votre tante à Paris, et, pour que sir Frédéric ne pût me soupçonner, j’imaginai ce prétendu enlèvement par de soi-disant brigands. Le hasard et un concours de circonstances malheureuses ont rompu toutes mes mesures en vous tirant de l’asile momentané que je vous avais assuré. Ma dernière, mon unique ressource est de vous faire partir du château avec M. Ratcliffe, qui va le quitter ce soir même, après quoi je saurai subir ma destinée.

— Est-il possible, mon père ? pourquoi ai-je été délivrée ? pourquoi ne m’avoir pas fait connaître vos projets ?

— Pourquoi ? Réfléchissez ma fille. J’avais désiré votre union avec sir Frédéric ; devais-je lui nuire dans votre esprit en vous disant que sa passion ne me laissait d’autre alternative que de sacrifier le père où la fille ? Mareschal et moi, nous sommes décidés à périr avec courage, et il ne me reste qu’à vous faire partir sous bonne escorte.

— Juste ciel ! N’y a-t-il donc aucun remède à ces moyens extrêmes ?

— Aucun, mon enfant ; un seul, peut-être, mais vous ne voudriez pas me le voir employer, celui de dénoncer nos amis.

— Non, jamais ! s’écria Isabelle. Mais ne peut-on, à force de larmes… Je veux me jeter aux pieds de sir Frédéric.

— Ce serait vous dégrader inutilement. Sa résolution est prise ; il n’en changerait qu’à une condition, et cette condition vous ne l’apprendrez jamais de la bouche de votre père.

— Quelle est-elle ? dites-le moi. Que peut-il demander que nous ne devions lui accorder.

— Vous ne la connaîtrez, Isabelle, que lorsque la tête de votre père aura roulé sur l’échafaud. Alors peut-être vous apprendrez par quel sacrifice il était encore possible de le sauver.

— Et pourquoi ne pas m’en instruire ? croyez-vous que je ne ferais pas avec joie le sacrifice de toute ma fortune pour vous sauver ? Voulez-vous attacher le désespoir et le remords au reste de ma vie.

— Eh bien, ma fille, apprenez donc ce que j’avais résolu de couvrir d’un éternel silence ; le seul moyen de le désarmer est de consentir à l’épouser ce soir même, avant minuit.

— Ce soir, mon père ?… épouser un tel homme !… un monstre ! C’est impossible.

— Vous avez raison, impossible. Il est d’ailleurs dans le cours de la nature qu’un vieillard meure et soit oublié.

— Moi ! je verrais mourir mon père, quand j’aurais pu le sauver !… Mais non, non, mon père. Quelque mauvaise opinion que j’aie de sir Frédéric, je ne puis le croire scélérat à ce point. Vous croyez me rendre heureuse en me donnant à lui, et tout ce que vous venez de me dire n’est qu’une ruse pour obtenir mon consentement.

— Quoi ! dit Ellieslaw d’un ton où l’autorité blessée semblait le disputer à la tendresse paternelle, ma fille me soupçonne d’inventer une fable pour influencer ses sentiments !… Je veux bien même descendre jusqu’à me justifier. Vous connaissez l’honneur inflexible de notre cousin Mareschal ; faites attention à ce que je vais lui écrire, et vous jugerez par sa réponse si les périls qui nous menacent sont moins grands que je ne vous les ai représentés.

Il écrivit quelques lignes, et présenta son billet à Isabelle, qui lut :

« Mon cher cousin, — J’ai trouvé ma fille, comme je m’y attendais, désespérée d’avoir à contracter une union avec sir Frédéric d’une manière si subite. Elle ne conçoit pas même le péril dans lequel nous nous trouvons, employez toute votre influence sur sir Frédéric pour l’engager à modifier ses exigences. Je n’ai ni le pouvoir ni même la volonté d’engager ma fille à une démarche dont la précipitation est contraire à toutes les règles des convenances et de la délicatesse. R.V. »

Dans le trouble qui l’agitait, Isabelle comprit à peine le sens de ce qu’elle venait de lire, et ne remarqua pas qu’au lieu d’appuyer sur la répugnance que lui causait ce mariage, son père ne parlait que du délai trop court qu’on lui accordait pour s’y décider.

Ellieslaw tira le cordon d’une sonnette, et remit la lettre à un domestique, avec ordre de lui rapporter sur-le-champ la réponse de M. Mareschal. Le domestique revint, porteur d’un billet ainsi conçu :

« Mon cher cousin, — Je n’avais pas attendu votre lettre pour faire à sir Frédéric les objections dont vous me parlez. Je viens de renouveler mes instances, et je l’ai trouvé inébranlable. Je suis fâché qu’on presse ma belle cousine de renoncer d’une manière si subite aux droits de sa virginité. Sir Frédéric consent pourtant à partir avec moi, aussitôt que la cérémonie sera terminée ; et, comme nous nous mettons demain en campagne, et que nous courons la chance d’y attraper quelques bons horions, il est possible qu’Isabelle se trouve lady Langley à très bon marché. — Du reste, si elle peut se déterminer à ce mariage, ce n’est pas l’instant d’écouter des scrupules de délicatesse. Il faut qu’elle saute à pieds joints par-dessus les convenances, et qu’elle se marie à la hâte, ou bien nous nous en repentirons. R.M.

« P.S. N’oubliez pas de dire à Isabelle que je me couperai la gorge avec son chevalier, plutôt que de la voir l’épouser contre son gré. »

À la lecture de cet écrit, le papier s’échappa des mains d’Isabelle ; elle serait même tombée à la renverse, si son père ne l’eût soutenue.

— Grand Dieu, elle en mourra ! s’écria Ellieslaw.

Il appela un domestique.

— Dites à M. Ratcliffe que je désire le voir sur-le-champ.

Pendant cet intervalle, le visage d’Isabelle se couvrit d’une pâleur mortelle. Enfin, levant les yeux au ciel : — Mon père, dit-elle, je consens à ce mariage.

— Non, mon enfant, ne parlez pas ainsi.

— J’ai consenti, mon père, répéta Isabelle.

— Que le ciel te bénisse donc, ma chère enfant !

— Mais ne consentirez-vous pas à voir sir Frédéric ?

— Je le verrai… dans la chapelle… à minuit.

Quand il fut parti, Isabelle se jeta à genoux et demanda au ciel la force dont elle avait besoin pour accomplir son sacrifice. — Pauvre Earnscliff, dit-elle ensuite, qui le consolera ?

Elle était dans cet état de désespoir quand elle entendit ouvrir la porte de sa chambre.