Le Nain noir (traduction Dufauconpret)/16

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 76-79).

CHAPITRE XVI

Dans l’antre ténébreux qui lui servait d’asile
Ils le trouvent l’air morne et le regard baissé,
Par d’affreux souvenirs paraissant oppressé.

Ancienne comédie.

Les sons de la voix de Ratcliffe ne parvenaient plus aux oreilles d’Isabelle ; elle se retournait fréquemment pour le chercher des yeux : la clarté de la lune lui donna pendant quelques instants la consolation de l’apercevoir ; mais avant d’être arrivée à la cabane du solitaire, elle l’avait entièrement perdu de vue. Deux fois elle avança pour frapper à la porte, et deux fois elle se sentit incapable de cet effort. Enfin, elle appela le Nain, le conjurant de lui ouvrir.

— Quel est l’être assez misérable, répondit la voix aigre du solitaire, pour venir demander ici un asile ? Va-t-en ! quand l’hirondelle a besoin de refuge, elle ne le cherche pas sous le nid du corbeau.

— Je viens vous trouver à l’heure de l’adversité, comme vous m’avez engagée vous-même à le faire. Vous m’avez promis que votre cœur et votre porte s’ouvriraient à ma voix ; mais je crains…

— Ah ! tu es donc Isabelle Vere ?

— Je vous rapporte la rose que vous m’avez donnée. Elle n’a pas eu le temps de se flétrir entièrement depuis que vous m’avez en quelque sorte prédit mes malheurs.

— Puisque tu n’as pas oublié ce gage, je me le rappelle aussi.

Isabelle entendit tirer les verrous. La porte s’ouvrit, et le solitaire s’offrit à ses yeux, tenant en main une lampe, — Entre, fille de l’affliction, lui dit-il, entre dans le séjour du malheur.

Elle entra d’un pas timide.

Le Nain lui montra une escabelle placée près de la cheminée, lui fit signe de s’asseoir, puis ramassant quelques morceaux de bois sec, il alluma un feu dont la clarté permit à Isabelle de voir la demeure où elle se trouvait.

Sur deux planches fixées à droite de la cheminée étaient rangés quelques livres, avec différents paquets d’herbes sèches, deux verres, un vase et quelques assiettes ; à gauche, se trouvaient divers outils et instruments de jardinage. Une espèce de cadre en bois, à demi rempli de mousse, tenait lieu de lit ; une table et deux sièges complétaient le mobilier.

Tel était le lieu où Isabelle se trouvait enfermée avec un homme dont l’histoire, qu’elle venait d’apprendre, n’offrait rien de très rassurant. Assis vis-à-vis d’elle, le Nain la regardait en silence, d’un air qui annonçait que des sentiments opposés se livraient dans son cœur un violent combat.

Isabelle, pâle comme la mort, restait immobile.

Le Nain fut le premier à rompre le silence. — Jeune fille, dit-il, quel mauvais destin t’a amenée dans ma demeure ?

— Le danger de mon père, et la permission que vous m’avez donnée de m’y présenter, répondit-elle.

— Et tu te flattes que je pourrai te secourir ?

— Vous me l’avez fait espérer.

— Comment as-tu pu le croire ? Ai-je l’air d’un redresseur de torts ? Je t’ai raillée en te faisant une telle promesse.

— Il faut donc que je parte, et que je subisse ma destinée ?

— Non, dit Elshender, ne nous séparons pas : j’ai encore à te parler. Pourquoi l’homme a-t-il besoin du secours des autres hommes ? Regarde autour de toi : l’être le plus méprisé de l’espèce humaine n’a demandé à personne ni aide ni compassion. Cette maison, je l’ai construite ; ces meubles, je les ai fabriqués ; et avec ceci (il tirait à demi un long poignard qu’il portait à son côté), avec ceci (répéta-t-il), je puis défendre l’étincelle de vie qui anime un misérable comme moi, contre quiconque viendrait m’attaquer.

Rien n’était moins rassurant pour la pauvre Isabelle.

— Voilà la vie de la nature, continua le solitaire. — Vie indépendante et qui se suffit à elle-même. Le loup n’appelle pas le loup à son aide pour creuser son antre ; pour saisir sa proie, le vautour n’attend pas l’assistance du vautour.

— Et quand ils ne peuvent y réussir, dit Isabelle dans l’espérance de se faire écouter plus favorablement en employant le même style métaphorique, que faut-il qu’ils deviennent ?

— Qu’ils meurent et qu’ils soient oubliés ! N’est-ce pas le sort général de tout ce qui respire ?

— C’est le sort des êtres dépourvus de raison, mais il n’en est pas de même du genre humain. Les hommes disparaîtraient bientôt de la terre, s’ils cessaient de s’entr’aider les uns les autres. Le faible a droit à la protection du plus fort, et celui qui peut secourir l’opprimé commet un crime s’il lui refuse son assistance.

— Et c’est dans cet espoir frivole, pauvre fille ! que tu viens trouver au fond du désert un être que la race humaine a rejeté de son sein ? N’as-tu pas frémi en te présentant ici ?

— Le malheur ne connaît pas la crainte.

— N’as-tu donc pas entendu dire que je suis ligué avec des êtres surnaturels aussi difformes que moi ? Comment as-tu osé venir de nuit dans ma retraite ?

— Le Dieu que j’adore me soutient contre de vaines terreurs.

— Oh ! oh ! tu prétends avoir de la philosophie ! mais, jeune et belle comme tu l’es, n’aurais-tu pas dû craindre de te livrer au pouvoir d’un être si dépité contre la nature, que la destruction d’un de ses plus beaux ouvrages doit être un plaisir pour lui ?

Les alarmes d’Isabelle croissaient à chaque mot. Elle lui répondit pourtant : — Quelques injures que vous puissiez avoir éprouvées dans le monde, vous êtes incapable de vouloir vous en venger sur quelqu’un qui ne vous a jamais offensé.

— Tu ignores donc, reprit-il en fixant sur elle des yeux où brillait une affreuse malignité ; tu ignores donc les plaisirs de la vengeance ?

— Les horribles idées que vous me présentez ne peuvent entrer dans mon esprit. Qui que vous puissiez être, vous ne voudriez pas faire insulte à une malheureuse que sa confiance en vous a amenée sous votre toit.

— Tu as raison, répondit-il ; je ne le voudrais ni ne l’oserais. Retourne chez toi. Quels que soient les maux qui te menacent, cesse de les craindre. Tu m’as demandé ma protection, tu en éprouveras les effets.

— Mais c’est cette nuit même que je dois consentir à épouser un homme que je déteste, ou à mettre le sceau à la perte de mon père !

— Cette nuit même ?… À quelle heure ?

— À minuit.

— Il suffit. Ne crains rien, ce mariage ne s’accomplira pas.

— Et mon père ? dit Isabelle d’un ton suppliant.

— Ton père ? s’écria le Nain en fronçant le sourcil : il a été et il est encore mon plus cruel ennemi. Mais, ajouta-t-il d’un ton plus doux, les vertus de sa fille le protègeront. Maintenant, retire-toi : si tu restais davantage, je craindrais de retomber dans ces rêves absurdes sur les vertus humaines. — Je te le répète, ne crains rien. Présente-toi devant l’autel, c’est là que tu verras mes promesses se réaliser.

Il ouvrit la porte de sa hutte, et laissa miss Vere remonter à cheval sans paraître autrement s’inquiéter d’elle. Mais en partant elle l’entrevit à la lucarne qui lui servait de fenêtre ; et il y resta jusqu’à ce qu’il l’eût perdue de vue.

Isabelle pressa le pas de son cheval, et elle eut bientôt rejoint M. Ratcliffe qui l’attendait. — Eh bien, lui dit-il, avez-vous réussi ?

— Il m’a fait des promesses, répondit-elle ; mais comment pourra-t-il les accomplir ?

— Dieu soit loué ! s’écria Ratcliffe : ne doutez pas qu’il les accomplisse.

En ce moment un coup de sifflet se fit entendre. — C’est moi qu’il appelle, continua-t-il. Miss Vere, il faut que je vous quitte, et que vous retourniez seule au château ; votre intérêt l’exige. Ayez soin de ne pas refermer la porte du jardin.

Un second coup de sifflet, plus fort et plus prolongé, retentit de nouveau. — Adieu ! dit Ratcliffe, — et il partit au galop.

Miss Vere regagna le château avec toute la célérité possible, et n’oublia pas de laisser ouverte la porte du parc, comme Ratcliffe le lui avait recommandé ; puis, étant remontée dans son appartement, elle tira les verrous, et sonna pour avoir de la lumière.

Son père arriva quelques instants après. — Je suis venu plusieurs fois pour vous voir, ma chère enfant, lui dit-il : trouvant votre porte fermée, je craignais que vous ne fussiez indisposée ; mais j’ai pensé que vous désiriez être seule, et je n’ai pas voulu vous contrarier.

— Je vous remercie, mon père, mais permettez-moi de réclamer l’exécution de la promesse que vous m’avez faite. Souffrez que je jouisse en paix et dans la solitude des derniers moments de liberté qui m’appartiennent. — À minuit je serai prête à vous suivre.