Le Nain noir (traduction Dufauconpret)/8

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Garnier (p. 37-39).

CHAPITRE VIII

Aux armes ! à cheval ! ne perdons pas leur trace,
S’écria le laird en courroux.
Si quelqu’un refusait de marcher avec nous,
Qu’il ne vienne jamais me regarder en face.

Ballade des frontières.

À cheval ! à cheval ! lance au poing ! s’écria Hobbie en rejoignant la troupe qui l’attendait.

À la bonne heure, Hobbie, dit Simon d’Hackburn ; je vous reconnais. Que les femmes pleurent et gémissent, rien de mieux, mais les hommes doivent rendre aux autres ce qu’on leur a fait.

— Avez-vous quelques nouvelles, Hobbie ? êtes-vous sur la voie ?

— Nous suivrons la trace des chevaux d’Earnscliff.

— Lâchez les limiers.

Hobbie siffla ses chiens, qui erraient en hurlant autour des cendres de la ferme, — Allons, Killbuck, dit-il, prouve-nous ton savoir-faire aujourd’hui. — Ensuite, comme éclairé d’une lumière soudaine, il ajouta : — Mais le sorcier m’a dit quelque chose de tout ceci ; il peut fort bien savoir ce qu’il en est, il me le dira, ou je le lui ferai avouer avec mon couteau de chasse.

Hobbie donna ses instructions à ses camarades : — Que quatre d’entre vous avec Simon courent du côté de Græmes-Gap ; si les brigands sont des Anglais, ils auront pris ce chemin. Que les autres se dispersent deux par deux ou trois par trois dans les bruyères, et qu’ils m’attendent au Trysting-Pool[1]. Qu’on dise à mes frères, quand ils arriveront, de venir nous y joindre. — Quant à moi, je vais au galop jusqu’à Mucklestane-Moor.

— Et si j’étais que de vous, dit alors Dick de Dingle, je parlerais au bon Elshie ; il peut tout vous dire, s’il est d’humeur à répondre.

— Il me le dira, reprit Hobbie, ou je saurai pourquoi.

— Parlez-lui convenablement. Ces gens-là n’aiment pas qu’on les menace. Leurs communications avec les esprits les rendent assez susceptibles.

— Ne vous inquiétez pas. Je suis en état aujourd’hui de braver tous les sorciers du monde et tous les diables de l’enfer. — Et, sautant en selle, Hobbie partit au grand trot.

Bientôt, malgré l’impatience dont il était tourmenté, il eut le temps de réfléchir sur la manière dont il devait parler au Nain. Quoique vif et franc, comme la plupart de ses compatriotes, il ne manquait pas de cette adresse qui est aussi un de leurs traits caractéristiques. D’après la conduite de cet être mystérieux, il prévit que les menaces et la violence n’obtiendraient rien de lui.

— Je lui parlerai avec douceur, pensa-t-il. On a beau dire qu’il est ligué avec Satan, il faudrait qu’il fût pire qu’un diable pour ne pas avoir pitié de ma position. D’ailleurs, il a plus d’une fois rendu service au pauvre monde. J’aurai donc soin de me modérer, et si je n’en tire rien par la douceur, je serai toujours à temps de lui tordre le cou.

C’est dans ses dispositions qu’Hobbie s’approcha de la chaumière du solitaire. Elshie n’était pas sur son siège d’audience, et il ne put le découvrir dans son jardin ni dans son enclos.

Élevant la voix, et du ton le plus suppliant qu’il lui fut possible de prendre : — Mon bon ami Elshie ! cria-t-il… Point de réponse…

— Bon père Elshie !… Même silence. — Que le diable emporte ta chienne de carcasse ! dit-il entre ses dents… Mon bon Elshie, n’accorderez-vous pas un mot d’avis au plus malheureux des hommes ?

— Croyez-vous m’apprendre une nouvelle ? avez-vous oublié ce que je vous ai dit ce matin ?

— Non, Elshie ; et c’est parce que je m’en souviens que je reviens vous voir. Celui qui a si bien connu le mal doit être capable d’indiquer le remède.

— Il n’y a point de remède aux maux de ce monde. Si j’en connaissais un, je commencerais par l’employer pour moi-même… N’ai-je pas perdu une fortune, un rang auprès duquel ta condition n’est que celle du dernier paysan ? Je vis ici comme le rebut de la nature. Pourquoi d’autres vermisseaux se plaindraient-ils d’être foulés aux pieds de la destinée, quand moi-même je me trouve écrasé sous la roue de son char ?

— Vous pouvez avoir tout perdu, mais vous n’avez jamais éprouvé un chagrin comme le mien : jamais vous n’avez perdu Grace Armstrong.

Ces paroles furent prononcées avec la plus vive émotion ; puis, comme si elles avaient épuisé ses forces, Hobbie garda le silence. Avant qu’il eût pu reprendre assez de résolution pour adresser au Nain de nouvelles prières, le bras nerveux de celui-ci se montra à la lucarne, un gros sac de cuir à la main.

— Tiens, voilà le baume qui guérit tous les maux des hommes, dit Elshie en le laissant tomber. Du moins, c’est ainsi qu’ils le pensent. Te voilà deux fois plus riche que tu ne l’étais hier. Ne m’adresse plus ni questions ni plaintes ; elles me sont aussi odieuses que les remerciements.

— C’est de l’or, en vérité ! dit Hobbie en faisant sonner le sac. — Elshie, je vous remercie de votre bonté, mais je voudrais vous donner une reconnaissance de cet argent, une sûreté sur nos terres.

— Sot ignorant ! Prends-le, fais-en usage, et puisse-t-il te profiter aussi bien qu’à moi !

— Mais je vous dis que ce n’est pas tant l’argent qui me touche. J’avais une jolie ferme et les trente plus belles têtes de bétail du pays ; mais ce n’est pas là ce qui me tient au cœur : si vous pouviez me donner quelques nouvelles de la pauvre Grace, je consentirais volontiers à être votre esclave toute ma vie.

— Eh bien donc, répondit le Nain, puisque tes propres malheurs ne te suffisent pas, et que tu veux y ajouter ceux d’une compagne, cherche du côté de l’ouest celle que tu as perdue.

— L’ouest, Elshie ? c’est un mot bien vague.

— C’est le dernier que je prononcerai.

Le solitaire ferma la lucarne.

— L’ouest ! mais le pays est tranquille de ce côté. — Elshie, encore un mot. Est-ce Westburnflat ? Répondez-moi ! je ne voudrais pas m’en prendre à lui s’il est innocent… Si vous ne me dites rien, je croirai que c’est le bandit… Elshie ! adieu ; je n’emporte pas votre argent. Je vais rejoindre mes amis. Reprenez votre sac. — Et il partit pour le rendez-vous qu’il avait assigné à ses amis.

Cinq ou six d’entre eux y étaient déjà arrivés, et presque au même instant le hasard y amena Earnscliff et ses compagnons. Ils avaient découvert les traces des bestiaux jusqu’à la frontière ; mais là ils avaient appris qu’une troupe considérable de jacobites étaient en armes, et qu’on parlait de soulèvements dans différentes parties de l’Écosse. Earnscliff ne regardait donc plus l’événement de la nuit précédente comme l’effet d’un brigandage ordinaire ou d’une vengeance particulière, mais comme la première étincelle de la guerre civile.

Le jeune homme embrassa Hobbie avec tous les témoignages d’un véritable intérêt, et l’informa du fruit de ses recherches. — Eh bien, dit ce dernier, je parierais ma tête qu’Ellieslaw est pour quelque chose dans cette trahison d’enfer, car il est lié avec tous les jacobites du Cumberland ; et, comme il a toujours protégé Westburnflat, cela s’accorde assez bien avec ce qu’Elshie m’a fait entendre.

Le résultat fut qu’on ne douta plus que les brigands n’eussent agi sur les ordres de Westburnflat. On résolut de se rendre sur-le-champ à sa demeure afin de s’assurer de sa personne.

  1. L’étang du rendez-vous.