Le Nid de cigognes/II

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II


Wilhelmine formait un contraste frappant avec cet échantillon suranné de la vieille race teutonique, froide, crédule et gourmée. Wilhelmine de Steinberg était blonde, d’une taille un peu au-dessus de la moyenne. Toute sa personne avait une légère tendance à l’embonpoint ; cependant ses pieds et ses mains étaient d’une petitesse vraiment extravagante. Sa figure ronde, fraîche, aux lèvres vermeilles, aux yeux fendus en amande, était encadrée de longs cheveux châtains retombant en double patte sur ses épaules, à la mode des Suissesses.

Son costume, des plus simples, consistait en une robe de laine noire collée exactement sur le buste et flottant en longs plis jusqu’à terre. Ainsi vêtue, la fille des farouches barons de Steinberg, avec sa figure rose, brillante de santé, ses lèvres appétissantes qui appelaient le baiser, eût été la plus ravissante jungfrau qui ait jamais traîné vingt étudians à sa suite dans les rues de Halle ou de Iéna ; mais à certains signes on n’eût pu méconnaître la haute origine de Wilhelmine. Son air de dignité, ses manières nobles, trahissaient la descendante de ces burgraves indomptables qui avaient su maintenir leur farouche indépendance contre l’Allemagne en armes, en même temps que la douce rêverie répandue sur son visage, l’expression vague et pour ainsi dire vaporeuse de son regard, rappelaient les créations poétiques de Goethe ou de Schiller.

Il y avait en effet une âme chaleureuse sous cette gracieuse enveloppe ; et cette frêle organisation pouvait, dans un moment donné, manifester toute l’énergie dévorante que la passion est capable d’inspirer.

Wilhelmine, debout contre le parapet, promenait son regard sur l’immense paysage qui s’étendait au-dessous d’elle. Son visage exprimait la mélancolie ; la main appuyée contre un créneau, le corps un peu penché en avant, elle restait dans une immobilité complète.

Tout autour d’elle avait des teintes sombres. À ses pieds coulait le Rhin, large, majestueux, aux eaux glauques et profondes. Les rochers qui longent les rives du fleuve n’étaient pas encore, à cette époque de l’année, tapissés de pampres verts ; ils se dressaient çà et là, gris, secs, arides ou ornés seulement de quelques touffes de gazon. Le ciel était couvert de nuages ; un vent du sud assez violent, soufflant par intervalles, soulevait de petites lames blanches sur le Rhin.

Mais ce tableau mouvant était trop familier à la jeune baronne pour occuper exclusivement son attention. Vainement d’immenses trains de bois, montés de deux cents rameurs, glissaient-ils, par le triple effort du vent, du courant et des bras humains, sur la surface du fleuve ; vainement des barques aux voiles blanches se montraient-elles au loin, ou des bateaux-flèches, remplis de joyeux pêcheurs, faisaient-ils entendre des chants harmonieux ; elle ne détournait pas les yeux d’un groupe de maisons délabrées qui formait un petit village au pied du rocher.

Ces maisons étaient couvertes en ardoises, et leur façade blanche semblait comme bariolée de poutres de diverses couleurs. Elles devaient être exclusivement habitées par des familles de pêcheurs, à en juger par cinq ou six barques amarrées dans une crique du fleuve, et surtout aux vastes filets en forme de toile d’araignée qui séchaient sur le rivage.

Madeleine attendait dans un respectueux silence que sa jeune maîtresse lui adressât la parole. Enfin Wilhelmine sortit de sa contemplation, et s’avança lentement vers sa gouvernante :

— Voilà un temps bien triste, Madeleine, dit-elle avec mélancolie ; le ciel est noir, le vent froid ; jamais ce vieux château ne m’a paru si lugubre… J’ai le cœur serré comme si un malheur était près de m’arriver. Eh bien ! et toi, pourquoi ne me parles-tu pas ? tu es triste comme le ciel, comme le vent, comme cette tour en ruines !

— La tristesse convient aux fidèles serviteurs du Steinberg, répondit la vieille femme, surtout quand ils comparent le présent au passé.

— Pourquoi songer au passé, ma bonne Madeleine ? Quant à moi, mes pensées se tournent toujours vers l’avenir.

— C’est notre rôle à l’une et à l’autre de regarder, vous en avant, moi en arrière, car vous êtes jeune et moi je suis vieille… Vos yeux n’ont pas vu ce que les miens ont vu… il y a bien longtemps.

— Et qu’ont-ils donc vu, Madeleine ? demanda distraitement mademoiselle Steinberg.

La vieille Reutner se redressa avec effort, déposa son ouvrage sur le parapet de pierre, et, étendant son bras sur les ruines, elle répondit avec une douleur solennelle :

— J’ai vu ces murailles debout ; j’ai vu ces champs et ces vignes cultivées par les vassaux de vos ancêtres ; j’ai vu ce château plein de mouvement et de bruit ; j’ai vu votre grand-père, entouré de ses cinq fils et de quarante serviteurs bien armés, se préparer à défendre son manoir contre les ennemis de l’Allemagne… J’ai entendu les cris des meutes, le son des cors, les hennissemens des chevaux, là où tout est silence… J’ai vu de beaux jeunes hommes, de joyeuses jeunes filles, de vaillans seigneurs là où tout est solitude… Que reste-t-il de cette puissance ? des pierres noircies, du lierre, et sur les débris une jeune fille pour interroger, une vieille femme pour répondre.

Elle poussa un profond soupir. Le front blanc et pur de Wilhelmine se couvrit comme d’un nuage.

— Bonne Madeleine, dit-elle avec un sourire forcé, je n’étais que triste, et tu me désoles ; je souffrais de souffrances imaginaires, et tu m’en donnes de réelles.

— Ce n’est pas la faute de l’hirondelle si, en volant à la surface du Rhin, elle annonce l’orage.

— Allons, allons, ma bonne, te voilà encore retombée dans tes idées noires. Tu te lamentes sans cesse parce que nous sommes moins riches qu’autrefois… Pourquoi désespérer ? Tu verras peut-être un jour notre maison plus florissante que jamais.

Madeleine sourit à son tour avec amertume, et, poussant de son doigt ridé un fragment de pierre détaché d’un créneau, elle le précipita dans l’abîme.

— Regardez, enfant, dit-elle, d’une voix sourde, suivez des yeux ce caillou dans l’air… un faible effort a suffi pour le mettre en mouvement ; croyez-vous qu’aucun pouvoir puisse maintenant l’empêcher de se perdre dans le fleuve ?

— Une saillie du rocher, une motte de terre, un brin d’herbe suffit pour l’arrêter avant qu’il y soit parvenu.

Sans répondre, la vieille Allemande indiquait du doigt la marche du projectile : la pierre, tombant au pied de la tour, rebondit contre le sol, puis elle ricocha sur le flanc du rocher, hésita deux ou trois fois, et, repartant de nouveau, finit par s’engloutir dans le Rhin.

— Ainsi d’une maison qui s’écroule, dit la vieille femme sans rien ajouter à sa démonstration : nul ne peut l’arrêter quand l’élan est donné.

Elle soupira encore et alla reprendre son ouvrage.