Le Nid de cigognes/III

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III


Wilhelmine redevint un instant rêveuse.

— J’attendais, des consolations, et je suis obligée d’en donner, dit-elle enfin avec un enjouement affecté. En vérite, ma pauvre Madeleine, la solitude te tourne entièrement la tête… Voyons, pourquoi tant s’effrayer de notre avenir, à mon frère et à moi ? Trouverais-tu dans la conduite d’Henri…

— Il ne m’appartient pas de juger la conduite de monseigneur le baron, répliqua Madeleine d’un ton laconique.

— Je le sais, ma bonne Reutner, les plus affreuses tortures ne t’arracheraient pas un mot outrageant contre mom frère ; mais j’ai deviné qu’au fond du cœur tu lui reproches sa vie de plaisirs à Berlin et le long silence qu’il garde avec moi depuis quelque temps. Pauvre frère ! il ne faut pas trop le blâmer, Madeleine ; il s’est déjà imposé tant de privations pour que je ne manque de rien ici ! Pourquoi ne se livrerait-il pas un peu aux distractions de son âge ?… D’ailleurs, veux-tu que je te dise ma pensée, Reutner ? ce longsilence me fait espérer que nous ne tarderons pas à recevoir sa visite. Hélas ! ajouta-t-elle tout bas, je désire son arrivée autant que je la crains…

— Vous la craignez, Wilhelmine ? dit la vieille femme d’une voix sourde : vous avez en effet sujet de la craindre…

— Allons ! ta mauvaise humeur se tourne contre moi maintenant ? reprit mademoiselle de Steinberg avec un accent boudeur. Voyons, Madeleine, continua-t-elle en rougissant avec embarras après un moment de silence, abordons franchement ce qui nous occupe l’une et l’autre en secret : douterais-tu que mon frère vît avec plaisir monsieur Frantz… cet étudiant d’Heidelberg que nous avons reçu souvent ici depuis le dernier voyage du major ?

— Je ne doute pas, je suis sûre, dit sèchement Madeleine ; mais c’est à vous de commander, à moi d’obéir.

— Ainsi donc, toi aussi tu me blâmes d’avoir souffert que monsieur Frantz vint quelquefois dans ces ruines égayer notre ennui ?… Mais souviens-toi, chère Madeleine, comment notre connaissance a commencé, quel service m’a rendu ce généreux jeune homme !… Un jour, vers la fin de l’automne dernier, je me promenais seule, assez loin du château ; des étudians ivres descendaient le Rhin dans une barque ; ils m’aperçurent, sautèrent sur rivage et coururent à moi. L’un de ces insolens voulut m’embrasser ; je poussai des cris perçans et je pris la fuite. Ils me poursuivirent ; au moment où ils allaient m’atteindre, un jeune chasseur qui se trouvait dans le voisinage accourut à mon secours. Il était étudiant comme eux, aussi ne s’effrayèrent-ils pas d’abord de sa présence ; mais il leur parla impérieusement, il les menaça. J’étais mourante de frayeur, cependant j’entendis des paroles de défi, un rendez-vous fut donné… Les agresseurs se retirèrent, et Frantz me reconduisit au château. Il me parla peu pendant le trajet, mais ses paroles étaient si prévenantes, si respectueuses ! Le lendemain, il quitta le village, où il était venu se reposer de ses travaux scientifiques. Il reparut au Steinberg un mois après ; il était pâle et portait un bras en écharpe. Il avait vengé mon injure : l’un de mes agresseurs était mort… Dites, Madeleine, mon frère lui-même n’approuverait-il pas cette courageuse action ?

— Dans les temps anciens, les barons de Steinberg, pour venger une pareille injure faite à une dame de leur sang, eussent brûlé la ville et pendu tous les étudians d’Heidelberg aux arbres de la promenade publique… Enfin, j’en conviens, ce jeune étudiant, suivant les idées actuelles, méritait des remerciemens ; mais était-ce une raison pour accueillir ici un homme de basse condition peut-être ? L’honneur d’avoir rendu service à une baronne de Steinberg ne devait-il pas lui suffire pour sa récompense ?

— Tu t’exagères beaucoup cet avantage, ma pauvre Madeleine ; les Steinberg, comme les autres, ne peuvent pas être affranchis de la reconnaissance… Aussi, quand monsieur Frantz, qui paraissait triste et malheureux, est venu se loger là-bas, à l’auberge du village, pour rétablir sa santé et pour chercher le calme qu’il ne trouvait pas à Heidelberg, au milieu de ses bruyans camarades, n’ai-je pu refuser de le voir quelquefois en ta présence. Il m’apportait des livres, il causait avec nous de l’histoire de notre famille ; tu lui racontais nos vieilles légendes ; tu l’aimais alors, Madeleine ; tu l’aimais comme un fils, l’en souviens-tu ? tu disais…

— Ne me rappelez pas cela, car j’ai commis peut-être une grande faute ! Oui, monsieur Frantz me plaisait, il me plaît encore… mais depuis qu’il vient si fréquemment à la tour, depuis que j’ai remarqué votre tristessé en son absence, votre joie à son arrivée, je me suis effrayée de cette liaison. Peut-il y avoir quelque chose de commun entre la baronne de Steinberg et un pauvre diable dont vos ancêtres n’eussent pas voulu pour garde-notes ?

Mes ancêtres dorment dans leur tombe depuis bien longtemps Madeleine, et leur fille n’a plus rien de leur puissance… Pourquoi, dans mon abandon, me priver de la société de ce jeune homme ? Il donne tant de charmes à ma solitude !… Je ne m’en cache pas : quand je reste un jour sans le voir, mon cœur se serre, j’éprouve comme un besoin de pleurer…

— Et voilà pourquoi tout à l’heure vous étiez si triste ?

— Oh ! il viendra… il va venir…

Elle s’arrêtà tout à coup et rougit avec confusion.

Madeleine se leva et s’avança vers elle d’un pas grave, cadencé, puis saisissant la main tremblante de la jeune fille, elle la regarda fixement.

— Dites-moi tout, murmura-t-elle ; mes soupçons me rendraient folle… ce jeune homme a eu l’audace de vous aimer ?

— Eh bien oui, oui, il m’aime ! répondit mademoiselle de Steinberg avec’exaltation.

— Et vous, vous l’aimez aussi ?

Wilhelmine baissa les yeux en silence.

— Vous, du moins, vous n’avez pas avoué à monsieur Frantz…

— Pourquoi non, Madeleine, puisque c’était vrai ?

Cette réponse naïve fit pâlir la vieille femme. Elle recula d’un pas.

— Wilhelmine… baronne de Steinberg, demanda-t-elle avec désespoir, qu’espérez-vous d’un pareil amour ?

— Frantz m’épousera, Madeleine, et nous serons heureux.

Madeleine Reutner leva les yeux et les mains au ciel.

— Seigneur mon Dieu ! murmura-t-elle, m’avez-vous donc laissé vivre si longtemps pour entendre une Steinberg accepter un pareil sort !

— Madeleine, reprit Wilhelmine avec un peu d’impatience, oublie le passé pour un moment, et regarde seulement la réalité présente. Pauvre, sans amis, à charge aux autres et à moi-même, suis-je en droit de repousser un homme beau, loyal et brave qui m’a donné son amour ? Frantz est instruit, il peut se faire un nom dans les sciences ou dans les arts ; sans être riche, il jouit d’une fortune indépendante ; il refuse de s’expliquer au sujet de sa famille, mais, j’en suis sûre, elle est honorable. Nous vivrons obscurs, oubliés… je l’aime tant !

La gouvernante semblait frappée de stupeur ; ses yeux étaient fixes et hagards.

— Que dira monseigneur, balbutia-t-elle, lui si impétueux et si fier ?

— Mon frère ne s’opposera pas sérieusement à ce projet. Ignores-tu quels embarras je cause à Henri ? n’as-tu pas compris combien il est las de veiller sur une jeune sœur dont ses devoirs et ses plaisirs l’éloignent sans cesse ? Peut-on interpréter autrement la rareté de ses lettres et de ses visites ? Il aime l’indépendance ; la responsabilité de mon sort lui pèse… Oui, oui, crois-moi, il me permettra sans scrupule d’écouter les sentimens de mon cœur. Si quelqu’un doit relever la maison de Steinberg, c’est lui, et non pas moi… Il poursuivra donc sa brillante carrière, et peu lui importera que dans un coin inconnu du monde une femme de son sang se cache sous un nom obscur. Si je suis heureuse, mon bonheur absoudra sa conscience de tout reproche.

Madeleine réfléchit un moment, puis elle hocha la tête et alla se rasseoir en silence.

Wilhelmine suivit des yeux sa vieille gouvernante, elle semblait vouloir prolonger l’entretien, mais en voyant la sombre tristesse de la pauvre Reutner, elle se tut, et, s’accoudant à un créneau, elle retomba dans une profonde rèverie.

On n’entendait d’autre bruit que le gémissement du vent sur la plate-forme ; le ciel gris s’assombrissait de plus en plus, car le soleil descendait rapidement vers l’horizon. Mademoiselle de Steinberg laissait son regard errer au hasard sur le paysage mélancoliqué qui s’étendait au-dessous d’elle, quand elle aperçut de l’autre côté du Rhin une petite barque luttant avec effort contre le courant.

Cette barque, montée par un seul rameur, semblait se diriger vers le château.

Homme et bateau étálent à peine distincts dans les vapeurs répandues sur le fleuve aux approches du soir. Cependant le visage frais de Wilhelmine s’empourpra tout coup, ses yeux s’animèrent, elle eut peine à retenir un cri de joie. Elle se retourna vers la gouvernante, comme pour lui communiquer une agréable nouvelle, mais madame Reutner elle-même semblait absorbée en ce moment par une préoccupation extraordinaire.

Elle avait laissé tomber son ouvrage à ses pieds ; debout, le cou tendu, elle contemplait fixement un point de l’horizon du côté du midi.

En suivant la direction de son regard, Wilhelmine distingua dans les airs une troupe d’oiseaux voyageurs qui s’avançaient lentement au milieu des nuages. Ne comprenant pas ce qu’un pareil spectacle pouvait avoir d’attrayant pour la vieille femme, Wilhelmine l’appela doucement. Madeleine, sans tourner la tête, éleva la main vers le ciel, en murmurant d’une voix étouffée et avec une sorte de terreur religieuse :

— Les cigognes ! les cigognes !…

Wilhelmine connaissait le caractère superstitieux de la gouvernante ; les cigognes figuraient dans les armoiries de sa famille, et elle ne douta pas que leur apparition ne se rattachat à quelqu’une de ces anciennes légendes dont Madeleine Reutner était le vivant t répertoire. Haussant les épaules, elle se mit de nouveau à examiner avec intérêt le bateau qui traversait le Rhin.

— Oui, ce sont les cigognes, disait Madeleine sans perdre de vue la bande voyageuse ; elles arrivent du midi et elles annoncent le retour du printemps… Le lieu où elles s’abattront sera béni de Dieu ; le toit qui leur donnera un asile sera visité par l’abondance et la joie… Mais le château de Steinberg n’est plus leur retraite chérie ; elles passent sans s’arrêter sur ces misérables débris, elles laissent cette masure aux corbeaux et aux chats-huants !

De grosses larmes coulaient sur ses joues ridées ; mais elle suivait toujours du regard la marche lente des oiseaux dans le ciel sombre.

Tout à coup elle poussa un cri perçant qui fit tressaillir Wilhelmine. La troupe voyageuse des cigognes, après avoir plané majestueusement dans les airs, au-dessus du Rhin, se dirigeait vers les ruines du vieux manoir. Bientôt on put apercevoir distinctement leurs corps blancs aux longues ailes, leurs pattes rouges rejetées en arrière, leurs cols, aux plumes flottantes, gracieusement recourbés, leurs becs de corail.

Elles observaient dans leur vol un ordre régulier. Quand elles se trouvèrent au-dessus du Steinberg, elles parurent hésiter un moment. Enfin deux des plus robustes oiseaux se détachèrent de la bande et s’abaissèrent rapidement vers la tour, tandis que les autres, reprenant leur voyage, se lançaient de nouveau dans l’espace, poussés vers le nord par le vent orageux.