Le Nid de cigognes/XXXI

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XXXI


Au milieu de cette agitation, le baron était resté complètement impassible : on eût dit qu’il ignorait de quoi il s’agissait. À ses fureurs avait succédé une sorte d’engourdissement semblable à celui de l’ivrogne après l’accès d’ivresse. Il ne manifestait aucune inquiétude en voyant ces investigations minutieuses ; mais Fritz ne partageait pas cette sécurité. Il s’approcha de son maître, et lui dit tout bas :

— Monseigneur a-t-il des ordres à me donner ?

Le baron le regarda en souriant.

— Or çà ! Fritz Reutner, dit-il d’une voix sourde, que ferais-tu si je t’ordonnais de tordre le cou à la bavarde de mère ?

Malgré son abnégation profonde, Fritz pâlit légèrement et recula d’un pas.

— Monseigneur parlè-t-il sérieusement ? demanda-l-il, est-ce que je dois…

Henri de Steinberg haussa les épaules et lui fit signe de s’éloigner.

— C’est bien heureux ! grommela Fritz en retournant prendre son poste près de la porte.

Cependant on avait bouleversé la chambre inutilement.

— J’affirme qu’il ne se trouve ici aucun passage secret dit Sigismond en essuyant son front couvert de sueur ; voyons maintenant la chambre occupée par Wilhelmine de Steinberg.

— Oui, oui, s’écria Madeleine ; là vous réussirez, j’en suis sûre.

— Visitons-la donc, dit Ritter.

On se dirigea vers l’escalier : Fritz regardait attentivement son maître ; des recherches aussi actives devaient infailliblement faire découvrir l’entrée du Flucht-veg à l’étage inférieur. Au moment où l’on allait sortir, une jeune fille, revêtue du costume éclatant des villageoises, entra en faisant force révérences, et demanda Sigismond Muller.

— Ah ! c’est vous, Augusta, dit Sigismond, qui avait reconnu la fille de l’aubergiste ; eh bien ! ma chère, qu’avez-vous à m’apprendre ?… Vous voyez, je suis pressé.

Ce ton de brusquerie déconcerta tout à fait la jeune fille, déjà honteuse de se voir au milieu de tant de grands personnages.

— Ah, mon Dieu ! monsieur Sigismond, dit-elle avec naïveté, les yeux pleins de larmes, êtes-vous donc devenu prince aussi ? Au moins monsieur Albert ne me rudoie pas.

— Il ne s’agit pas de prince, mon enfant, mais…

— Je vous cherche depuis ce matin pour m’acquitter d’une commission dont on m’a chargée. J’étais allée au-devant de vous sur la route de Manheim, mais vous êtes arrivé d’un autre côté… Ne vous voyant pas, je suis retournée à l’auberge, et j’ai appris que vous étiez au château ; alors je suis venue vous apporter ici la lettre que l’on m’a confiée pour vous.

— Une lettre ! et de qui donc ?

— Mais de monsieur Frantz, et il m’a bien recommandé…

— De Frantz ! interrompit impétueusement Sigismond ; donnez, donnez vite.

— Il n’est donc pas mort ? s’écria Albert ; en ce cas, huzza pour la liberté de l’Allemagne et le landsmanschaft !

Augusta tira de sa poche le billet de Frantz et le remit à Muller.

— Une lettre de lui ! s’écria le brave étudiant ; oui, je reconnais son écriture. Arrêtez, messieurs ; nos recherches seraient inutiles ; le comte Frédéric n’est probablement pas ici.

Il rompit le cachet de la lettre et la parcourut avidement. Tous les assistans attendaient en silence.

— il est sauvé ! s’écria-t-il enfin avec transport ; lui et sa jeune épouse Wilhelmine sont en sûreté à quelques lieues d’ici. Il me charge d’aller les joindre aussitôt après la réception de cette lettre. Dieu soit loué ! nous n’avons pas de crime à déplorer. Et vous, Augusta, continua-t-il en embrassant avec transport la jeune fille, merci de cette bonne nouvelle.

— Il n’est pas plus fier que le prince, murmura Augusta.

— Mais de quelle date est cette lettre ? où a-t-elle été écrite ? demanda Madeleine ?

— Elle a été écrite à l’auberge de Zelter, hier au soir. Frantz, ou plutôt le comte Frédéric, m’annonce qu’il a un moyen sûr de pénétrer dans le château de Steinberg, qu’il va en profiter pour sauver sa femme des fureurs du major. S’il ne reparaît pas ce matin à l’auberge, ou si je ne reçois pas de lui un nouveau message, je devrai conclure que son projet aura réussi. Dans ce cas, je dois aller les rejoindre à l’endroit indiqué.

— Mais peut-être, s’écria Madeleine avec opiniâtreté, ce malheureux jeune homme, après avoir pénétré dans le château, j’ignore par quelles voies, n’a-t-il pas trouvé la même facilité pour en sortir avec une femme souffrante et délicate. La chambre de Wilhelmine présente les traces d’une lutte violente.

Sigismond l’interrompit avec impatience :

— Allons, ma bonne madame Reutner, j’ai écouté volontiers jusqu’ici vos histoires romanesques, déraisonnables ; ne pouvant expliquer la disparition de nos amis par des circonstances naturelles, j’ai pu d’abord accepter votre version. Mais la lettre de Frantz m’explique de la manière la plus simple son absence et celle de Wilhelmine ; je m’en tiens là, et je n’ai nulle envie de recommencer à frapper une à une chaque pierre de cette vieille tour. Frantz serait le premier à rire de nous s’il apprenait plus tard quel pénible exercice nous aurions pris à son intention.

Ritter, Albert, et jusqu’aux gens de justice, semblaient être de l’avis de Sigismond. Tous jetaient des regards moqueurs sur Madeleine, et semblaient lui garder rancune de les avoir induits en erreur. La gouvernante elle-même éprouva des doutes en se voyant l’objet de ce dédain universel.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle, me serai-je trompée ?

Elle poussa un soupir et tomba dans une profonde rêverie.

Une petite discussion s’était élevée entre le chambellan : et Sigismond.

— Je prétends vous accompagner à l’endroit où vous attend le comte Frédéric, s’écriait Ritter avec chaleur ; je ne veux pas avoir fait vainement tant de démarches et de recherches pénibles ; assez longtemps j’ai été dupe de vos intrigues ; cette fois, je ne vous quitterai pas, je vous sui vrai partout, ja verrai le comte, et…

— Je mourrais avant de trahir le secret de l’amitié, dit Sigismoud avec chaleur ; croyez-moi, monsieur le chevalier, laissez-moi libre d’aller porter à ces malheureux jeunes gens les sccours dont ils ont tant besoin. Épuisés, malades, sans appui, ils m’attendent peut-être avec impatience, Vous avez reçu l’ordre d’être sévère pour l’infortuné Frédéric, mais non pas d’être impitoyable. Ne me suivez pas, ne me retenez pas… Vous n’aurez pas mon secret. Quant à cette lettre, vous ne saurez pas ce qu’elle contient.

Il déchira le papier et en avala les morceaux. Riller comprit qu’il fallait agir de ruse ; il eut l’air de renoncer son projet, se réservant à part lui de faire suivre Sigismond secrètement afin de connaître l’asile choisi par les fugitifs. Après lui avoir annoncé qu’il pouvait partir, il dit aux gens de loi de continuer leur procès-verbal.

— Attendez, messieurs, dit Muller ; il me reste encore à exécuter le projet pour lequel j’avais entrepris le voyage de Manheim… Chevalier Ritler, ne m’avez-vous pas dit, lors de notre dernière entrevue, que vous céderiez vos droits sur le château et la baronnie de Steinberg pour la somme de vingt mille florins ?

— Je l’ai dit et je ne m’en dédis pas, répliqua Ritter surpris ; la vieille bicoque serait encore bien payée à ce prix. Mais puis-je savoir…

— En ce cas, messieurs, déchirez ces paperasses inutiles, et remettez les titres de propriété à monsieur le major de Steinberg ici présent. J’achète le château et la baronnie au nom de monsieur le comte Frédéric.

— Du comte Frédéric, répéta Ritter étourdi ; je ne sais si je dois. D’ailleurs le comte n’est pas riche, son frère äîné s’est emparé de tous ses domaines, et…

— Le comte Frédéric possède une somme considérable, elle est contenue dans une cassette déposée en ce moment à l’auberge de Zelter. Veuillez me suivre, chevalier, et dans quelques instans les vingt mille florins vous seront comptés en belle monnaie d’or.

Un profond silence suivit cet incident. Ritter, après de courtes hésitations, fit une liasse des papiers qui devaient être remis à Sigismond dès que la somme convenue aurait été payée. Bientôt on se mit à causer ; tous les regards se portaient sur le baron. Cette fois, Henri semblait donner quelques signes d’intelligence, Il regardait à droite et à gauche, il se frappait le front comme s’il eût voulu ressaisir une pensée fugitive. Sigismond lui dit d’un ton mélancolique :

— Me comprenez-vous bien, major de Steinberg ? Vos instincts nobles et généreux auront-ils survécu à la perte de votre raison ?… Vos malheurs récens sont en partie réparés. Ce vieux château, ces titres dont vous avez hérité de vos ancêtres, ne passeront pas à des étrangers ; vous êtes toujonrs maître au Steinberg. Monsieur le major, celui qui vous rend votre nom, votre titre, votre fortune, est votre frère, c’est l’époux de votre douce Wilhelmine.

Aux accens de cette voix vibrante, le baron avait manifesté une grande émotion. Il s’était levé ; ses yeux, avidement fixés sur Sigismond, se mouillaient de larmes. On crut que la raison lui était revenu, lorsqu’il dit d’une voix entrecoupée :

— Il est donc vrai… je posséderai encore la vieille demeure où je suis né ! Je serai encore le baron de Steinberg ! je ne serai pas couvert de honte et de déshonneur ! Dieu est bon, Dieu est clément. Merci, mon Dieu !

Il resta un moment immobile et rêveur. Les assistans se regardaient en silence d’un air de satisfaction. Tout à coup Henri redressa la tête.

— Qui dit cela ? s’écria-t-il en fureur, qui ose soutenir un pareil mensonge ? Ah ! Satan, Satan, je reconnais tes ruses… tu veux m’arracher mes victimes, tu veux faire avorter ma vengeance ! Mon, non, esprit du mai, tu ne, me vaincras pas ainsi. Ils mourront… oui, ils mourront… ils mourront !

Et ilretomba épuisé dans son fauteuil.

— Son mal est sans remède, dit Sigismond en poussant un soupir. Maintenant, messieurs, il faut nous retirer… Le baron de Steinberg et ses serviteurs ont désormais seuls le droit de rester ici.

On se dirigea en tumulte vers l’escalier. *

— Monsieur Sigismond ! s’écria Madeleine en retenant l’étudiant avec désespoir, ne les abandonnez pas ainsi. Vous avez entendu les paroles de monscigneur. Il a avoué, ils sont ici. Restez, oh ! restez !

— Sur ma parole ! la bonne vieille est plus folle que son maîlre, dit Sigismond avec un sourire de pitié.

Et toute la troupe quitta le Steinberg.