Le Nid de cigognes/XXXII

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XXXII


Madame Reutner, en voyant s’éloigner les personnes dont elle avait espéré l’appui, tomba dans un grand découragement. Elle les avait suivies jusqu’à la porte extérieure du château, les suppliant de faire de nouvelles recherches ; on ne l’avait pas écoulée. La bonne femme se retira désespérée dans le modeste réduit qu’elle occupait à côté de la chambre de son fils.

— Ils me laissent seule, murmura-t-elle ! cependant ; j’en suis sûre, ce brave jeune homme, ce Sigismond Muller démolirait la tour avec ses ongles s’il partageait les soupçons qui me torturent. Par quelle fatalité cette cruelle lettre est-elle venue le détourner de son premier projet ? Il aime son ami comme j’aime Wilhelmine, et s’il pouvait penser… Que faire, mon Dieu ! que faire ? Monseigneur a réalisé sa terrible vengeance, je n’en peux douter maintenant… Ils sont ici, enfermés, enterrés vivans, souffrant déjà toutes les angoisses de la faim !… Oh ! si je pouvais entendre leurs cris, leurs gémissemens !

Elle prêta l’oreille, retenant son haleine ; aucun bruit n’arriva jusqu’à elle ; la roche du Steinberg était trop épaisse pour que les plaintes d’un mourant pussent la traverser. Après un moment de silence la gouvernante se leva résolûment.

— Eh bien ! j’agirai seule, dit-elle ; je n’abandonnerai pas ces malheureux enfans que tout le monde abandonne. Je suis bien faible, bien impuissante, mais Dieu me soutiendra. J’affronterai, s’il le faut, la colère de ce maître insensé ; dût-il me tuer, je découvrirai l’entrée de ce redoutable Flucht-veg… Oh ! vieux château de Steinberg, sur lequel j’ai raconté tant d’histoires lugubres, devais-je donc être témoin d’une histoire plus lugubre encore que toutes celles de ta légende ?

Traversant une galerie effondrée, elle gagna la chambre où avait eu lieu la terrible scène de la nuit précédente. Une sorte d’instinct, aussi bien que le raisonnement, lui disait que l’entrée du passage secret devait se trouver de ce côté. Aussi examina-t-elle avec la plus grande attention chaque planche et chaque pierre ; elle souleva les tapisseries, sonda les murailles. Enfin, elle frappa sur la lourde plaque de la cheminée ; la plaque rendit un son creux : mais ce bruit n’éveilla pas les soupçons de la gouvernante. Comment supposer que cette masse de fonte pouvait tourner sur un pivot habilement dissimulé par la maçonnerie ? La chambre étant éclairée par une seule fenêtre, l’insuffisance de la lumière empêchait de remarquer des fentes, d’ailleurs presque imperceptibles, de nature à trahir l’existence d’une cavité.

Aussi, après deux heures d’investigations, Madeleine resta-t-elle convaincue que le Flucht-veg n’avait pas d’issue dans cette pièce.

La vieille femme était épuisée de fatigue ; cependant elle ne s’arrêta pas là. Elle parcourut tout le château, l’escalier de la tourelle, la galerie en ruines, scrutant avec soin chaque endroit où sa connaissance exacte des localités lui permettait de supposer de doubles murailles. Elle excepta seulement de cette perquisition rigoureuse la chambre voûtée dont Sigismond avait fait la visite. Mais ses efforts meurent aucun succès, et Madeleine fut sur le point de s’abandonner au désespoir.

Une idée lui vint tout à coup : le Flucht-veg, d’après la tradition, avait deux issues : l’une donnant dans l’intérieur du château, l’autre dans la campagne ; si la première échappait aux recherches, peut-être l’autre serait-elle plus facile à découvrir.

Dès que cette réflexion se fut présentée à son esprit, la gouvernante se mit en devoir de recommencer les recherches. Elle traversa le jardin, franchit la porte extérieure, ouverte désormais à tous venans, comme autrefois, et descendit au bas du rocher.

Elle parcourut lentement tous les alentours ; elle visita surtout une petite vallée plantée de châtaigniers, ombreuse et solitaire, qui séparait d’une hauteur voisine le rocher de Steinberg. Ce lieu jouait un grand rôle dans les vieilles légendes du manoir ; c’était là, disait-on, qu’à une époque reculée, toutes les cigognes des provinces voisines se réunissaient pour le départ en commun. Les barons de Steinberg n’étaient pas peu fiers de cette circonstance, qui semblait mettre ainsi sous leur protection immédiate les immenses migrations de leurs oiseaux favoris. Mais, depuis bien des années, les cigognes avaient cherché un autre lieu de rendez-vous, et le nom de la vallée rappelait seul maintenant cette ancienne tradition ; on la nommait le val du Départ.

Madeleine Reutner chercha longtemps dans ce lieu peu fréquenté, espérant que le val du Départ pourrait communiquer avec le château par l’introuvable Flucht-veg.

Cependant il lui fallut se rendre enfin à l’évidence ; dans sa longue promenade, elle ne découvrit aucune trace de souterrain ou de grotte ; vainement souleva-t-elle les ronces, fouilla-t-elle les buissons, elle n’aperçut rien de nature à justifier ses espérances.

Alors elle se dirigea vers l’autre flanc du Steinberg, sur le bord du fleuve.

Après avoir erré un moment le long du rivage, elle remarqua, sous une roche minée par les eaux, une excavation assez profonde ; elle s’arrêta. Mais dans ses idées, la Flucht-veg devait avoir un grand développement, et cet endroit était très rapproché du château. D’ailleurs cet enfoncement devait être visité souvent par les bateliers et les enfans du village ; il n’aurait donc pu recéler depuis tant d’années l’entrée du mystérieux passage.

En dépit de ces réflexions, Madeleine jeta un regard distrait dans le creux du rocher ; le moindre indice pouvait la mettre sur la voie des découvertes.

La fatale précaution de Frantz perdit tout.

La gouvernante voyant des pierres moussues, qui semblaient avoir été apportées là par un débordement du Rhin, ne conçut aucun soupçon et passa lentement.

Cependant la plus grande partie de la journée s’était écoulée ; Madeleine n’avait pris encore aucune nourriture, et ses forces commençaient à l’abandonner. Elle gravit péniblement le sentier du château, se traînant à peine, s’arrêtant à chaque pas. Mais elle ne semblait pas songer à ses propres souffrances, car de grosses larmes coulaient sur ses joues ridées, et elle murmurait :

— Pauvres enfans ! pauvres enfans !

Comme elle traversait le jardin, une voix sonore faisait retentir les ruines d’un chant joyeux.

Cette gaieté serra le cœur de la vieille femme ; mais sa douleur devint bientôt de la colère, quand elle reconnut dans le chanteur son propre fils, Fritz Reutner. Il s’occupait tranquillement d’arracher les mauvaises herbes dans un carré de légumes.

Madeleine se dirigea vers lui d’un pas mal assuré, mais rapide.

— Fritz, lui dit-elle d’un ton de reproche, oses-tu bien insulter à nos chagrins par cette joie cruelle ? Malheureux ! ce jour est un jour fatal aux maîtres de Steinberg… il marquera peut-être la fin de cette ancienne et illustre famille.

Fritz interrompit son travail et se souleva lentement.

— Ah ! c’est vous, ma mère, dit-il avec son flegme ordinaire ; que voulez-vous ? ma conscience est tranquille à moi ; on me donne un ordre, j’obéis ; je ne dois pas m’inquiéter du reste. Est-ce que je suis le juge de monseigneur ? Tant pis pour lui s’il fait mal, moi je n’ai rien à me reprocher, et je chante pour me distraire. Eh bien ! si le Steinberg périt, au moins ne pourra-t-on pas dire que Fritz Reutner a désobéi ou manqué à son devoir… Je n’en demande pas davantage.

Rarement Fritz avait fait un discours d’aussi longue haleine : malgré ses assurances réitérées que sa conscience était tranquille, il semblait être en proie à quelque grave préoccupation, à quelque remords peut-être ; Madeleine le devina.

— li est donc vrai, Fritz, dit-elle avec un accent déchirant, tu sais tout ! tu as été complice de ce crime.

— Paix, ma mère, paix ! interrompit le jardinier d’un ton dur ; ne me demandez rien. J’ai obéi à monseigneur, cela doit vous suffire comme à moi.

— Mais, enfant obstiné, faut-il te répéter pour la centième fois que monseigneur est fou… fou furieux ?

— Eh bien ! si cela est, ce n’est pas à nous de le dire. Nous sommes ses serviteurs, nous avons mangé son pain. D’ailleurs, n’a-t-il pas eu depuis-peu assez der raisons pour se monter la tête ? La perte de sa baronnie d’abord, et puis l’histoire de sa sœur…

— Excuseras-tu aussi sa terrible colère contre toi ? As-tu donc oublié la scène d’hier à propos de la cigogne blessée ?

— En effet, ma mère, sur ma parole, je ny pense plus du tout. Eh bien ! si mon maître m’eût tué, n’eût-il pas été dans son droit ? Venceslas, l’aïeul de monseigneur, ne tua-t-il pas un de ses écuyers qui avait blessé, par mégarde, à la chasse, un chien favori ? Vous m’avez conté cent fois cette histoire ; oui… et l’âme de l’écuyer, chaque fois que le baron chassait, venait sonner de la trompe devant lui pour lever le gibier… Ma foi ! si vous ne m’aviez pas secouru à propos hier, mon âme aurait bien pu revenir aussi sous une forme ou sous une autre. Cependant, tout considéré, c’est un grand service que vous m’avez rendu là, ma mère, et je vous en remercie du fond du cœur.

— Me remercier ! dit Madeleine avec ironie en secouant la tête ; mais voyons, Fritz, reprit-elle d’un ton insinuant, comment peux-tu te croire engagé par des promesses faites à un insensé ? D’ailleurs, toi qui es bon chrétien, ne l’as-tu pas entendu dire hautement qu’il avait signé un pacte avec Satan, que le démon lui était apparu sous la forme d’une cigogne ?

— Quoi de plus simple, répliqua Fritz avec naïveté ; le démon n’a-t-il pas parlé au baron Herman II, une nuit de Noël ? La cigogne à tête noire n’a-t-elle pas averti le baron Robert l’Oiseleur, dans les marais du Neckar, que son fauconnier voulait l’assassiner ? Vous m’avez conté vous-même ces histoires-là, et vous m’avez juré que vous les teniez de votre père, qui les tenait lui-même de ses pères, vassaux de la baronnie, depuis je ne sais combien de milliers d’années. Si ces colloques avec Satan étaient excusables autrefois, pourquoi ne le seraient-ils plus aujourd’hui ? Et puis, écoutez, mère, pas de paroles inutiles : vous m’avez toujours dit d’obéir à monseigneur sans balancer, quoi qu’il ordonnât. J’ai toujours obéi, j’obéirais encore, lors même qu’il m’ordonnerait de me précipiter dans le Rhin du haut de la grande tour. Ma foi ! aujourd’hui même, ajouta-t-il en regardant Madeleine d’un air singulier, j’ai craint qu’il ne me commandât quelque chose de pire, et je ne sais trop comment j’aurais pu me dispenser d’exécuter sa volonté. Maintenant, que monseigneur soit damné ou non, peu m’importe ! Fût-il mort, je lui obéirais encore, s’il revenait de l’autre monde.

Madeleine semblait douloureusement surprise de cette crédulité grossière qu’elle avait nourrie elle-même, de ce dévouement aveugle qu’elle avait prêché la première à son fils. Elle comprenait enfin combien sa religion des vieux souvenirs, son respect pour la famille déchue de Steinberg, avait faussé l’intelligence déjà si épaisse de Fritz.

Cependant elle le savait bon, au fond du cœur ; ne voulant pas contredire des principes et des croyances qu’elle lui avait donnés dès l’enfance, elle préféra s’adresser à sa pitié.

— Fritz, mon cher Fritz, reprit-elle d’un ton suppliant, si monseigneur a sûr toi une autorité absolue, moi, ta mère, n’ai-je pas aussi quelques droits à ton amitié, à ta soumission ? Quand ton père mourut aux côtés du baron Hermann, en défendant le château, tu étais un petit enfant, Fritz ; la famille de Steinberg était dispersée. Moi, pauvre veuve, je travaillai pour te nourrir, pour t’élever jusqu’au retour de nos anciens maîtres. Depuis ce moment, je t’ai comblé de soins et de tendresse… Hier encore, j’ai eu le bonheur de te sauver la vie. Hélas ! je ne rappelle pas ce souvenir pour m’en glorifier, toute autre mère eût agi comme moi à ma place… Mais si tu m’aimes, je t’en supplie, ne me refuse pas la grâce que je demande ; dis-moi ce qui s’est passé la nuit dernière dans la chambre de Wilhelmine après mon départ. Indique-moi par un mot, par un signe l’entrée de ce Flucht-veg où deux malheureux jeunes gens se débattent sans doute contre la mort, et je te bénirai, et toute ma vie je serai fière, je serai heureuse de t’avoir pour fils !

Fritz n’avait pas paru insensible à ces touchantes instances. Une légère émotion s’était d’abord montrée sur son visage énergique ; mais peu à peu cette expression avait fait place à celle d’un profond étonnement.

— Il est vrai, ma mère, reprit-il d’un ton rude, vous êtes une bonne femme ; vous avez eu bien soin de moi, c’est vrai encore… mais ne m’avez-vous pas dit souvent que le seigneur du Steinberg devait passer, pour un Reutner, avant toute sa famille, avant fille ou mère, avant père ou frère ; que je ne devais écouter nul ordre contraire au sien, fût-ce celui de Dieu ?

— Hélas ! mon cher enfant, je ne donne pas d’ordre, je supplie. Monseigneur lui-même te remerciera plus tard de lui avoir désobéi, s’il revient à son bon sens. Non, je n’ordonne pas, je n’ai pas le droit d’ordonner… Mais je te demande à genoux la grâce de cette pauvre Wilhelmine ! Je l’ai élevée, elle est comme mon enfant, comme ta sœur, Fritz. Oui, elle est ta sœur ; elle n’a jamais eu pour toi un mot dur ou injurieux. Cependant elle était aussi ta maîtresse, elle était baronne de Steinberg, tu lui devais aussi obéissance !… Elle meurt, Fritz, entends-tu ? elle va mourir, et cette mort sera ton ouvrage.

En parlant ainsi, la pauvre Madeleine répandait des torrens de larmes, elle se tordait les bras de douleur. Fritz semblait ébranlé ; sa mère avait employé la seule chance de succès en cessant de lutter contre son intelligence imparfaite pour attaquer son cœur et ses préjugés. IL restait pensif, appuyé sur sa bêche, les yeux fixés vers la terre,

— Serais-je coupable, en effet ? murmura-t-il comme à lui-même : cependant l’écuyer qui aida le baron Emmanuel à accomplir sa vengeance contre Bertha et le sire de Stoffensels n’a jamais été blâmé d’avoir obéi à son maître ; vous-même, ma mère, ajouta-t-il, vous m’avez vanté bien des fois la fidélité de cet écuyer ; comment pouvez-vous me proposer d’agir autrement que lui ?

Madeleine baissa la tête ; Dieu la punissait d’avoir égaré l’esprit de son fils par tant de contes étranges, tant de récits fabuleux.

— Allons, dit-elle avec un profond découragement, je n’obtiendrai rien de lui ! Il est devenu incapable de distinguer la vérité du mensonge. — Puis, se tournant vers Fritz. — Où est monseigneur ?

— Dans la chambre voûtée, j’imagine ; il parle tout seul et il pleure.

— Il pleure ; dis-tu ? Oh ! sans doute son cœur s’attendrit, sa raison commence à renaître. Aujourd’hui, au moment où le Steinberg lui a été rendu, il a paru comprendre cet heureux événement… Si pourtant cette folie était seulement le délire de la fièvre !… Je veux le voit, l’implorer encore.

La bonne femme allait rentrer dans la tour, quand elle vit son fils lui-même quitter son ouvrage et s’avancer vers une espèce de mauvaise écurie où se trouvait le cheval du major.

— Où vas-tu, Fritz ? demanda-t-elle.

— Ma mère, la nuit approche, et monseigneur m’a ordonné de partir à la chute du jour. Je vais à Heidelberg chercher des dépêches importantes envoyées à l’adresse du major par le colonel de son régiment ; je ne serai pas de retour avant demain soir.

— Va, mon fils, et que Dieu te protége ! dit la bonne femme d’un ton pensif ; jamais : maître n’eut un serviteur plus fidèle, plus dévoué que toi.

Elle fit un geste affectueux, et gravit l’escalier de la tour pendant que Fritz continuait ses préparatifs de départ.

Madeleine, arrivée à la chambre voûtée, n’y trouva pas le baron. Cependant la porte était ouverte ; le malheureux insensé ne pouvait être loin. La vieille gouvernante devina qu’il était sur la plate-forme. Elle s’empressa d’aller le joindre, mais en franchissant les dernières marchés de l’escalier tortueux, la force lui manqua, et elle fut obligée de s’asseoir.

Le baron de Steinberg se trouvait en effet sur la plate-forme ; accoudé an parapet, il regardait fixement un objet placé un peu au-dessous de lui hors de la tour. Sa préoccupation était si vive, qu’il ne s’aperçut pas de la présence de la gouvernante. Complétement immobile, il était absorbé dans sa contemplation. |

Après quelques minutes de repos, Madeleine se souleva, et s’avança en chancelant sur la terrasse ; mais elle s’arrêta bientôt, et, promenant autour d’elle un regard rapide, elle put avoir idée de la scène qui captivait ainsi l’attention de l’insensé.