Le Nid de cigognes/XXXIX

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ÉPILOGUE


Sigismond et Albert étaient attablés dans la salle basse de l’auberge de Zelter, comme au début de cette histoire.

Les coudes appuyés sur la table, qui était chargée de chopes et de pots d’étain, ils buvaient de la bière en fumant leurs pipes de meerschaum.

C’était le soir, quelques jours après les événemens que nous avons racontés. Le stube était mal éclairé par une petite lampe ; à peine apercevait-on les deux étudians dans les vapeurs tépides et nauséabondes qui les enveloppaient. Muller semblait plus taciturne encore qu’à l’ordinaire ; pensif et rêveur, il ne s’inquiétait pas de répondre à son pétulant camarade. Schwartz défrayait donc presque seul la conversation.

— Ainsi donc, camarade, disait-il en dégustant lentement sa bière, tu connais les nouvelles arrivées aujourd’hui en Steinberg ? Ces vils courtisans ont obtenu gain de cause : le vieux prince pardonne à Frédéric son mariage secret, et Wilhelmine est reconnue comtesse de Hohenzollern. Sigismond remua gravement la tête. — Tu sais sans doute aussi que le prince régnant rappelle son fils et sa fille auprès de lui. Wilhelmine ne peut quitter le major, dont la maladie est fort grave, dit-on ; mais Frantz, ou plutôt Son Excellence le comte Frédéric, doit partir demain ; plus tard, il reviendra chercher sa femme, et il la ramènera en triomphe à la résidence de Hohenzollern.

— Oui, oui, je sais tout cela, répondit Muller en chassant la fumée avec précipitation, comme s’il eût été en proie à quelque émotion secrète, il va partir.

— Comment as-tu appris ces nouvelles, puisqu’au lieu de venir avec moi au Steinberg, où nous sommes si bien accueillis, tu restes enfermé ici comme un ours dans sa tanière ?

— Le baron de Bentheim…

— En effet, ce lâche adulateur loge toujours chez Zelter, et il a dû te conter l’histoire. À l’entendre, il lui a fallu des prodiges de diplomatie pour arriver à ce résultat… du moins veut-il le faire croire à Frédéric. Ah çà ! et nous, camarade, quel parti allons-nous prendre ?

— Quel parti nous prendrons ? répéta Sigismond d’une voix altérée ; demain, quand nous l’aurons vu passer dans sa voiture armoriée, nous serrerons notre ceinturon de cuir ; puis, notre bâton à la main, nous partirons à pied pour Heidelberg.

— Heidelberg ! comment, tu penses…

— Ne me disais-tu pas, il y a plus d’un mois, que tu désirais admirer de nouveau la perruque du prorecteur, et que le docteur Sestertius devait être fort embarrassé de ne plus voir à son cours ta redingote verte trouée au coude ? N’as-tu pas une ancienne querelle avec les veilleurs de nuit, et…

— Sans doute, sans doute ; mon schlæger doit se rouiller à son clou, et la main me démange de rosser un sauvage ou un philistin. Cependant, je te l’avoue, je ne pensais pas que nous dussions nous séparer ainsi de… du camarade de Hohenzollern.

— Il le faut… Lui dire adieu et puis l’oublier, tel est notre devoir.

Et Sigismond détourna la tête, peut-être pour cacher une larme.

— Par le Codex palatinus ! ami, on dirait que Frédéric fait le fier avec toi, et qu’il s’est permis…

— Tais-toi ! interrompit Sigismond avec énergie ; ne l’insulte pas. Frédéric est bon, brave, dévoué, modeste ; mais il est prince… Voilà pourquoi je m’éloigne de lui, malgré ses instances ; voilà pourquoi je ne veux plus le voir.

Schwartz regardait son compagnon d’un air étonné.

— Ah çà mais ! reprit-il, tu n’as donc aucune faveur à lui demander, toi ? Tu n’es donc pas ambitieux ? En te voyant si empressé à lui rendre service, je croyais que tu connaissais son rang depuis longtemps ; j’en conviens même, je t’accusais d’avoir été dissimulé, sournois avec moi ; car enfin, quand on a un ami prince, il ne faut pas le garder pour soi seul ; il faut en faire part aux autres… Vraiment, tu n’attends rien en retour des peines que tu t’es données, des dangers que tu as courus pour lui ?

— Rien, murmura Sigismond.

— Eh bien ! moi, je ne suis pas si désintéressé ; ces méprisables esclaves de chambellans m’ont assuré que leur maître pourrait un jour faire ma fortune quand il serait prince régnant. Sur mon honneur, il devrait bien me choisir pour premier ministre, de préférence à ces indignes flatteurs dont il va se trouver entouré ! Il a vu de ses yeux avec quelle dignité, quelle grandeur j’ai rempli mon rôle de prince et de chanoine : pourquoi ne remplirais-je pas de même celui de ministre ? On peut en essayer, que diable ! je demande seulement qu’on en fasse l’essai, quoique j’aie toujours abhorré la tyrannie. — Sigismond n’écoutait pas les divagations ambitieuses de son compagnon. Il avait déposé sa pipe et il était retombé dans ses réflexions. — Mais enfin, reprit Schwartz avec opiniâtreté, tu as dû avoir un motif pour le sacrifier ainsi au comte de Hohenzollern ? Voyons, continua-t-il en baissant la voix, ne serait-il pas par hasard ton supérieur dans la sacro-sainte société des… enfin cette puissante société pour laquelle j’ai subi tant de pénibles épreuves ? Muller releva la tête d’un air distrait, comme s’il n’eût pas compris ce qu’on lui disait ; puis, par réflexion, il fit un signe de dénégation. — Comment ! s’écria Albert, il n’avait pas un rang élevé parmi les initiés ? Il a pourtant prononcé les paroles terribles… Eh bien ! Sigismond, dans ce cas, toi et moi, nous avons joué le rôle de dupes. Aussi pourquoi l’as-tu soigné avant tant de zèle ? pourquoi t’es-tu exposé…

— Parce que je l’aimais, dit Sigismond brusquement. — Et deux larmes, roulant le long de ses joues, vinrent s’arrêter sur sa grosse noustache. Albert, surpris de voir pleurer l’impassible Sigismond, le lustig imperturbable des tavernes universitaires, resta muet et la bouche béante. — Cela t’étonne, reprit Muller avec rudesse, que je puisse aimer quelqu’un et pleurer. Tu ne me connais pas, tu n’as jamais pu me connaître, toi, l’étourdi, l’égoïste, le tapageur, le vantard ! mais lui, vois-tu, je l’aimais… Oh ! je l’aimais de toute mon âme ! je le croyais pauvre et obscur, comme moi ; j’espérais ne plus le quitter. Tout me plaisait en lui, ses manières douces et modestes, sa franchise, son courage, jusqu’à cette tristesse mystérieuse dont j’ignorais la cause. Lorsque j’appris pour la première fois son nom et son rang, je ne m’en inquiétai pas ; je le voyais renié par sa famille, proscrit, persécuté ; je pouvais lui être nécessaire, j’étais heureux d’avoir une occasion de lui prouver du dévouement. Mais aujourd’hui, il est riche, honoré, puissant, heureux, et je pleure parce qu’une barrière nous sépare, parce que le comte Frédéric de Hohenzollern, héritier d’une principauté souveraine, ne peut être l’égal et l’ami du pauvre étudiant Sigismond Muller, fils d’un humble artisan de village.

— Et pourquoi non, camarade Sigismond ? dit tout à coup une voix joyeuse derrière lui.

Les deux étudians se retournèrent ; le comte Frédéric, toujours revêtu de son simple et élégant costume de velours noir, venait d’entrer dans la salle. Ils se levèrent précipitamment, avec les apparences du plus grand respect. Frédéric alla droit à Sigismond et lui prit la main.

— Camarade, lui dit-il avec un accent de l’âme, tu me crois orgueilleux et tu l’es encore plus que moi ! Tu me fuis quand je te recherche ; tu me refuses ton amitié quand je viens humblement t’apporter la mienne. Sigismond, quel est le plus fier de nous deux ?

— Monseigneur, murmura Sigismond attendri, Votre Excellence…

— Laisse là ma seigneurie et mon excellence, reprit le jeune comte d’un ton d’impatience ; je ne veux être que ton camarade, et, en dépit de toi, je le serai toujours. Ils s’embrassèrent ; Albert lui-même eut sa part dans ces marques d’affection. Frédéric reprit enfin d’un air enjoué : — Puisque tu ne viens pas à moi, Sigismond, il faut bien que je vienne à toi ; je dois partir demain, j’ai voulu te faire mes adieux… Oui, mes amis, j’ai quitté mon frère malade, ma bien-aimée Wilhelmine, pour passer une dernière soirée à la taverne avec vous, en joyeux étudians, en camarades du landsmanschaft. Allons ! une chope et un pot de bière pour votre Frantz… Nous trinquerons encore à notre amitié, à notre avenir ?

En même temps il s’assit familièrement entre les deux étudians ; la soirée se passa en joyeuses et cordiales causeries.

Le jeune comte avait tant de bonhomie et de simplicité, il montra tant d’amitié et d’abandon à Muller, que celui-ci se repentit de ses scrupules exagérés. La différence des conditions ne lui parut plus exclure une affection réciproque ; il adhéra sans résistance aux plans du généreux Frédéric. Il fut convenu que Sigismond, ses études terminées, irait rejoindre son noble camarade à Hohenzollern ; alors on aviserait à lui trouver dans la princicipauté un emploi honorable auprès du comte. La même proposition fut faite à Albert, mais, il faut l’avouer, avec beaucoup plus de froideur ; Albert ne laissa pas que d’accepter avec empressement.

Il était tard ; Frédéric embrassa encore une fois ses anciens camarades, leur promit de les revoir à son passage à Heidelberg, quand il reviendrait chercher Wilhelmine, et il fit ses préparatifs pour retourner au Steinberg.

— Amis, dit-il les larmes aux yeux, nous allons être séparés pour un peu de temps encore. De quelque manière que les hasards de la destinée disposent de nous dans l’avenir, je me souviendrai toujours que nous avons eu les mêmes plaisirs, les mêmes misères. Ne redoutez donc aucun changement, je ne changerai jamais pour vous… pour toi surtout, ingrat Sigismond, toi mon compagnon, mon libérateur, mon frère ! Wilhelmine et moi, nous avons appris dans le Flucht-veg du Seinberg à être bons, reconnaissans, à aimer et à plaindre… Adieu, adieu !

Et il sortit précipitamment.

Après son départ, les deux étudians gardèrent un moment le silence. Sigismond pleurait dans ses mains, qu’il tenait serrées contre son visage ; Albert lui-même était attendri. Muller releva enfin la tête :

— Il part, dit-il comme à lui-même, mais qu’importe ? il sera toujours mon ami, il me l’a promis. Je ne désire plus rien… je suis heureux !

Schwartz, beaucoup plus calme, semblait rouler quelque projet dans sa cervelle folle.

— Je suis enchanté de te voir dans ces bonnes dispositions, camarade, dit-il d’un ton patelin ; le comte t’a témoigné une préférence marquée sur moi, mais je n’en suis pas jaloux ; je ne lui ai rendu que peu de services, et encore ceux que je lui ai rendus, toi seul tu peux m’en récompenser.

— Moi !… que veux-tu dire ? Ne me comprends-tu pas ? Sigismond, n’ai-je pas subi jusqu’ici d’assez longues, d’assez difficiles épreuves ? Ne saurais-tu avancer le moment marqué pour mon initiation ? J’ai été pur, sobre, prudent, purus, sobrius, prudens, selon l’ordre de cette voix redoutable que j’entendis la nuit de ma présentation à l’assemblée des élus. Je t’ai sacrifé mes prétentions sur la petite Augusta, sauf deux ou trois baisers en passant qui ne sauraient tirer à conséquence… Je t’ai laissé boire ma bière et fumer mon tabac… J’ai consenti à devenir prinée et chanoine, malgré mon amour bien décidé pour le peuple et pour la liberté ; ce n’est pas ma faute si l’on a trouvé généralement que j’étais vraiment fait pour occuper ces hautes dignités tout le temps de ta vie. À la première invitation je me suis démis de ma principauté, de mon canonicat, je suis redevenu sans murmurcr landsmanschaften et brave étudiant… Dis, tant de sacrifices, tant d’actes d’obéissance à la sainte corporation des initiés, ne m’ont-ils pas enfin rendu digne de prendre place parmi les voyans ?

Muller l’avait d’abord écouté d’un air de surprise, mais peu à peu cette expression s’effaça de son visage ; aucun sourire ne se montra sur ses lèvres, seulement ses yeux brillèrent de malice et de gaieté.

— Albert Schwartz, dit-il avec une gravité affectée, túi as raison ; ton temps d’épreuves est fini, tu vas recevoir ta récompense.

— Comment ! s’écria Albert transporté, tu me promets qu’à notre retour à l’Université tu me feras obtenir le titre de membre de cette illustre société…

— Je n’attendrai pas si longtemps ; Albert Schwartz, mets-toi à genoux.

— Quoi !  ! tu veux ici… tout seul… ?

— J’use d’un droit que me confèrent nos rites vénérables. Mets-toi à genoux, te dis-je.

Albert hésita un peu, cependant il finit par obéir.

Alors Sigismond alla fermer soigneusement les portes, s’assura que les volets de la fenêtre étaient clos, puis revenant d’un pas majestueux vers son camarade, toujours agenouillé, il dit d’une voix basse et solennelle :

— Relève-toi, Albert Schwartz… je te déclare membre de la société des… imbéciles !

De saisissement le pauvre Albert tomba sur ses talons ; un rire argentin se fit entendre derrière la porte : c’était la jeune Augusta qui assistait invisible à l’initiation du nouvel illuminé.