Le Nid de cigognes/XXXVIII

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XXXVIII


Le médecin, usant de l’autorité que donne sa profession, voulut mettre un terme à ces émotions, car elles pouvaient avoir un fâcheux résultat pour ses malades si faibles encore. Il les obligea doucement à prendre de nouveau quelques gouttes de ses potions fortifiantes ; puis il parla de les laisser jouir d’un peu de repos. Mais ce n’était pas le compte de quelques-uns des assistans.

Pendant la scène précédente, le chevalier Ritter et l’autre courtisan s’étaient tenus un peu à l’écart ; ils s’observaient du coin de l’œil avec défiance, et ils n’accordaient qu’une attention distraite à ce qui se passait en leur présence. En voyant Frantz tout à fait calme, ils s’avancèrent avec un égal empressement. Ce fut Ritter que Frantz remarqua le premier ; un sourire amer effleura ses lèvres.

— Vous m’avez reconnu, monsieur le chevalier, dit-il avec vivacité, et cette fois je ne puis plus vous échapper ; mais, je vous en avertis, vous ne me séparerez pas vivant de Wilhelmine, de ma femme !

— Ce n’est pas non plus mon intention, monseigneur, répliqua le chambellan avec les apparences du plus grand respect : si j’ai dû exercer de pénibles rigueurs contre Votre Excellence, je puis aujourd’hui effacer des torts involontaires en vous annonçant…

— Il ne vous appartient pas, monsieur le chambellan, de remplir une mission dont Son Altesse le prince de Hohenzollern, mon maître et le vôtre, m’a chargé spécialement pour son auguste fils ! s’écria l’autre courtisan en coupant la parole à Ritter.

Frantz reconnut alors ce nouveau personnage, et manifesta un grand étonnement.

— Le baron de Bentheim ! s’écria-t-il ; le ministre, le confident, le meilleur ami de mon père ?

— Moi-même, monseigneur, répliqua le courtisan en jetant sur Ritter un regard de triomphe ; je suis heureux de voir que Votre Excellence n’a pas oublié le nom et la personne d’un fidèle serviteur de votre famille. Bien des fois j’ai gémi en secret de l’injustice dont vous étiez l’objet ; seul à la résidence j’ai osé m’élever contre le despotisme de votre frère aîné, qui…

— Ne me parlez pas de lui, monsieur le baron, interrompit Frantz, ou plutôt Frédéric de Hohenzollern, d’un air sombre ; je veux, s’il est possible, oublier mes griefs contre ce frère injuste…

— Il les a tous expiés, s’écria Ritter, ne pouvant plus modérer son impatience : votre frère s’est tué, il y a quelques jours, à la chasse, en franchissant un fossé… Vous êtes désormais héritier présomptif de la belle principauté de Hohenzollern.

Le baron de Bentheim semblait furieux d’avoir été prévenu par son rival, máis son regret fut de beaucoup diminué quand il eut vu l’effet de cette révélation sur Frédéric.

— Ainsi donc, messieurs, dit le jeune comte avec un accent d’indignation, vous vous disputiez à qui m’annoncerait le premier cet horrible événement, me supposant sans doute capable de m’en réjouir ! Vous me croyez donc bien méprisable ?

— Ritter fut atterré par cette sévère repartie, mais le baron de Bentheim ne se déconcerta pas.

— Ces regrets vous honorent, monseigneur, reprit-il d’un ton insinuant ; mais je n’aurais pas consenti à vous apporter la triste nouvelle dont monsieur le chambellan Ritter vous a instruit avec trop peu de ménagemens, si je n’avais été chargé d’une autre mission plus agréable à mon cœur.

— Et quelle est-elle, monsieur le baron ?

— Le prince votre père, désespéré de la mort de votre frère aîné, s’est repenti de sa dureté envers vous ; il vous prie de revenir auprès de lui pour être la consolation de sa vieillesse. Voici la lettre que Son Altesse vous écrit de sa main.

En même temps il tira d’un riche portefeuille une lettre scellée d’un large cachet, et la remit à Frédéric. Celui-ci en déchira l’enveloppe et la parcourut rapidement ; des larmes mouillèrent ses yeux.

— Pauvre vieillard ! murmura-t-il ; comment n’oublierais-je pas sa sévérité envers moi ? Il est si malheureux ! Son affection pour son fils aîné l’avait aveuglé peut-être, mais son châtiment a été si cruel ! — Il reprit après une pause : — J’obéirai, monsieur le baron, j’obéirai dès que j’en aurai la force ; c’est un devoir sacré… Seulement, je désire me rendre à Hohenzollern accompagné de la comtesse Wilhelmine ici présente. Je vous prie d’en prévenir…

— Frantz !… monsieur le comte ! s’écria Wilhelmine avec chaleur, je ne veux pas être un sujet de discorde entre votre famille et vous. Qu’importent les honneurs, la fortune ? C’est vous que j’aime… vous seul !

— Permettez, monseigneur, dit avec empressement Ritter, qui crut avoir trouvé une occasion de se concilier les bonnes grâces de son maître futur : Votre Excellence ne l’ignore pas, j’ai quelque crédit sur l’esprit du prince… Daignez me charger de plaider votre cause devant lui ; j’irai me jeter à ses pieds, je lui apprendrai votre histoire, j’emploierai tous les moyens possibles pour toucher son cœur paternel, et j’ose espérer…

— Vous prenez trop de soin, monsieur le chambellan, interrompit le baron de Bentheim avec un fin sourire d’ironie ; quel que soit votre crédit, le comte Frédéric ne se trouvera pas dans la nécessité d’y recourir. Vous remplissez si judicieusement les missions dont vous êtes chargé, qu’on doit craindre vos excès de zèle… Témoin votre conduite si adroite et si bienveillante de ces derniers temps !… Si Son Excellence me le permet, je me chargerai seul de ses intérêts auprès de mon souverain. Maintenant que j’ai eu le bonheur de voir la comtesse Wilhelmine, continua-t-il en s’inclinant avec la grâce insinuante d’un homme de cour, j’ose prédire que Son Altesse sera fière de l’avoir pour fille.

Ritter rougissait et pâlissait tour à tour ; cependant il cherchait à dissimuler sa colère.

— Monseigneur doit être impatient d’avoir la réponse de son auguste père, reprit-il, et sans doute le prince de son côté éprouve un vif désir d’apprendre des nouvelles d’un fils dont il est séparé depuis si longtemps. Avec la permission de Son Excellence, je partirai demain pour la résidence et j’instruirai le prince…

— Demain il serait encore trop tard, répliqua le baron, déterminé à ne pas laisser le moindre avantage à son malencontreux concurrent ; je vais expédier un de mes laquais en courrier pour porter à Son Altesse la lettre que je vais écrire à l’instant… Monseigneur, ajouta-t-il avec un sourire respectueux, ayez bon courage, tout s’arrangera selon vos vœux.

Frédéric lui tendit la main :

— Oh ! merci, merci ! dit-il avec chaleur. Wilhelmine, ma bien-aimée, voilà le sort que je désirais, que je rêvais pour vous… Vous m’avez épousé pauvre, exilé, maudit, abandonné de tous ; vous habiterez un palais et vous serez princesse souveraine.

— Frantz, soupira la jeune fille, en serons-nous plus heureux ?

Les assistans se mirent en devoir de retourner à l’auberge. Les premières lueurs du jour commençaient à blanchir le ciel, et aucun d’eux n’avait encore pris de repos.

Le comte Frédéric, étant hors d’état d’être transporté, devait rester au château pour recevoir avec Wilhelmine les soins empressés de Madeleine.

Sigismond, Albert et les deux courtisans s’avancèrent donc à tour de rôle pour prendre congé des jeunes époux et du major. Le malheureux Steinberg répondit à peine par un signe de tête à ces politesses ; rien ne pouvait secouer son morne accablement. Quant aux jeunes gens, ils remercièrent avec chaleur ceux qui avaient contribué à leur délivrance ; cependant les remerciemens adressés au baron de Bentheim furent plus vifs et plus affectueux que ceux adressés à Ritter.

— Allons ! murmura le chambellan avec dépit, Bentheim conservera près du fils la faveur dont il jouit auprès du père.

— Ritter ne me supplantera pas, pensait Bentheim avec orgueil.