Le Nid de cigognes/XXXV

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XXXV


Nous devons maintenant faire descendre le lecteur dans ce terrible Flucht-veg où Frantz et Wilhelmine étaient exposés à toutes les horreurs du désespoir et de la faim.

Wilhelmine avait été déposée sur un des sièges vermoulus qui garnissaient encore l’ancien trésor des barons de Steinberg. Elle était évanouie, et n’eut d’abord nullement conscience du sort qui l’attendait.

Frantz, au contraire, ayant conservé sa présence d’esprit, sentait toute l’horreur de leur situation. On l’avait jeté brutalement sur le sol humide du cachot ; mais ses pieds et ses mains étaient garrottés, et toute tentative pour fuir ou pour recommencer sa lutte avec le forcené devenait impossible.

Néanmoins, tant que le major et Fritz purent l’entendre, il les supplia d’exercer leur haine sur lui seul, d’épargner Wilhelmine. Il employa les expressions les plus touchantes pour les implorer en faveur de la pauvre enfant ; mais que pouvait-il attendre d’un maître insensé et d’un serviteur dont le dévouement allait jusqu’à l’imbécillité ?

Fritz ne parut pas même avoir compris ; le baron répondit à ses supplications par un sourire féroce.

Bientôt la lumière disparut, l’épaisse porte du cachot se referma, les pesans verrous glissèrent dans leurs rainures.

Un moment encore les deux hommes parurent aller et venir dans le souterrain afin de s’assurer que les prisonniers ne pourraient fuir, par quelque issue secrète. Puis le son mat des pas s’affaiblit en s’éloignant ; tout retomba dans le silence de la tombe.

Alors Frantz s’efforça de briser ses liens ; mais sa maladie récente et les fatigues inouïes qu’il avait endurées depuis quelques heures avaient épuisé sa vigueur. Vainement chercha-t-il à dégager ses mains en usant, contre les aspérités d’une pierre, la corde qui les retenait : il fut bientôt à bout de forces et de courage. D’ailleurs, à quoi lui eût servi de recouvrer l’usage de ses membres ? La porte de sa prison était solide encore ; songer à la forcer où à la briser eût été folie. Quant à secourir Wilhelmine, ne valait-il pas mieux la laisser le plus longtemps possible dans cet évanouissement, image du sommeil ? Au moins elle ne pouvait ni penser ni souffrir.

Abattu par ces réflexions désolantes autant que par la faiblesse physique, Frantz ne bougea plus. Il perdait peu à peu la conscience de lui-même. Pour secouer cet engourdissement, il appela Wilhelmine ; le son de sa voix, assourdi par la voûte, lui parut n’avoir plus rien d’humain. Wilhelmine ne répondit pas, et le malheureux Frantz retomba dans son accablement.

Enfin un léger soupir se fit entendre à l’autre extrémité du cachot, et une imperceptible agitation de l’air apprit au jeune homme que sa compagne commencait à se mouvoir. Singulière inconséquence des sentimens ! Frantz souhaitait, une minute auparavant, que Wilhelmine ne se réveillât pas de son profond sommeil, et, au premier signe de vie qu’elle donna, il éprouva un vif sentiment de joie ; son sang circula mieux, son cœur battit avec plus de rapidité, son énergie se réveilla.

Cependant il ne fit pas un geste, il ne prononça pas un mot qui pussent trahir prématurément sa présence.

Wilhelmine murmurait d’une voix éteinte :

— Où suis-je, mon Dieu ? Comme ces ténèbres sont épaisses et froides ! Suis-je done morte ? Est-ce ici le tombeau ?

— Frantz se taisait toujours ; il n’eût voulu pour rien au monde hâter le moment où la pauvre jeune femme serait en état de comprendre l’épouvantable vérité. Il retenait son haleine. — C’est étrange, continua Wilhelmine en s’agitant sur son siége, je suis attachée… et puis cette obscurité, ce silence. Ah ! je me souviens ; mon frère, ce malheureux insensé, se venge de mon amour pour Frantz… Je suis sans doute dans ce cachot où est morte la malheureuse Bertha… Mais Frantz du moins est sauvé !… Ô mon Dieu ! merci ! il est sauvé !

Frantz ne crut pas devoir prolonger l’illusion un sa compagne.

— Wilhelmine, dit-il avec douceur, je suis ici, pour vivre ou mourir avec vous !

Elle resta terrifiée, comme si un spectre lui eût parlé dans les ténèbres.

— Quelle est cette voix ? dit-elle enfin d’un ton d’égarement ; qui est là ?… ce ne peut être lui !… Mon frère a-t-il raison ? Dois-je croire à l’existence d’êtres surnaturels ?

— Ne croyez qu’à la puissance de Dieu et à la méchanceté des hommes. Oui, c’est bien moi, Wilhelmine, moi condamné comme vous à expier notre amour si pur et si beau, Wilhelmine, la fatalité qui pesait sur ma tête s’appesantit aussi sur la vôtre ; elle nous écrase. Voici le moment de nous souvenir que nous préférions mourir ensemble à vivre séparés.

— Mourir ! vous, Frantz ? s’écria la jeune fille avec angoisse, vous né pour les grandeurs, doué de tant de qualités précieuses, vous si bien fait pour occuper un rang élevé dans le monde ! Votre fatal amour pour une humble créature ignorée vous à perdu.

— Vous avez bien plutôt sujet de maudire le jour où vous m’avez vu pour la première fois, chère et noble enfant ! Sans votre attachement pour un proscrit qui traîne partout après lui la douleur et l’infortune, vous seriez encore sur la terre… belle et souriante, vous commanderiez encore le respect et l’affection.

— Ne me plaignez pas de vous avoir aimé, Frantz ; non, ne me plaignez pas ; car, même ici, dans cet obscur caveau où nous allons périr misérablement loin du regard des hommes, cet amour a pour moi des douceurs et des consolations infinies. Vous avez raison, ami ; en contractant cette union, nous avions prévu que l’on pourrait vouloir nous séparer, et nous avions préféré la mort même à cette séparation. Nos vœux sont exaucés ! résignons-nous à mourir. — Malgré elle, un soupir s’échappa de ses lèvres. Elle reprit bientôt : — Frantz, si vous étiez près de moi, si je touchais votre main, si j’appuyais ma tête sur votre épaule, je serais bien plus forte contre les souffrances, contre le désespoir.

Par un effort suprême, Frantz parvint à briser la corde qui avait jusque-là résisté à ses attaques ; dégageant ses mains déchirées et sanglantes, il se traîna vers la partie du cachot où il avait entendu la voix de sa compagne.

— Me voici, mon ange, murmura-til avec passion ; que notre sort s’accomplisse… Il ne m’épouvante que pour toi.

Il se hâta de débarrasser Wilhelmine elle-même de ses liens, puis il l’enlaça dans ses bras et la couvrit de baisers.

De longues heures se passèrent ; aucun changement n’était survenu dans la position des prisonniers. Malgré leur résignation, ils conservaient encore un peu d’espoir. Le baron pouvait avoir un moment lucide, se repentir de son atroce vengeance ; Fritz pouvait reconnaître enfin la faute qu’il avait commise en exécutant les ordres cruels d’un maître insensé ; enfin leur disparition subite devait infailliblement être remarquée, donner lieu à des recherches actives. Ils croyaient notamment pouvoir compter sur deux personnes dévouées, Sigismond et la vieille Reutner. Mais quand ils réfléchissaient à la frénésie aveugle du major, à la stupidité de Fritz, aux diverses circonstances qui induiraient peut-être leurs amis en erreur, cet espoir s’évanouissait, et ils se trouvaient face à face avec l’inexorable réalité.

Cependant Frantz ne voulut pas mourir sans avoir tenté quelque chose pour son salut et pour celui de Wilhelmine.

En quittant l’auberge, il s’était muni d’un couteau, et on n’avait pas songé à le lui enlever. Avec ce faible instrument, il essaya d’attaquer la massive porte de chêne garnie de gros clous et de lames de fer.

Sans doute des prisonniers, avec des outils moins propices, étaient parvenus à opérer leur délivrance ; mais ces prisonniers, pour accomplir de pareilles entreprises, avaient au moins du temps et de la vigueur ; or, Frantz était épuisé, et sa main meurtrie se refusait à servir son courage. Aussi, après quelques instans de travail, fut-il : obligé de s’arrêter ; la force lui manquait absolument ; le couteau, déjà ébréché sur les armures métalliques de la porte, s’échappa de ses doigts.

Wilhelmine l’obligea de se rasseoir, et elle essaya de continuer elle-même l’œuvre commencée, malgré les instances de Frantz. Bientôt cependant elle dut y renoncer.

En une heure de travail, les deux pauvres enfans avaient à peine égratigné les ais solides de la porte.

Il eût fallu de la lumière pour diriger leurs efforts avec intelligence, et encore plusieurs jours au moins leur eussent été nécessaires avant d’obtenir un résullat de quelque importance. Wilhelmine le comprit enfin ; elle cessa ce travail ingrat et inutile. S’approchant à tâtons de Frantz, elle lui dit avec un accent solennel :

— Prions, ami, prions Dieu… il est désormais notre seul espoir !