Le Nid de cigognes/XXXVI

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XXXVI


Ils se mirent à genoux et adressèrent à la Providence, protectrice des affligés, une fervente prière. Ce devoir accompli, ils s’assirent l’un à côté de l’autre sur le roc humide ; puis, adossés à la muraille, les mains entrelacées, ils retombèrent dans un morne abattement.

La nuit et une partie de la journée suivante s’écoulèrent ainsi ; mais rien n’annonçait la succession de la lumière à l’obscurité dans cette lugubre tombe où étaient ensevelis vivans ces deux beaux jeunes gens. Serrés l’un contre l’autre, « ils ne voyaient que la nuit, n’entendaient que le silence, » selon l’expression hardie d’un poëte. Cependant ils pensaient encore ; leurs imaginations malades s’égaraient dans des rêves étranges, incohérens, où l’horreur se mêlait parfois à de brillantes et délicieuses visions. Ils semblaient alors reprendre le sentiment de leur position, mais ils se gardaient bien d’exprimer leurs tristes pensées. Leurs mains se serraient doucement, ils s’appelaient d’une voix basse et plaintive :

— Frantz !

— Wilhelmine !

Puis le bruit même de leur haleine s’absorbait dans le calme funèbre du souterrain,

Cependant ces mains entrelacées commençaient à devenir moites et froides, ces haleines haletantes ; la fièvre s’emparait lentement des deux prisonniers ; le frisson s’insinuait jusqu’à la moelle de leurs os. Ils étaient trop faibles pour éprouver ces angoisses terribles, ces agitations désordonnées que la faim entraîne d’ordinaire après elle ; mais des spasmes nerveux soulevèrent leurs poitrines ; leurs membres se raidirent dans les convulsions de l’agonie.

Frantz cherchait à dissimuler ses maux ; dans ce moment suprême où il sentait la vie l’abandonner peu à peu, il ne songeait qu’à épargner à Wilhelmine le chagrin de le voir mourir. Mais la pauvre femme, moins forte contre la douleur, ne put retenir ce cri arraché par les tortures de la faim :

— Oh ! que je souffre ! — Frantz la prit dans ses bras et voulut la ranimer par ses caresses. — Oh ! que je souffre ! répéta Wilhelmine d’une voix plus déchirante encore.

Frantz la déposa sur un siége et murmura quelques mots inintelligibles ; puis il s’assit à ses pieds et écouta : les gémissemens continuaient. :

Tout à coup il se releva d’un bond ; ces râlemens, qu’il croyait être les avant-coureurs de la mort, le jetèrent dans une aveugle rage. Il retrouva une force extraordinaire ; il poussa une espèce de rugissement, et, s’élançant vers la porte, il tenta de l’ébranler par des coups furieux. Ne pouvant y parvenir, il se mit à parcourir le caveau à pas précipités, heurta son front contre le rocher, déchira contre les parois du cachot ses poings crispés.

— Dans cette course frénétique, ses pieds rencontrèrent une escabelle de bois ; il s’en saisit par un mouvement machinal, et, revenant à la porte, il se mit à la frapper avec une nouvelle fureur. Un grondement sourd, comme celui du tonnerre, se prolongea dans le souterrain, mais la porte résistait, et bientôt l’escabelle se brisa entre les mains de Frantz.

Alors, poussant une imprécation terrible, un cri suprême de désespoir et de colère, il se laissa tomber de sa hauteur sur le sol.

Quand il revint à lui, il se dressa sur le coude au milieu des ténèbres et prêta l’oreille… La respiration courte et entrecoupée de Wilhelmine se faisait encore entendre à quelque pas ; la pauvre jeune fille n’avait pas encore cessé de souffrir.

Frantz se traîna jusqu’à elle et passa la main sur son visage ; elle semblait plongée dans un sommeil léthargique ; ses yeux étaient fermés ; elle n’avait plus aucune connaissance, quoiqu’elle respirât encore.

Ce sommeil, résultat de l’épuisement et de la fatigue, permit à Frantz de se recueillir. À son tour il sentait le vertige s’emparer de lui ; sa raison cédait peu à peu aux hallucinations que donne la faim.

— Elle dort ! murmura-t-il, mais quand elle s’éveillera les tortures deviendront plus cruelles… Que ferai-je alors ? Faudra-t-il la sentir près de moi, haletante et brisée, en proie aux plus épouvantables souffrances, et ne pouvoir la secourir ? Ce supplice’est pire que la mort… Pour elle et pour moi, il faut le lui épargner ! — Il chercha un instant au milieu des débris de meubles dont le cachot était jonché ; il trouva enfin le couteau qu’il avait rejeté à la suite de ses infructueuses attaques contre la porte ; il s’en empara et s’assura que la pointe n’avait pas été brisée. — Voici notre salut, dit-il avec ironie ; nous n’avons plus d’espoir. Elle d’abord, puis moi… Tous nos maux seront finis. — Il serrait d’une main le manche du couteau, de l’autre il cherchait sur la poitrine de la jeune fille immobile une place pour frapper. Dans ce moment il fut pris d’un doute. — Si cependant un secours arrivait ! pensa-t-il. On m’a dit dans mon enfance qu’il ne fallait jamais désespérer de la bonté de Dieu. Celui qui parlait ainsi était un saint prêtre aux cheveux blancs, aux traits vénérables… Il me faisait réciter la prière du soir dans le parc, sous les chênes séculaires de Hohenzollern. — Cette pensée de sa pure et heureuse enfance fit rêver le pauvre frénétique ; il entrevit comme dans un éclair de rians paysages, des champs verts et fleuris, des lacs limpides, de beaux ciels bleus, des figures amies ; il entendit des murmures de ruisseaux, des chants de rossignols, des sons argentins de cloches de village. Mais ces images gracieuses, ces bruits harmonieux passèrent rapidement ; les douces émotions s’effacèrent dans un nouvel accès de rage. — Ce vieux prétre était un insensé, reprit-il ; il n’y a pas de Dieu pour protéger l’innocence, pour défendre les malheureux… Épargnons-nous des souffrances inutiles, puisque l’heure fatale est venue.

Il leva encore une fois son couteau sur Wilhelmine.

— Frantz ! Frantz ! murmura une voix mélodieuse comme celle d’un ange ; prends courage, nous ne devons pas mourir.

Il resta immobile, ne sachant si Wilhelmine rêvait ou si elle était éveillée.

— Que dis-tu ? répliqua-f-il ; l’univers entier nous abandonne.

— Le ciel ne nous a pas abandonnés, Frantz. Rejette donc loin de toi cette arme meurtrière avec laquelle tu voulais terminer mes maux… Ta main ne doit pas répandre mon sang. — Frantz était stupéfait ; comment, au milieu d’une obscurité profonde, la jeune femme endormie avait-elle pu soupçonner son sinistre projet ? Il n’avait pas exprimé à voix haute ses idées de mort ; cependant Wilhelmine parlait avec assurance, rién n’annonçait qu’elle fût en délire. Il obéit machinalement, et rejeta le couteau loin de lui. Alors Wilhelmine chercha sa main dans l’ombre, la pressa dans les siennes, et reprit d’une voix caressante : — Courage ! mon bien-aimé ; le pouvoir qui vient de me révéler ta pensée de désespoir veille sur nous. Pendant mon sommeil, la cigogne protectrice du Steinherg, cet oiseau béni qui sauva mon aieul Robert, s’est montrée à moi dans un ciel pur. Elle planaït au-dessus de ma tête en traçant de grands cercles d’or comme des couronnes. J’étais prosternée et muette. Aucune voix ne m’a parlé, cependant j’ai senti mon cœur se remplir d’une vive et sainte espérance… Le noble oiseau s’est perdu dans l’immensité des airs… Mes yeux le cherchaient encore lorsque je me suis retrouvée ici, près de toi, dans les profondeurs de la terre. Je ne sais quelle révélation s’est faite en moi ; je ne pouvais ni te voir ni t’entendre, et cependant je savais que tu roulais dans ton esprit des idées de mort, que déjà tu avais la main levée pour frapper… Dieu n’a rendu tout à coup la force et la raison pour t’annoncer que les portes de la vie et du bonheur doivent se rouvrir devant nous. Courage donc, encore une fois !… Laissons agir l’Être puissant qui veille sur le faible et le malheureux.

Wilhelmine retomba mourante.

Frantz l’avait écoulée avec stupeur. Fallait-il attribuer ces paroles à quelqu’une de ces hallucinations dont lui-même ressentait déjà les atteintes ? Les émotions et les souffrances avaient-elles produit sur l’organisation nerveuse de Wilhelmine quelques-uns de ces phénomènes mystérieux de magnétisme et de catalepsie constatés par la science moderne, ou bien son imagination, frappée des traditions de sa famille, avait-elle reproduit pendant son sommeil certaines images familières à son esprit ? Frantz était trop troublé pour tenter de résoudre ce problème. Il lui restait à peine un vague instinct de la réalité ; un bourdonnement sourd retentissait à ses oreilles, des fantômes de feu passaient devant ses yeux ; le sol tremblait et semblaïit se dérober sous lui.

— Puissances divines ou infernales, s’écria-t-il dans un dernier éclair de raison, en élevant ses bras au-dessus de sa tête, pouvoir mystérieux qui devez nous protéger, hâtez-vous, car il est temps !

Il resta étendu sans mouvement aux pieds de Wilhelmine.

Rien ne troubla plus le silence du cachot, excepté le bruit lointain de la goutte d’eau qui, d’heure en heure, tombait de la voûte sur le rocher.