Le Nom dans le bronze/01

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Éditions du Devoir (p. 7-17).


Sous le ciel lourd du soir trop chaud, toute la petite ville semble attendre.

À chaque extrémité du débarcadère, se balance une faible ampoule électrique et les promeneurs vont et viennent, de cette clarté pauvre à l’ombre, que le blanc des robes éclaire. Des enfants se penchent au-dessus du Richelieu qui coule tranquille, profond et noir. Une horloge, de la tour du bureau de poste, veille sur Sorel comme un phare ; lentement, elle sonne dix heures. Une lumière surgit au loin.

Ce falot qui approche, suspendu au mât invisible, ne donne d’abord qu’une étoile de plus à la nuit qui cache le fleuve ; puis le bateau, dépassant la Pointe aux Pins, se montre tout entier, blanc, énorme, ses fenêtres illuminées se réfléchissant dans les vagues, en longues colonnes torses. Il entre dans le Richelieu, ralentit, glisse, rasant le quai. Du haut des ponts, les passagers regardent les matelots enrouler les lourds câbles de chanvre aux bornes d’amarrage, ou cherchent dans cette foule des visages connus.

La passerelle est tirée. Les cochers offrent leurs fiacres démodés aux voyageurs qui descendent. Sur leurs roues cerclées de fer, surchargés de bagages, les cabrouets circulent du navire aux hangars. Des autos démarrent brusquement, noyant le bruit des cris et des rires.

L’arrêt se prolonge ; quelqu’un réclame des chansons. Ce soir-là comme d’habitude, des jeunes gens entonnent à pleine gorge :

— Alouette, gentille alouette…

Un chœur improvisé répète le refrain qui retentit avec force au bord de l’eau sombre. Une espèce d’exaltation passe dans les voix.

Mais sans se soucier du chant et sans saluer personne, absorbés l’un par l’autre, Marguerite Couillard et Steven Bayle s’en vont.

— Nous n’existons plus pour eux, l’idylle finira par un mariage, vous verrez, commente une jeune fille.

En effet, ils ne paraissent pas avoir conscience de l’entourage. Attentif, Steven guide doucement son amie à travers la cohue et, d’un commun accord, au lieu de rentrer en ville, ils s’enfoncent dans les ténèbres vers le fleuve.

Sur les quais qui bordent le Richelieu, les madriers endommagés, les amarres tendues des remorqueurs, des barges, des charbonniers, rendent leur marche difficile. Pour aider Marguerite à franchir les obstacles, le jeune homme tient son bras nu. Ici et là, des bouées rouges, ventrues, attendent leur destin ; des amas de charbon, de sable, s’enflent en collines le long des hangars ; tout un paysage hétéroclite se dessine, dans le mystère du soir.

À mesure que Marguerite et Steven s’éloignent, le silence les enveloppe un peu plus. Les vagues frappent le quai d’un clapotis léger ; parfois, une poulie grince et des cordages battent sur un mât. Le décor familier se lie à leur émotion. Ils s’aiment. Sans parler, ils avancent lentement entre les bateaux endormis et ce pêle-mêle qui découpe dans le noir ses silhouettes fantastiques.

Marguerite dit soudain :

— Je me sens heureuse, ce soir. Et vous ?

— Moi aussi.

— Alors nous sommes en danger ! Quand on sent ainsi son bonheur, on est à la veille de le perdre…

— Vous devenez pessimiste.

Elle se contente de rire, en réponse, et tenace, le silence de nouveau s’abat entre eux. Ils vont jusqu’au bout du quai. Aucun navire n’est amarré là pour cacher l’horizon. Mais à vrai dire, il n’y a plus d’horizon : ils n’aperçoivent qu’un immense fond bleu où s’estompent des traits plus sombres, où jouent des reflets. À leurs pieds, le grand fleuve aurait l’aspect d’un rivage de mer, si, en face, sur la ligne imperceptible de l’île Saint-Ignace, quelques lampes dans les fermes n’étaient encore allumées. Le vent ne leur apporte plus, du débarcadère, que des rumeurs intermittentes. Ils sont isolés. Pour que l’amour s’affirme, il n’en faut pas davantage. Et cependant, ni l’un ni l’autre ne rompt un silence lourd d’émoi. Marguerite est heureuse sans doute, mais tapie au fond de son âme, une vague angoisse l’énerve. Pourquoi Steven, qui l’aime évidemment, ne se déclare-t-il pas ? Pourquoi en même temps, cet attendrissement contenu, où elle sent vibrer l’amour, et ce mutisme obstiné ?

Le temps passe et le bateau surgit soudain de l’obscurité. Il sort du Richelieu. Sur son passage, les remorqueurs amarrés s’inclinent ; poussés par la houle, ils craquent et se heurtent au quai. L’éclairage de grand hôtel, la gaîté des innombrables bougies aux abat-jour multicolores rappellent la féerie d’une fête nocturne. L’orchestre joue des airs de danse. Marguerite et Steven distinguent des couples appuyés au bastingage :

— Les privilégiés ! murmure le jeune homme.

Marguerite croit bien qu’eux-mêmes, plus tard, s’en iront ainsi toujours ensemble ; elle lui dit, cachant ses réflexions secrètes :

— Qui sait ? Ils ignorent peut-être leur bonheur…

— Et pour vous, leur bonheur, est-ce de voyager, ou d’être deux ?

— L’un et l’autre.

— Et l’un sans l’autre, est-ce encore du bonheur ?

— Mais sûrement. Quelquefois voyager, c’est déjà un tel plaisir…

— Être deux, c’est une telle joie. Témoin, ce que vous avez avoué tout à l’heure. Nous sommes deux…

Elle sourit encore sans répondre. Elle désire et redoute à la fois les paroles décisives.

Superbe et indifférent, le grand bateau blanc s’éloigne, traînant derrière lui son éventail lumineux. Au large, en virant, il paraît s’arrêter, puis il reprend son élan, gigantesque feu-follet en fuite sur l’écran noir de la nuit.

— L’heure avance, dit alors Marguerite, il vaudrait mieux rentrer.

Mais son ami l’en dissuade. La journée a été chaude, on les excusera bien de prolonger dehors leur tête-à-tête. La soirée ! C’est le meilleur moment pour lui. Il a beau aimer son travail, il est impatient d’en avoir fini, surtout quand l’été se fait aussi accablant.

— Je ne m’habitue pas à être un homme que des intérêts tiennent dans un bureau comme dans une prison. Nous savons ce que c’est, nous, la joie d’habiter au bord de l’eau. Je me suis toujours demandé de quelle façon, s’amusent les enfants des villages sans rivière. À propos, irons-nous en canot, demain ? Je quitterai le bureau à trois heures. Vous acceptez ?

— Comment donc ! mais avec grand plaisir.

Marguerite ne dissimule pas ses impressions. Son visage s’illumine. Puis, se ravisant, elle doute du sort.

— S’il ne pleut pas…

Dans le ciel, les étoiles semblent rassurantes.

Ils traversent maintenant la rue principale, où, les uns à côté des autres, tous les magasins de la ville offrent aux passants leurs vitrines diverses. Les lumières s’éteignent tard, justement pour cette arrivée du bateau dont l’heure n’est jamais la même. Devant des restaurants encore ouverts, des commis inoccupés regardent passer Marguerite et Steven. Un peu plus loin, le pharmacien, adossé à sa porte, les salue.

À l’extrémité de la place, dans l’ombre d’un gros bouquet d’arbres, se cache la maison de la jeune fille. Elle entre tout de suite, quittant son ami avec moins de regret, puisque le lendemain doit encore les réunir.

Ses parents achèvent une partie de cartes avec des voisins. On l’a sans doute entendue ouvrir et refermer la porte ; il lui faut écarter les portières et paraître avec un visage calme, sans trahir son exaltation. Tout en disant bonsoir, elle sent en elle une ardeur qui la transfigure, et elle rougit quand on lui parle. Elle doit donner des nouvelles, énumérer les arrivées et les départs, nommer les gens qu’elle a vus sur le quai, elle qui éprouve en ce moment une telle indifférence pour les autres !

Vaguement irritée des choses banales qu’elle vient de dire, elle s’installe un peu à l’écart et déplie les journaux du soir ; mais en pensée, elle retrouve tout de suite Steven, réentend ses paroles, les interprète comme des promesses.

Les amis s’en vont enfin. Elle peut monter à sa chambre, rêver en paix, laisser sa pensée illuminer ses yeux ! Sa chambre est la plus jolie pièce sous les toits. Elle en a hérité après le mariage de ses sœurs aînées, puis elle l’a décorée à son goût. Tout y est frais, depuis le mobilier gris, jusqu’aux tentures de taffetas rose. Sur le mûr, les tableaux révèlent ses prédilections disparates de très jeune fille. À côté de l’Innocence de Greuze, d’une tête de Henner, la photographie d’une vedette du cinéma ; sur sa table, même mélange ; un « Vogue » et des romans légers, frôlent une « Imitation de Jésus-Christ » usagée. Les feuillets aux coins fanés disent les lectures assidues. Marguerite aime consulter le petit volume, sourit en lisant une page encourageante, ou ressent une tristesse profonde, pour peu qu’elle tombe sur un de ces austères chapitres qui conseillent : « Renoncez à vous même… » ou qui assurent que, partout, toujours, vous serez insatisfaits, malheureux, si vous n’avez pour appui que vos désirs changeants et les choses de ce monde…

Marguerite se dirige vers le fond de la pièce. Dans le cadre d’un miroir, elle a glissé deux instantanés de son ami. Elle en retire celui qu’elle préfère. En le regardant avec obstination, il lui semble qu’elle va deviner un secret, entendre une réponse favorable aux souhaits de son propre cœur.

La lumière encapuchonnée de jaune adoucit les traits de la jeune fille, nuance d’or ses bruns cheveux coupés, dessine le contour charmant de la tête fine. Elle a les cils très longs, la ligne des sourcils bien arquée, des yeux gris où se lit une assurance presque téméraire ; la bouche grande, mobile, expressive. Penchée sur la petite photographie, attentive, songeuse, elle incarne le plus joli tableau de la jeunesse surprise du grand émoi qu’apporte en elle l’amour.

Elle n’a pas sommeil, se sent exaltée, frémissante. Elle resterait des heures à rêver, repassant tous les moments vécus depuis qu’elle a rencontré Steven ; ces instants si doux, au début de leur amitié, où tous les jours, avec une émotion secrète, ils se rapprochaient un peu plus. Que de fois elle s’arrête ainsi pour parcourir dans sa mémoire les étapes de leur sentiment.

Mais elle a beau fermer les yeux et appeler à l’aide son imagination, déjà ses vingt ans constatent combien le passé, même le plus récent, nous échappe. Les paroles qui l’ont émue d’un indicible bonheur certains soirs, elle est impuissante à se les rappeler. Elle avait pourtant pensé les enchâsser pour toujours dans son souvenir, et maintenant qu’elle veut les entendre, elle s’irrite de ne plus saisir qu’un murmure confus, où seul le thème reste vaguement distinct. Elle souhaiterait dérouler ce passé comme un film, relire les paroles prononcées comme en un livre. Mais, hélas, les impressions même d’un aussi jeune bonheur sont fugaces.

Mots, gestes, paysages, surgissent dans sa mémoire, puis s’évanouissent brusquement. Ils ressemblent à ces songes que l’on essaie le matin de reconstituer et qui n’offrent que des fragments décousus, casse-tête impossible à déchiffrer. À peine retrouve-t-elle le regard qu’elle aime tant. C’est si doux, pourtant, quand elle y parvient, de fermer les yeux et de voir près d’elle Steven, tel qu’il s’est montré pendant de brèves minutes émouvantes.

Elle soupire ! Après tout, la vie n’est peut-être pas gaie ! Elle craint parfois l’avenir. Elle se promet bien de le modeler à son gré ; mais pourquoi les gens, la trentaine passée, sont-ils si souvent sans enthousiasme ? Pourquoi accueillent-ils avec une moue ironique tous vos projets ? Pourquoi semblent-ils douter de tant de choses ?

Comme minuit sonne, sans transition, elle se retrouve joyeuse. Demain s’est rapproché ; demain il y aura cette promenade en canot, et un long tête-à-tête avec son ami. Qu’importe le passé, même l’avenir, puisqu’elle tient le présent ?