Le Nom dans le bronze/02

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Éditions du Devoir (p. 19-30).


Deux ans plus tôt, un jour qu’il pleuvait, Marguerite Couillard revenait du bureau de poste, et malgré le mauvais temps, marchait à petits pas, lisant une lettre sous l’auréole de son parapluie rouge. Un imperméable du même ton, serré jusqu’au cou, un petit chapeau rond bien enfoncé sur la tête, la figure dépoudrée, mais lisse et rose, comme une fleur après l’averse, elle faisait un contraste heureux avec le jour tout gris. Du seuil d’un magasin où il grillait une cigarette, Steven Bayle, amusé, l’observait. Auparavant, il l’avait bien saluée quelquefois, mais sans lui parler. Il l’aborda :

— Si vous le permettez, je vais tenir votre parapluie, vous serez plus à l’aise pour lire…

Elle sursauta, surprise ; le reconnaissant, elle eut un regard interrogateur, comme pour lui demander la raison de son geste insolite. Mais il marchait déjà résolument à côté d’elle. Elle replia sa lettre. Qu’il l’accompagnât chez elle, c’était imprévu, c’était amusant, et sa curiosité en éveil flairait un peu d’admiration. La pluie tressait autour d’eux son filet aux mailles serrées, et tombait dans les mares envahissantes. L’asphalte luisait, les arbres lavés offraient des verdures rafraîchies, et la figure de Marguerite rappelait vraiment le printemps fleuri que l’averse comble d’aise.

Elle bavardait :

— Quand le mauvais temps a commencé, j’étais au bout du quai. J’ai vu la pluie s’approcher de loin avec les nuages.

Steven se souvint des coups de tonnerre violents. Il s’exclama :

— Et vous avez passé le gros de l’orage en plein vent ?

— Une partie.

— Sans peur ?

— Sans aucune peur.

— Vous êtes brave.

— Je suis brave.

Elle appuyait sur chaque mot, lentement. Ses yeux brillaient. Pour atteindre l’aventure, il faut courir au-devant. Pour bien goûter la vie, il faut tout aimer, le froid, les orages, le vent, les tempêtes. Marguerite ouvrit la bouche pour dire ces choses, puis, se voyant arrivée, elle changea d’idée, lança gaiement un bonjour et se sauva sous son parapluie rouge. La porte du jardin refermée claqua. Il la vit mettre le pied dans une flaque, grimper le perron, entrer sans se détourner. Le jeune homme fut interloqué. On le traitait rarement avec une pareille indifférence. Les jeunes filles lui témoignaient d’ordinaire beaucoup plus de considération.

Alors il eut le désir de revoir Marguerite, et tout le reste de la journée, le visage rose, si jeune sous le grand parapluie rouge, occupa sa pensée.

Le soir, comme le temps s’était éclairci, il se rendit à l’arrivée du bateau avec l’espoir précis de la rencontrer. Il ne devait pas être déçu. Peut-être avait-elle eu le même désir ? Mais il n’en sut rien, elle ne le regarda même pas.

Le lendemain, et tous les jours ensuite, intentionnellement, il se retrouva sur sa route. À la fin sa patience fut récompensée, il devint son chevalier attitré.

Marguerite avait dix-neuf ans et un enthousiasme sans bornes pour toutes sortes de choses. Elle fondait sur l’avenir d’immenses espérances. Puisqu’elle avait maintenant terminé ses études, puisqu’elle n’était plus une enfant, le bonheur allait survenir. Il survient toujours, pensait-elle, pour les jeunes filles qui ne sont ni laides, ni sottes.

Et il n’y avait pas de roman plus beau que ce bonheur qui serait le sien. Elle n’ignorait pas que la vie a de mauvais moments, ayant déjà rencontré le malheur chez elle et chez les autres. Elle connaissait aussi des femmes charmantes qu’elle voyait vieillir sans amour. Mais elle se sentait à l’abri d’un sort pareil. Il faudrait que son existence soit belle. Elle saurait forcer son destin à être à la fois une merveilleuse aventure et une félicité durable. Le malheur, c’était, lui semblait-il, un manque d’intelligence ou de volonté.

Forte de cette conviction, elle allait de l’avant, petite Ève victorieuse. Sa confiance absolue en sa bonne étoile lui mettait aux lèvres un sourire presque permanent. Elle souriait partout, autant dans la solitude qu’en société, ayant au fond du cœur une joie de vivre toute neuve, chaude comme un soleil.

Son adolescence s’était nourrie de la sentimentalité des romans d’Ardel, de Chantepleure ; elle s’était fait d’un mari une idée chimérique, et de quinze à dix-huit ans, elle avait aimé tour à tour, de toute son âme, trois ou quatre grands hommes idéalisés. À cette époque, elle trouvait médiocres, enfantines, celles de ses compagnes qui échangeaient des lettres et des sentiments avec des collégiens. Ses passions étaient autrement nobles ! Dieu seul sait quels romans elle édifia, quelles immenses amours naquirent et moururent dans le secret de son imagination !

Lorsqu’elle constata que Steven la recherchait, elle ne songea pas un instant qu’il pouvait être le prince charmant. L’habitude qu’elle avait de rêver des aventures fantastiques, l’empêchait de concevoir, que le véritable amour pût se présenter sous les traits de personnes de son entourage. Les camarades de son enfance lui avaient jusque-là prodigué leur admiration en pure perte. Elle se refusait à reconnaître qu’ils étaient des hommes.

Mais tout de suite, Steven eut sur eux une supériorité. Il était son aîné de dix ans. Il avait courtisé des jeunes filles qui, du haut de leurs vingt-quatre ou vingt-cinq ans, la considéraient comme une enfant. Le retenir auprès d’elle, c’était une revanche, la conquête d’une espèce de droit d’aînesse. Et il était anglais. Ce prestige d’étranger lui conférait un peu de l’attrait des personnages de rêve, qu’elle s’était habituée à aimer ; à son insu, il l’attira tout de suite par le caractère inconnu de la race à laquelle il appartenait.

Dans cette amitié, elle ne vit d’abord qu’une distraction de plus ; elle ne pensait pas s’attacher sérieusement ; elle attendait toujours la grande aventure. Mais elle humait avec délices l’encens que le jeune Anglais brûlait devant elle et sa confiance en l’avenir redoublait.

Dans toutes les réunions, on favorisa bientôt leurs entretiens. Presque chaque soir, après le départ du bateau, quand les groupes se reformaient pour le retour, ses amies s’écartaient pour leur permettre de marcher ensemble. Personne ne paraissait y trouver à redire.

D’une famille anglaise, noyée avec quelques autres dans une population entièrement canadienne-française, Steven Bayle avait été l’ami d’enfance de tous les jeunes gens de son âge. Leurs souvenirs étaient les siens et il partageait maintenant leurs sports, leur vie sociale. Le plus souvent, on paraissait oublier sa nationalité. Il parlait un français qui n’était pas parfait, mais dont l’accent savoureux ajoutait à son originalité. Beaucoup de ses compagnons ne l’avaient jamais entendu parler sa langue maternelle.

Limité à quelques pratiques religieuses très intermittentes, son protestantisme pouvait aussi passer inaperçu. Il fallait un effort de pensée, pour imaginer le jeune homme entrant dans le petit temple presbytérien de l’endroit. On croyait vaguement que les influences catholiques du milieu avaient anémié ses croyances ; que celles-ci, leur force active perdue, seraient facilement renversées. Il connaissait de plus toutes les coutumes catholiques, les jours de jeûne, les fêtes, et ne commettait jamais d’erreur sous ce rapport. Pourtant, il rappelait de temps à autre qu’il était le fils d’un pasteur.

Marguerite s’abandonna sans souci à la douceur de cette amitié, qui lui aiderait à attendre patiemment sa mystérieuse destinée. Elle planait avec ses rêves au-dessus des sentiments ordinaires ; elle allait, orgueilleuse, amusée, satisfaite, au-devant d’un bonheur encore inconnu dont elle ne parlait à personne.

Steven fut attiré justement par cette attitude détachée, indépendante, par cette assurance candide qui semblait lui dire :

— Vous êtes bien aimable, mais vous n’êtes pas celui que j’aimerai.

Toutefois, le retrouvant toujours, et de plus en plus attentif, elle fut bientôt émue de découvrir à quel point chacun de ses gestes lui plaisait, de sentir que personne encore ne l’avait aimée comme il semblait l’aimer. Elle en vint ingénument à lui réserver ses confidences, ses impressions, à l’attendre incessamment, à compter sur lui, sur ses prévenances, sur son approbation pour les sujets les plus variés. Elle adoptait ses opinions, se pliait à ses idées, à ses goûts. Elle mettait plus souvent les robes qu’il préférait. Elle était expansive et joyeuse quand une promenade devait les réunir. Mais elle ne comprenait pas encore pourquoi le soleil semblait s’éteindre, lorsque son espoir de le rencontrer était déçu ; pourquoi les journées se traînaient interminables quand, par hasard, il était absent et qu’elle ne s’attendit pas à le voir.

Puis un soir, ils furent invités à un bridge chez des amis. Toute la journée, à cause de cette fête, Marguerite avait été heureuse. Mais tout de suite au début de la soirée, Steven eut comme partenaire une jeune fille étrangère, belle, exubérante, d’une personnalité qui s’affirmait au premier abord. Elle jouait mal, s’excusait drôlement, amusait autant son partenaire que ses adversaires. Jamais table de bridge n’avait été si gaie.

De l’autre bout du salon, Marguerite suivait ce manège ; en découvrant l’intérêt qu’y prenait son ami, une douleur soudaine la mordit au cœur. Elle s’imagina ne plus compter pour Steven. Une impression indéfinissable la bouleversa, une sensation de brûlure presque physique, une souffrance si aiguë qu’elle ne pouvait plus voir dans tout le salon que son ami et cette jeune fille un peu provocante ; et sa douleur tirait aux coins de sa bouche son masque souriant.

De retour à la maison, elle pleura. Les quelques phrases que, sans y attacher d’importance, Steven avait dites en revenant à la louange de sa rivale d’un soir, avaient été comme des écorchures nouvelles dans une plaie déjà vive. Ce fut alors qu’elle comprit. Elle aimait maintenant Steven, elle ne supporterait pas de lui voir courtiser personne d’autre.

Du coup, ses rêves d’aventure, de romans chimériques furent fauchés. Son imagination, se rapetissant, ne travailla plus qu’autour d’un avenir défini. Que Steven fût anglais ne l’alarmait pas. À sa jeune ardeur, à son inexpérience, à sa nature volontaire, l’amour seul importait ; quand il avait parlé, ses décrets étaient sacrés. Et dans sa petite ville, jamais les problèmes de race n’avaient été soulevés devant elle.

Imperceptiblement, elle changea. Elle fut moins lointaine, moins indépendante. Elle était redescendue sur la terre et, secrètement suppliante, aspirait à un bonheur précis.

L’hiver était venu. Tous les jours, les jeunes gens patinaient sur le fleuve. La glace venait de se former, les bordages étaient d’une transparence glauque. Steven et Marguerite, la main dans la main, allaient sur leurs patins rapides, luttant contre le vent d’abord, puis se laissant ensuite pousser, enivrés et heureux. Le monde était blanc et féerique. Le soleil irisait l’éblouissant paysage. Qu’il faisait bon glisser sur ce miroir de la glace vive, givré d’étoiles minuscules, et qui reflétait en teinte plus pâle, la fine couleur du ciel. Qu’il faisait bon surtout de s’aimer et d’être ensemble, et de se sentir au cœur une telle chaleur.

Un couchant aux couleurs violentes et merveilleuses, finissait trop tôt le jour, illuminant de rouge, de jaune, de violacé les blancheurs de cette immense plaine glacée sous laquelle, invisible et fort, le fleuve coulait. Steven et Marguerite revenaient vers Sorel, goûtant chaque minute de ces moments splendides comme une apothéose.

Le jour tombait tout à fait. Ils contournaient les quais. Le Richelieu, au lieu d’être comme le Saint-Laurent une grande plaine nue, n’était plus qu’un couloir rétréci par des rangées et des rangées de bateaux immobilisés par les glaces. Le Montréal, le Québec, le Richelieu, le Saguenay, et tous les autres navires étaient là, prisonniers de l’hiver, fantastiques de hauteur, d’aspect, protégeant de leur puissance les innombrables petits remorqueurs qui dormaient à l’abri de leurs flancs. Rien n’était plus étrange, que cette flotte aux grosses cheminées sans fumée, cette flotte figée, silencieuse, morte dans ce port de neige.

Parfois, Marguerite frissonnait, sentant soudain toute sa fatigue et ne trouvant plus rien à dire à Steven. Elle avait peur sans savoir pourquoi.

Mais c’était une impression fugitive et brève. Elle continuait ensuite son rêve, ses espoirs joyeux, ses élans de tendresse. Steven accaparait une part de plus en plus large de sa vie et de sa pensée.