Le Nom dans le bronze/03

La bibliothèque libre.
Éditions du Devoir (p. 31-46).


Au ras de l’eau, sans la plus faible ondulation, les rues de la petite ville s’allongent sous l’arceau des arbres qui les bordent de chaque côté. S’il pleut, si le ciel est triste, les vieilles maisons carrées prennent un air revêche, ennuyeux. S’il fait beau, la nef des feuillages dessine au bout des rues une haute porte gothique ouverte dans le ciel lumineux.

Vers trois heures, au grand soleil, Marguerite et Steven s’en vont vers cette porte. Ils descendent au bassin. Tout en blanc, animée, la jeune fille tient à la main son chapeau, qu’elle fait tourner sur son poing fermé en marchant. Longeant les magasins, d’un coup d’œil furtif, elle se regarde aux glaces des vitrines et, satisfaite, elle sourit. Ils forment un couple charmant. Steven, grand, mince, viril de démarche et d’allure, s’applique à régler son pas sur celui de Marguerite.

Ils traversent la place du marché décorée par un vieux canon pacifique ; puis, cherchant l’ombre, ils s’engagent sur un bout de trottoir raboteux devant le « mess » des Anglais, vieille maison croulante et vermoulue, qui rappelle qu’à l’aurore du régime actuel, Sorel fut une ville militaire. Quelques saules l’enveloppent d’humidité et la mousse en garnit le toit bas et penché. Plus loin, une route de sable les conduit jusqu’au bassin, — petite baie qui s’avance du fleuve derrière les quais. Les embarcations de plaisance y flottent à l’abri des colères du large.

Un port en miniature, que ce bassin où s’alignent côte à côte, yachts, barques à voiles, chaloupes et « cabanes flottantes ». Steven se dirige vers l’une d’elles où il remise son canot. Pour l’attendre, Marguerite monte sur une passerelle qui sert d’embarcadère et, de là, regarde le paysage.

À trente pas de la ville, c’est la campagne et la solitude calme et éblouissante, du beau fleuve aux flots lourds imprégnés de soleil. Sur l’autre rive s’étalent les verdures de l’île Saint-Ignace, où éclate çà et là la blancheur d’une maison isolée.

Marguerite aime cet horizon devant lequel elle a grandi. Que de fois, gamine, elle a regardé sur la nappe glauque du lac, fuir les blancs paquebots qui traçaient au ciel une longue route de fumée. Elle songeait alors, à des contrées aussi féeriques que celles des contes qui l’amusaient encore. L’inconnu flamboyait dans son imagination, déjà naissaient les illusions et les souhaits dont elle voulait composer son avenir.

Aujourd’hui, elle peut se croire au seuil du pays magique qu’elle inventait alors. Elle se sent heureuse, d’un bonheur secret, si bruissant en elle, qu’elle en est presque effrayée. Aucune raison ne motive pourtant cette joie parfaite et chantante. Elle éprouve sans cause, le contentement qui accompagne d’ordinaire quelque cher désir accompli ; mais il n’y a rien pour elle de réalisé, et elle le sait bien. Elle continue tout de même à se sentir heureuse et, parfois, elle s’interroge sur la raison de son bonheur, avec l’impression qu’elle l’a sue, mais l’oublie sans cesse.

Sa félicité ne réside-t-elle qu’en sa jeunesse vigoureuse, dans cette douceur pleine de promesses de son présent, dans l’effet radieux du ciel ? Le bruit léger de l’aviron la tire de sa rêverie. Elle fait un pas sur la passerelle, son image glisse dans l’eau calme. Steven, longtemps, conservera le souvenir du visage enchanté de la jeune fille, tel qu’il le surprit alors.

Il accoste, l’installe parmi les coussins comme sur une chaise longue, et le canot rouge repart, emportant sur l’eau bleue leurs deux silhouettes blanches et l’ombrelle en cretonne vive de Marguerite, semblable à une grande fleur. En sortant du bassin, ils hésitent. Iront-ils sur le Richelieu voir traîner dans l’eau la chevelure lourde des saules du rivage ? ou du côté de la Pointe aux Pins sablonneuse et odorante ? Qu’importe, au fond, pourvu qu’ils soient ensemble ? Steven n’avironne plus. Il attend la décision de Marguerite, et pendant ce temps, le fleuve les entraîne du côté de Sainte-Anne. Ils longent la ville à demi-cachée par sa large ceinture d’arbres. À travers les feuillages se montrent quelques dos de maisons plus proches, l’hôpital, et les clochers de St-Pierre.

Steven promène ses yeux amusés de Marguerite au paysage. L’air est d’une douceur infinie. L’éclat des choses environnantes les surprend tous deux comme s’ils les apercevaient pour la première fois. Marguerite ne peut taire son ravissement :

— À certaines heures, nous sommes étonnés que tant de gens se plaignent de la vie. Moi, je l’aime…

— Ceux qui se plaignent sont peut-être moins heureux que vous. Cette impression, d’ailleurs, vous ne l’avez pas tous les jours ?

— Presque tous les jours, mais parfois, beaucoup plus forte. Aujourd’hui, par exemple. Aujourd’hui j’aime tout. Chaque chose ajoute à ma bonne humeur. L’aspect de la ville, des arbres, des petits bateaux autour du bassin, cette immensité d’eau, Saint-Ignace et sa solitude, où, pourtant je mourrais d’ennui, si j’étais obligée d’y vivre ! Mais il me semble que si j’y habitais, il y aurait aussi des compensations. J’aurais toujours le fleuve.

— J’irais sûrement vous voir en canot, pour vous distraire.

— Vous croyez donc que j’aie absolument besoin de distractions ? que c’est à cause des distractions qu’elle me prodigue que j’aime la vie ?

— C’est possible…

— Vous ne vous trompez pas ! Mais je l’aime tant qu’il me semble que même après avoir vécu longtemps, même quand je serai vieille et que j’aurai souffert davantage, je l’aimerai toujours ; et je ne dirai pas aux jeunes filles les paroles amères que m’adressent souvent les personnes âgées !

Steven est un peu ému de cet enthousiasme juvénile. Il songe aux ardeurs pareilles qui furent détruites avec le temps, dans tant d’âmes. Et Marguerite voit tout de suite que lui aussi la considère du haut de son expérience.

— Que vous disent-elles de si choquant, ces vieilles personnes ?

— Pas uniquement les vieilles personnes, les gens mariés en général ! Ils nous répètent à tout propos : « Tu changeras d’idée » comme si toutes les pensées de la jeunesse étaient fausses. Si j’exprime une opinion, la contradiction vient immédiatement. Est-il exact que je ne sache absolument pas ce que je dis ? Ou bien, j’entends l’exclamation : « C’est beau d’être aussi jeune » prononcée d’un ton d’ironie ou de pitié qui en dit long. Il faudrait ne jamais être gaie, n’avoir confiance en rien, ne jamais rêver. Et l’on est bien à plaindre si l’on a quelques espérances…

— On vous dit tout cela !

— Et encore ! « Ce n’est pas gai, la vie, ce n’est pas un jeu, la vie ! » Que de refrains horripilants ! Il me semble, à moi, qu’elle n’est pas belle, la vie, parce qu’on ne l’aime pas assez, qu’on ne voit rien autour de soi. Il m’arrive parfois de n’avoir pour me distraire qu’un livre plus ou moins intéressant et, malgré cela, d’être très heureuse, parce que le soleil passe à travers les rideaux, frappe la vitre d’un cadre, avive des couleurs. D’autres fois, je suis contente parce que j’aime ce cadre, ou ma chambre, ou l’une de mes robes, ou même des souliers neufs ! C’est très futile, mais exact. Vous n’avez jamais rien ressenti de semblable ?…

— Pas souvent, hélas !

— C’est égal, je veux toujours garder mes bons sentiments parce que du soleil, il y en aura toujours, et il y aura toujours aussi des paysages, des livres, le fleuve, le tennis, la neige, le printemps… et…

— Et ?…

— Et des gens qui m’aimeront, j’espère…

Elle rougit un peu, et se tait. Cependant, elle garde sa physionomie de bonheur et, laissant traîner sa main aux ongles polis dans la limpidité de l’eau, elle regarde ensuite perler au bout de ses doigts les gouttelettes transparentes.

Steven est traversé d’un remords. La dernière réflexion de Marguerite a réveillé une préoccupation, qu’il tâche ordinairement d’endormir. Il aime cette jeune fille, croit être payé de retour, mais peut-il l’épouser ? Il mesure une fois de plus le mal qu’il va lui faire. Il se blâme d’avoir laissé croître en son cœur un sentiment si profond pour une Canadienne française. Il se blâme davantage d’être faible, de s’abandonner à ce sentiment au lieu de le rejeter. La différence de sang, la disparité de religion, pour lui c’est une barrière. Il juge que Marguerite est trop inexpérimentée pour y réfléchir. Au début, il n’a pas voulu prendre de décision, alors qu’il en était encore temps. Elle était si jeune, le mariage était certainement pour elle un événement lointain. Ses premiers scrupules, il leur avait imposé silence, se disant qu’il accordait trop d’importance à une amitié. Quand il découvrit ensuite la place qu’elle prenait dans sa vie, il s’alarma, résolut de rompre.

Mais les jours passent maintenant sans amener de rupture. Déjà, il ressent une faim insatiable de la présence de Marguerite ; et faible devant la souffrance qu’il provoquera chez la jeune fille, faible devant sa propre souffrance, il se lie toujours davantage, avance sans cesse au lieu de reculer sur cette route défendue.

Quelle sera la fin de ce roman ? Ce qui les sépare ne lui semble parfois que préjugés. Intimement, il n’est plus protestant, mais déiste. Toutes les religions doivent être bonnes. Il ne s’en préoccupe guère. Mais il est de sa race et de sa famille. Son père était pasteur. Sa mère, qui vit encore, est restée très anglaise, ses sœurs, n’ont pas appris le français, se condamnant ainsi à un pénible isolement. La petite ville aussi le lie. Sa conversion y serait un événement, un scandale pour les siens déjà si peu nombreux, si seuls. Il n’a d’ailleurs aucun désir de changer de religion, mais il sait que Marguerite n’accordera pas sa main autrement. Alors, il l’aime, la croit indispensable à son bonheur, mais se demande s’il ne doit pas rester malheureux et laisser l’orgueil de race l’emporter dans son cœur. Il maugrée intérieurement sur ce qu’il appelle du fanatisme, cet attachement ridicule aux traditions du clocher natal. Et épouser Marguerite en restant protestant, — si toutefois il l’amenait à y consentir, — cela comporterait encore plus de difficultés. Sa fierté se révolte à l’idée de laisser ses enfants à l’église catholique, à ce qu’il appelle les mômeries des prêtres, leurs superstitions. Les convictions de Marguerite et de ses parents sont trop fortes, trop vivaces, trop sûres de la vérité, pour permettre dans cette hypothèse, une autre solution.

Alors que deviendraient un ménage et une famille ainsi formés ? Quel rôle y jouerait-il ?

Que de nuages accumulés pour les orages de l’avenir. Il redoute tout et laisse faire. Mais l’incertitude le tourmente.

Marguerite le voit s’assombrir :

— Quel air triste vous avez soudain. Pourquoi ?

Dans ses yeux s’éveille une lueur d’anxiété.

Il la chérit davantage pour cette pénétration rapide qui lui fait tout de suite surprendre les différents états d’âme. Il hésite… mais non, il ne parlera pas encore aujourd’hui. Le temps se chargera sans doute, d’arranger leur destinée. Se rassurant de nouveau, il répond plus gaîment :

— Ce n’est rien, des idées désagréables, mais vous les chassez.

— Dites-les moi… J’aimerais les connaître pour mieux les mettre en fuite.

Les circonstances le servent pour changer de propos. Un transatlantique s’approche. Vue de leur fragile embarcation, la hauteur de sa coque et de ses énormes cheminées est prodigieuse. Son aspect oriente différemment leurs pensées. Ce désir latent de grands voyages qui vit en eux, il le réveille, le rend presque douloureux pour un moment.

« S’en aller, s’embarquer avec Marguerite, laisser en arrière tous les soucis et tous les préjugés, n’amener que le bonheur, » songe Steven, qui dit tout haut :

— Si nous étions riches…

Mais déjà le paquebot, en les dépassant, bouleverse le fleuve ; et il doit manœuvrer pour prendre les longues vagues en éventail qui, dans leur course vers le rivage, ballottent le léger canot. Le fleuve redevenu calme, peu après, ils abordent à Sainte-Anne et descendent sur la grève de sable fin. En face, c’est l’île du Pas et l’élargissement du fleuve qui s’appelle le lac Saint-Pierre. L’eau bleue s’étend jusqu’à l’horizon, lisse et étincelante. Une villa inoccupée leur offre son jardin. Ils se promènent dans les allées ouvertes sur la grande lumière du fleuve. Tous deux sont secrètement émus. Si leurs yeux se rencontrent, ils y voient mutuellement une telle tendresse qu’ils se détournent, troublés. Et de nouveau, Marguerite sent l’intensité de son bonheur ; brusque éblouissement, semblable à celui qui se produit dans le ciel en grisaille avant un orage, quand un faisceau de rayons de soleil se glisse entre les nuages. Elle est ce point clair dans l’immense monde plus obscur. Pour elle, il faut que la vie soit clémente et belle, elle le veut avec trop de violence.

Elle sourit à Steven, qui prend sa main et la retient dans les siennes pendant qu’ils redescendent sur la grève. Marguerite lève de nouveau vers son compagnon ses yeux confiants. Leurs doigts enlacés se resserrent, mais ils continuent leur chemin en silence, car dans l’imagination du jeune homme, se dressent plus vigoureuses les objections au bonheur.

Marguerite s’installe au fond du canot. Steven, avant d’embarquer à son tour, se penche pour rajuster les coussins dans son dos. Elle renverse la tête, et comme il est déjà tout près d’elle, d’un mouvement imprévu, irraisonné, il appuie ses lèvres sur son front. Elle ferme les yeux. Jamais aucun geste semblable n’a encore trahi leur sentiment. Elle se tait, heureuse et confuse à la fois, et soudain, elle entend la voix étouffée et douloureuse du jeune homme, qui dit :

— Quel malheur que vous soyez canadienne-française et que je sois anglais.

Ce n’est qu’une toute petite phrase, mais elle en comprend le sens, malgré l’excitation du moment ; sa joie tombe. Réveillée de son rêve, interdite, elle sent s’écrouler l’échafaudage du bonheur. Son hymne à la vie, tout à l’heure si fervent, s’éteint dans un mutisme cruel où se préparent des sanglots.

Steven pousse le canot, reprend l’aviron. Immobile, muette, elle regarde avec obstination le fil de l’eau. Ils remontent le fleuve plus agité. Furtivement, elle constate que Steven évite aussi son regard et que ses traits expriment la tristesse. Alors, un rideau noir, opaque, semble tomber entre elle et les félicités entrevues.

Leur silence devient oppressant ; il ne contient plus de bonheur diffus. Le grand fleuve ne reflète à présent qu’une lumière dure. Lui rappellera-t-il toujours cette douleur ? Elle voudrait pouvoir demander à Steven : « M’aimez-vous ? » Mais elle en est incapable, par pudeur : malgré son angoisse, elle sait bien que ce n’est guère à elle de parler. Et les doutes qu’elle emprisonne en elle-même la déchirent.

Le jeune homme, fidèle à son caractère inconséquent, rebelle devant les mots qui séparent à jamais, se reproche déjà d’avoir obscurci leur bonheur. Il voudrait reprendre la phrase chargée de sens qu’il a prononcée, la phrase qui n’a été que l’excuse de son recul devant les mots d’amour définitif. Il parle enfin, avec une feinte aisance, de choses indifférentes, remettant à plus tard la suite de cette conversation amorcée. C’est en vain. Marguerite ne peut plus dissimuler son émoi. Pendant tout ce temps qui s’est écoulé, depuis qu’elle l’aime, Steven n’a donc pas eu les mêmes sentiments, il n’a pas désiré comme elle joindre pour toujours leurs deux vies ? Mais pourquoi l’a-t-il tant recherchée, pourquoi est-il venu la troubler ? Elle ne l’avait pas appelé, et des reproches naissent dans son esprit. Des idées qu’elle n’avait pas accueillies jusque là l’assaillent. Sa famille, ses amies ne s’informent plus jamais de Steven, l’objet pourtant, au début, de taquineries affectueuses. On s’était amusé d’un flirt : se refuse-t-on, à approuver un amour qui l’achemine vers le mariage mixte ? Ils se sont fourvoyés, ils n’auraient jamais dû s’aimer.

Bouleversée, elle ne peut cacher sa peine, son désarroi. Ses yeux se mouillent malgré elle. Steven se tait. Une détresse profonde les envahit. Ils rentrent en ville, où leur tristesse se perd dans le tumulte de la fin d’une journée de travail. Ils mesurent leur amour au déchirement qu’ils éprouvent, en face de cet obstacle qu’ils avaient prévu, mais qui se dresse tout à coup, implacable.

Avant de se quitter, ils se donnent la main et le jeune homme murmure :

— Pardonnez-moi, Marguerite, je n’aurais pas dû vous rechercher, mais je vous aime maintenant plus que tout…

Elle ne peut rien répondre. Des sanglots s’amassent dans sa gorge. Ses yeux sont pleins de douleur et de reproche. Ils se séparent, sans savoir s’ils se reverront ou s’ils briseront définitivement.