Le Nom dans le bronze/12

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Éditions du Devoir (p. 137-144).


En canot, ils sont allés voir le soleil s’éteindre dans un crépuscule enflammé. Au retour, ils s’attardent près du bassin pareil à un étang lisse. Hésitants, ils ont à se dire des choses importantes et ne parviennent pas à vaincre une appréhension qui les gêne.

Le premier, Steven se décide :

— Je ne vous reconnais plus. Vous n’êtes plus la même. Québec vous a changée.

— De quelle façon ?

— Autrefois, quand nous étions ensemble, vous étiez heureuse. Maintenant, vous paraissez soucieuse, lointaine.

Elle baisse les paupières et ses cils battent nerveusement. Steven serre son bras nu. Il n’est plus flegmatique, patient. Elle tente de détourner la conversation mais il ne l’écoute plus, l’interrompt :

— Je veux savoir ce soir si vous m’aimez.

Elle secoue la tête : son rire embarrassé nage à la surface de sa détresse. Elle regarde devant elle l’eau encore rose, les petits bateaux qui dorment. Ils sont seuls comme dans un désert, et la nuit sereine s’approche.

— Je vous en prie Marguerite, répondez-moi.

Mais elle reste silencieuse, les mains glacées. Elle ne peut pas répondre non, car elle l’aime. Ils sont debout, accoudés à un parapet. Marguerite s’obstinant à ne pas parler et à baisser les yeux, il se penche et l’embrasse. Elle ne peut pas retenir cette force qui la pousse vers lui, ce consentement de son amour complice.

— Jamais vous ne repartirez sans moi, Marguerite. Vous consentez ?

Il parle bas, d’une voix sourde qu’elle ne reconnaît pas.

— Je vous aimerai tellement, vous serez toujours heureuse.

Elle voudrait fuir, éviter encore une réponse immédiate. Mais tout à coup, sans résolution préalable, au moment où ce qu’elle a si longtemps rêvé se réalise, elle souffle brutalement la flamme qui brûle pour elle.

— Non, je ne veux pas. Je vous ai laissé m’embrasser parce que je vous aime, moi aussi, parce que jamais, il me semble, je n’aimerai personne comme je vous aime. Mais je ne veux pas vous épouser. Il ne faut plus nous revoir. Notre religion n’est pas la même, notre nationalité non plus. Avant, vous paraissiez vous en soucier, et moi tout cela m’était tellement égal, pourvu que vous fussiez avec moi, toujours. Et je rêvais, attendant avec impatience, que vous me disiez enfin ce que vous me dites ce soir. Je voulais tant que vous n’aimiez que moi, toute la vie. Maintenant, je ne veux plus. Je ne peux plus vouloir, parce que ce serait pour moi une mauvaise action. Pour vous aussi, soyez franc. Vous l’avez pensé souvent quand, moi, je n’étais qu’à mes illusions ? Et si vous avez consulté votre mère, avouez qu’elle n’approuve pas notre union ? La mienne m’a prévenue, il y a longtemps, que rien au monde ne lui ferait plus de peine. Nous serions un jour malheureux de tout cela. Séparons-nous. Autrement, la fin sera plus pénible encore.

Elle se tait, des larmes descendent sur ses joues. Il ne peut pas supporter ce chagrin, de nouveau, il l’attire, l’embrasse, balbutie des tendresses, des mots d’espoir.

Elle se dégage : mais en elle, son amour pleure.

— Non, c’est irrévocable.

— Pourquoi briser nos vies pour des préjugés ? Nos parents s’habitueraient vite à l’idée de notre mariage.

— Non, je ne veux pas. À quoi bon hésiter ? J’y repenserais si…

— Si ?

— Si vous deveniez catholique.

Le silence s’appesantit un moment entre eux. La nuit cache maintenant leurs visages bouleversés.

— Vous voyez, vous ne pouvez pas répondre.

— Je me mépriserais de devenir catholique sans conviction. Je ne veux pas vous conquérir par un acte d’hypocrisie. Votre race reproche trop souvent ce défaut à la mienne.

— Vous dites ; « votre race, » et je dirais ; « la mienne, » et il y aurait bientôt de l’hostilité entre nous.

— Vous exagérez. Depuis deux ans, nous sommes sans cesse ensemble. Avons-nous eu des dissentiments, des divergences d’opinions ?

— Je n’avais pas d’opinion. Je ne faisais que vous aimer, sans penser.

— Alors, vous m’aimez donc moins ?

— Non, ne me blessez pas inutilement, répond-elle avec douceur. Croyez que je souffre, que je vais souffrir plus que vous. Pour une femme, l’amour c’est plus important. Vous étiez tout. Je ne pensais qu’à vous. Je ne vivais que pour les moments que nous passerions ensemble. Et ce sera affreux, le vide, sans vous.

— Pas d’inutile sacrifice, Marguerite chérie. Vous êtes changée, vous avez toutes sortes d’idées nouvelles. J’avais voulu si passionnément que vous fussiez ma femme.

Elle tressaille à ces mots ; ma femme, qu’il prononce avec tant de tendresse, et qui évoquent pour elle un royaume inconnu et mystérieux. Si elle y consent, leur amour aura donc comme les autres son apogée ?

Non, il vaut mieux ne pas y songer. Sa nature vigoureuse reprend le dessus. Toujours resterait entre eux le vieil et antique conflit religieux auquel les siècles ont donné une consistance et une force inimaginables. Chez ; lui, elle a peur du mépris pour sa foi, qu’il ne croit que superstition ; ne l’imaginera-t-il pas victime d’un clergé habile, égarée et séduite par les pompes d’un culte fastueux ? Elle, de son côté, ne peut comprendre sa religion à lui, cette fragmentation des croyances protestantes, cette froideur qui lui paraît glaciale, cette liberté donnée à l’interprétation dans un sujet si grave, — aux fous, comme aux sages, aux savants comme aux ignorants. Oui, cette différence de leur foi pullule de dangers pour plus tard. De ce marécage sortiraient pour les empoisonner des nuages de miasmes que rien ne dissiperait.

Mais elle n’a pas prémédité leur séparation, elle ne comprend pas encore par quel miracle elle a su parler ainsi. Tout à coup, elle se représente les pieuses pensées de sa mère, à distance l’influençant, sa pauvre maman qui doit actuellement se demander ce qu’elle devient et quand elle rentrera !

Ses souffrances sont cruelles et son sort misérable, mais elle a dit non, elle s’obstinera.

— Ne me gardez pas rancune, Steven, et souvenez-vous de moi. Laissez-moi agir tout de suite, pendant que je m’en sens la force. Disons-nous adieu. Vous ne viendrez plus. Nous ne pourrons pas ne pas nous rencontrer, mais à la longue nous nous y ferons. Ce n’est qu’une dure habitude à prendre.

— Ah ! soyez moins rigide, Marguerite. Vous êtes si jeune. Nous pourrions continuer à nous voir, moins souvent, mais encore…

— Sans me le dire, vous l’aviez déjà prise, cette résolution, de me voir moins souvent ; la teniez-vous ? Mieux vaut en finir radicalement tout de suite. Nous nous exposerions à ne pas avoir le courage de supporter notre peine plus tard.

Steven insiste ; une morne tristesse s’empare d’elle, mais il se heurte à une volonté nette. Cette petite fille qu’il a connue enfant, comme tout à coup elle l’étonne. Marguerite a repris son sang-froid, sa voix calme exprime sa pensée. Ingénument, elle répète la grande leçon douloureuse apprise là-bas, devant le monument Hébert, sur les remparts, elle avoue d’où lui vient son patriotisme.

Mais souvent ses yeux se remplissent de larmes pendant qu’elle parle. Lui se tait, sombre, atterré. Dans la rue, ils croisent des gens qu’ils ne voient pas, passent devant les mêmes petits magasins, où l’on doit une fois de plus discuter leur idylle. Arrivée chez elle, elle ne lui demande pas d’entrer.

Alors Steven s’en va, mais il ne croit pas encore que tout soit fini ; et, triste, irrité contre la vie, il espère un meilleur lendemain, refuse d’accepter l’irrémédiable.