Le Nom dans le bronze/13

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Éditions du Devoir (p. 145-155).


Marguerite n’est ni faible, ni timorée. Tant qu’elle a cru qu’il n’était pas blâmable d’épouser un Anglais, elle s’est abandonnée sans remords à son rêve ; mais une fois convaincue que son amour est une erreur, décidée à le détruire, elle tient bon, malgré la violence de son chagrin.

Un vague soulagement domine néanmoins sa douleur lancinante ; la lutte est achevée, le lien rompu sans retour possible. Mais quel gouffre elle aperçoit quand elle regarde en elle. Quel abîme d’ennui, quand elle compare les douceurs du passé au vide de l’avenir. Rien, rien, rien, il n’y aura plus rien, que des journées qui commenceront et finiront dans la peine. Rien, il n’y aura plus rien, puisqu’elle n’attendra plus le bonheur. Il fera soleil, il pleuvra, les mêmes regrets la poursuivront ; elle ne sera plus aimée, ne voudra plus aimer. Elle croit à l’éternité des chagrins d’amour, elle s’imagine continuant toujours sans but une vie brisée. Ah ! que fera-t-elle de tous ces jours qui se succéderont, route obscure qu’il lui faudra bon gré mal gré parcourir, le désespoir écrasant ses épaules ? Que n’est-elle vieille tout de suite, sereine, apaisée. Qu’on doit être heureux d’être sans désir terrestre, de cheminer sans ambition, à heures fixes ; de n’avoir pas de vanité, de toujours porter le même chapeau démodé, la même collerette noire ; d’entrer chaque jour dans les mêmes maisons, d’en ressortir aussi calme ! Ah ! se contenter de voir ses années se suivre et se ressembler, être résignée à ne vivre ici-bas que pour la vie future ! Ne connaître que de petites joies puériles. Et Marguerite pleure de pitié sur elle-même ; elle regorge de tant de sentiments violents et affamés.

Ses loisirs incessants laissent le champ libre à ses sombres imaginations. Avec ses amies, elle s’efforce pourtant d’être la même. Elle ne se confie pas, elle ne parle pas de son aventure. Elle ne veut étaler sa misère devant personne.

Qu’en pense Jacqueline Lanoue qu’elle rencontre plus souvent ? Pas plus à elle qu’aux autres, Marguerite ne souffle mot. Jacqueline affirme toujours ne pas vouloir se marier, énumère vigoureusement ce qu’elle réprouve dans la vie conjugale, trouve odieux les tracas de sa mère et ce qu’elle appelle l’insouciance de son père. Elle proclame si haut l’égoïsme des hommes que Marguerite ne se sent pas inclinée à lui dire son chagrin.

Jacqueline l’a deviné, à vrai dire. Il lui est facile de le constater puisque son amie qui, auparavant, rencontrait Steven tous les jours, n’est plus jamais avec lui. Déjà toute la petite ville fait ses conjectures. Des histoires absurdes prennent corps, tranquillement, parce que personne ne sait rien, et que tout le monde veut avoir l’air d’être informé.

Pour démentir ces rumeurs, Jacqueline voudrait des renseignements précis. Mais elle est trop délicate pour aborder le sujet. Elle souffre de la muette douleur de son amie, bien que ce dénouement lui paraisse le meilleur. Elle n’aura pas ainsi à réprouver Marguerite, à la blâmer. Son attitude auprès de celle-ci se nuance d’une tendresse plus profonde. Pour la distraire, elle tente de l’intéresser aux livres qu’elle lit… Elle lui refait sa profession de foi ; la gloire des lettres l’attire, elle ne se mariera pas. Un jour tout le pays saura son nom. Des amitiés plus précieuses que l’amour seront son lot.

— J’aime ton frère Jean. Il me connaît, lui. Il m’appelle « Bas bleu, » discute avec moi et ne me fait jamais la cour. Il sait bien que je n’ai aucun désir de l’épouser, de demeurer à Sorel toute ma vie. Rester ici, être ensevelie vivante, en dehors du courant des idées, de tout, est-ce un destin ? Moi, mon ambition, c’est de m’en aller.

Ou bien, elle dit :

— Ne trouves-tu pas Marguerite, que la vie intellectuelle est la plus exquise chose du monde ? Moi, je voudrais tout lire, tout connaître. Lorsque je me querelle avec Jean, parce qu’il a le malheur de s’intéresser à Salavin de Georges Duhamel, et que nous avons une grande discussion, je ne peux pas être plus heureuse. Et l’avantage, c’est qu’on anesthésie ses chagrins, que l’on sait employer ses moments libres, que l’ennui n’a aucune prise… Marguerite, si jamais je semble fléchir et me pencher vers l’amour, rappelle-moi mes opinions. Je ne veux pas changer d’idée, et maman prétend que je changerai…

— Nos parents prétendent toujours que nous changerons…

— À Montréal, continue Jacqueline, quand je suivais les cours de l’Université, le professeur m’a répété sur tous les tons que j’avais du talent. Tu verras, je finirai par réussir. Je cache tout ce que j’écris, jusqu’à ce que tout soit plus vivant.

Sa bonne humeur et son entrain stimulent Marguerite, mais celle-ci n’écrit pas, ne fait point de peinture, ni de musique ; elle ne se reconnaît de talent particulier pour rien. Et durant ses longues journées vides sa peine se tord à loisir en son âme.

Elle a reçu de Steven des lettres suppliantes. Elle lui a répondu une fois, avec une fermeté sans pareille. Cet entêtement qu’on lui reproche depuis son enfance, enfin, il sert une juste cause.

Son chagrin le matin a moins de vigueur ; au soleil elle se réjouit davantage de son acte de courage et se félicite de n’avoir plus à affliger sa pauvre maman. Elle a changé ses habitudes. Elle se lève tôt et se rend à une messe basse, à la chapelle de l’hôpital. Avant sept heures, les rues sont désertes et fraîches, l’air embaumé par la rosée et la verdure. La chapelle, assombrie par les volets clos, est petite, dévotieuse. Marguerite se met en avant, pour ne voir personne, et elle se sent alors vraiment près de Dieu. Il lui semble qu’elle le prie mal, avec distraction, mais elle demande sincèrement le courage, offre son épreuve de tout son cœur. Lorsqu’elle sort, elle est réconfortée. Mais à mesure que le jour s’avance, sa souffrance revient et l’oppresse. Un ennui lourd surgit ensuite avec la nuit ; elle reste des heures ne pouvant rien faire, obsédée, désolée.

Un soir, elle enlève de sa table à écrire une grande photographie de Steven. Elle l’enfouit dans un tiroir, avec tous les instantanés qui les représentent tous deux, jeunes et gais. Elle pleure ; elle a non seulement tué son amour, lui semble-t-il, mais sa raison de vivre.

Jean la surprend alors en larmes. Sur le seuil de la chambre, il hésite, puis s’approche :

— Allons, qu’y a-t-il, ma petite Margot ?

— Oh ! ma vieille peine, Steven. J’ai refusé de l’épouser mais je suis si malheureuse que je voudrais mourir…

Il n’offre aucune consolation. Il vient s’asseoir près d’elle, l’entoure de ses bras, la laisse pleurer, appuyée sur lui. Dans le silence, leur amitié fraternelle se reconnaît soudain plus profonde, presque meilleure que l’amour, parce que ce sentiment muet et tranquille, rien ne pourra le changer.

Quand Marguerite est apaisée, Jean lui parle :

— Je ne disais rien, mais je n’aimais pas l’idée de ce mariage. Pendant la guerre, tu étais trop jeune, tu ne peux pas savoir, au moment de la conscription, quand il y a eu des différends entre Canadiens anglais et Canadiens français, Steven a cessé un temps d’être notre ami. Dans les discussions, il se séparait naturellement de nous, redevenait l’étranger. Plus tard, tout cela s’est oublié ; mais la même situation peut se présenter de nouveau, d’autres événements surgir, et alors… Nous ne nous ressemblons pas, nos deux races s’opposent. Ton bonheur aurait été à la merci des conflits politiques, scolaires, que sais-je ?

— Je sais. C’est pour cela que j’ai dit non, mais c’est dur.

— Tu guériras. Je t’aiderai. Viens avec moi, en auto. Il fait beau. La promenade te fera du bien.

Il descend avec elle, son bras sous le sien, l’aide à passer son manteau, l’embrasse doucement.

Tant que la voiture traverse la ville, Marguerite regarde devant elle. Elle a toujours peur d’apercevoir Steven. Jean accélère, ils vont à une grande vitesse. Lui aussi souffre de cette peine ; en allant vite, ils laisseront peut-être la douleur derrière eux. Les phares illuminent les talus, les arbres qui luisent un moment. Le vent leur fouette le visage, parfumé de toutes ces odeurs qui sortent de la terre, le soir.

Longtemps ils dévorent l’espace, puis Marguerite demande à son frère d’aller lentement, et ils recommencent à parler. La nuit est toujours chaude, et la route déserte est apaisante. Jean cherche des consolations quand, tout à coup, il songe aux Dupré.

— As-tu des nouvelles de Louise ?

— J’en ai eu ce matin. Elle part pour l’Europe en octobre.

— Pourquoi n’irais-tu pas avec elle ?

— Je ne peux demander cela à père maintenant, je sais qu’il a des ennuis.

— Mais moi, mes affaires ont été bonnes cette année. Si j’arrangeais cela, tu partirais ?

Elle se remet à pleurer, d’émotion, cette fois, remuée par tant de bonté et de tendresse.

— Si nous étions dans un désert, balbutie-t-elle, je ne tiendrais pas à m’en aller, Jean ; mais je déteste qu’on me voie souffrir, qu’on sache que je suis triste, qu’on raconte des histoires sur moi…

— Je comprends bien, ma pauvre chérie. Mais tout passe, tu verras, les grands chagrins aussi.

Cette phrase insinue-t-elle que Jean, également, a connu des déceptions et que les plaies se sont cicatrisées ? Mais Marguerite ne songe qu’à sa propre peine.

— Il me semble que je ne serai plus jamais gaie, que je n’aurai plus confiance en rien, que je n’aimerai jamais plus personne…

Dans la route libre, rien ne trouble le silence des maisons endormies au bord du chemin ; les jardins embaument ; la rivière, à leur droite, brille entre les arbres. Parce qu’elle a parlé de Steven, Marguerite le revoit, penché, aimant et tendre, et le souvenir des baisers qu’ils ont échangés se fait doux en elle comme un appel. Ah ! cette nostalgie du bonheur que rien ne peut éteindre…

— C’est affreux la vie, Jean, parfois…

C’est une pitié, le pli d’amertume de sa jeune bouche.

— Tu partiras pour l’Europe, ce sera moins triste.

Partir, quel allégement à sa peine ! Non, elle ne peut plus demeurer à Sorel. Comme dans toute petite ville, les épreuves deviennent la proie de tous. Avec sa douleur toute vive, Marguerite frémit à l’idée de cette publicité donnée à son sentiment ; des racontars cruels ou bien intentionnés mais choquants. Elle ne peut se résigner non plus à revoir Steven à tout instant, à feindre l’indifférence, à le rencontrer chaque jour. Il a été la gaîté, l’imprévu, l’ultime intérêt de son existence qui lui semble désormais sans attrait. Jouer au bridge, prendre le thé, s’occuper une fois par année du bazar, c’est donc tout ce qui lui reste à faire ? Dans son imagination ses jours défilent de nouveau tous pareils, monotones, mesquins comme des jours de pluie.

Jean lui répète :

— Le voyage te fera du bien.

Le voyage !… L’auto va si vite ; il lui semble tout à coup qu’elle rêve. Quand donc a-t-elle parlé du voyage comme d’un bonheur ? Avec Steven, un soir ; ils regardaient partir le bateau ; elle avait au fond d’elle-même pensé au temps où, avec lui, elle s’embarquerait… Eh bien, elle s’embarquera, mais toute seule, sur un plus grand vaisseau, sur un véritable vaisseau fantôme, et elle ne sera plus elle-même qu’un petit fantôme, tant tout sera triste et désespéré.


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