Le Nom dans le bronze/14

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Éditions du Devoir (p. 157-163).


À travers le voile gris sur le ciel, le soleil argenté diffuse de la blancheur ; puis, au-dessus de la mer déserte, de grandes plaques de bleu s’élargissent entre les nuages maussades et les flots s’éclairent d’une lumière qui semble venue de leur profondeur. Un feu d’artifice blanc, neigeux, éclate au front des longues vagues glauques.

Marguerite regarde, insatiable et émerveillée. Sous un coup de vent plus brusque, l’embrun mouille parfois son visage et elle goûte le sel sur ses lèvres. Cet air salin l’enivre ; émue, elle pense à la générosité de Jean, à sa sagesse. Elle ne peut nier l’œuvre apaisante du voyage.

Le soleil se dore ; il coule sur elle plus chaud et elle s’étend, avec une espèce de béatitude physique, dans sa chaise longue. Le paquebot, comme un balancier, monte, descend ; un moment, elle n’aperçoit que le ciel et les nuages ; la proue plonge et la mer diverse, splendide, chatoyante reparaît devant elle.

De l’autre côté de cette mer l’attend une existence nouvelle, dans les pays inconnus et magiques. Mais elle aime cette fausse somnolence du bord, que la pensée et le rêve peuplent et animent à leur gré. Son chagrin subsiste, vivace, au creux de son cœur douloureux. Parfois, il se dresse, tyrannique et violent. Mais le plus souvent, elle s’amuse à songer au passé. Elle éprouve une amère douceur à se souvenir de ses dix-huit ans tout frais, de son attente optimiste du bonheur, de ces matins lumineux qu’elle croyait chaque jour précurseurs de joies extraordinaires. Steven était survenu et l’enchantement de l’amour avait confirmé sa foi dans la vie. Elle revoit plus nettement que sa figure des derniers temps cette physionomie qu’il avait pour elle, quand elle ne l’aimait pas encore et que, lui, la choisissait parmi les autres. Que ces premières heures d’un sentiment qui ne se connaissait pas avait eu de charmes subtils. D’autres impressions pouvaient-elles surpasser cette suavité ? Elle en rêve, les yeux mi-clos, sur son livre qu’elle ne lit pas, devant la mer qui l’enchante.

Ce voyage, c’est un bonheur.

— Mais plus pour Louise que pour moi, se dit-elle, en voyant apparaître à l’autre bout du pont son amie au bras d’un jeune homme. Ils ne se quittent presque pas depuis le départ. Ils forment joyeusement des projets pour le séjour à Paris. À peine s’ils se connaissent, mais les familles se conviennent, Madame Dupré ne désapprouve pas et l’intimité s’établit vite à bord.

À les voir passer et repasser et lui jeter une invitation à les suivre, Marguerite devine que ce ravissement des premiers pas que l’on fait à deux, ils le savourent secrètement. Sous l’invitation se cache leur désir de solitude. Et pour eux, sans doute, des propos légers se chargent de sens parce qu’ils se plaisent.

Des jeunes gens ont aussi tenté d’approcher Marguerite. Sans les repousser, elle reste si lointaine, si distraite qu’ils n’échangent avec elle que ces paroles polies, impuissantes à créer le moindre lien. Elle ne veut s’intéresser à personne. Elle tient compagnie à Madame Dupré, qui la trouve sage et sérieuse, et en parle à Philippe dans ses lettres.

Que deviendra, que devient Steven ? Elle souhaite qu’il soit à la fois heureux et malheureux ; malheureux de l’avoir perdue, heureux de savoir qu’elle l’aime, l’aimera toujours, qu’il n’y aura pas d’amertume entre eux.

Mariée, est-on si heureuse, après tout ? Ses sœurs, quand elles reviennent à Sorel, n’ont pas des visages rayonnants. Elles racontent, comme tout le monde, une série de petits et de gros ennuis. Leur bonheur est un peu prosaïque pour Marguerite. L’amour ne nous trompe-t-il pas ? Steven et elle, à la longue, se seraient-ils habitués l’un à l’autre ? En aurait-elle souffert ?

Elle ouvre ce livre, que Philippe lui a donné et qu’elle n’a pas encore lu : « Je crois que je vous aime » ; une idée naît dans son esprit. Elle tapote la couverture, se souvient de la phrase du jeune homme : « Je vous l’offre pour le titre ». Le lui a-t-il donné en guise d’aveu ? C’est ingénieux et doux. Pourquoi la scène lui revient-elle si nettement en mémoire, maintenant ?

Pauvre charmant Philippe, pauvre Philippe plein de pédanterie et de gentillesse, il a été parfait, quand elle l’a revu, au départ. L’adieu semblait singulièrement l’émouvoir. Elle le trouvait sans cesse près d’elle.

Une fois de plus, elle ferme le livre sans le lire. Elle se lève, se penche sur l’eau transparente et profonde, qui lui rappelle ces globes de cristal, dans lesquels on peut découvrir l’avenir, paraît-il. Elle songe à ce soir, à Québec, où Louise lui a dit : « Je voudrais bien savoir pourquoi nous vous avons connue cette année, pourquoi vous êtes venue chez nous… »

Québec a tué son grand amour ! Mais, en compensation, il lui a valu ce voyage. Sans les Dupré, elle n’aurait pas eu l’idée de partir ; sans Philippe, sans ses sermons sur le patriotisme, qu’aurait-elle fait ? Québec a été l’occasion providentielle venue à point. Ainsi Louise a peut-être rencontré sur ce grand paquebot celui qui deviendra son compagnon de toujours.

Déjà, Marguerite a bien décidé qu’elle vieillira sans histoire auprès de son frère. Illogique, elle interroge quand même le globe de la mer, pour savoir ce que lui accordera demain. Mais les vagues restent vides d’images. Sa figure trop éloignée ne s’y reflète même pas. Non, la mer mystérieuse n’est pas un cristal magique, elle ne révèle pas l’avenir.

Autrement, Marguerite y verrait son cœur guérir, sa pensée changer peu à peu, comme son corps. Elle verrait un sentiment nouveau, fleurir sur les cendres de l’ancien, car ce qui semble actuellement précieux deviendra plus tard indifférent. Et la mer lui montrerait cette œuvre, bonne et cruelle à la fois, des années qui poussent si vite les unes sur les autres, diverses, mais toujours à peu près également semées de joies et de peines, d’épreuves et de bonheurs fugaces… La mer lui dévoilerait, parmi les années approchantes, des jours lumineux et d’une plénitude parfaite, mais aussi des jours sans clarté que, broyés, meurtris, désespérés, il faut quand même traverser. À cause de ceux-ci, il est préférable que le cristal magique n’existe pas. Comment supporter la vie, autrement ?

La vie, Marguerite l’acceptera mieux qu’une autre ; elle saura rire plus vite après avoir pleuré, oublier ses révoltes, ses désespoirs…

Mais elle a beau se pencher sur la mer étincelante ; elle a beau, de ses yeux gris suppliants, sonder la masse liquide, se dire tout bas, comme en secret : « Mon Dieu, je veux savoir ce que je serai plus tard » ; elle ne voit rien. Elle ne voit pas Philippe venir à sa rencontre, l’émouvoir d’un rêve d’infini. Elle ne voit pas, dans le miroir de l’eau transparente, son passage insensible d’une génération à l’autre, le resplendissement de sa beauté, puis, le visage fatigué de sa mère, imperceptiblement, se substituer au sien…

Elle ne voit rien. Mais le grand bateau noir continue son avance rapide dans cet avenir et sur cette mer mouvante.


FIN


Ottawa, 1932.