Le Notaire Jofriau/02

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Éditions Albert Lévesque (p. 23-48).


CHAPITRE II.




FRANÇOIS Duval-Chesnay, frère d’Anne-Charlotte, exerçait la profession de notaire, à Rouen, depuis plus de vingt-cinq ans. Une seule fille, Suzanne, était née de son mariage avec Armelle de Kermaheuc, une fière bretonne dont la prunelle reflétait l’infini de la mer qui baigne les landes de la sombre Armorique.

Suzanne était une superbe enfant, blonde comme sa mère et gracieuse comme les elfes. Elle faisait l’adoration de ses parents qui déploraient néanmoins, sans n’avoir jamais pu la restreindre, sa nature capricieuse et emportée. Mais, dès son berceau, ils avaient déjà le tort d’être faible avec elle et de se soumettre à sa volonté tyrannique.

Pleurait-elle en regardant un candélabre allumé ? Son père, en dépit des protestations de madame Duval-Chesnay, approchait la flamme de la petite figure dont les yeux clignotaient devant la lumière. Si, le soir, un rayon de lune traversait la pièce où reposait l’enfant, ses petits bras tendus vers la raie lumineuse, indiquaient l’objet de ses exigences ; on s’empressait alors d’y placer son berceau. Mais aux soirs où sa convoitise portait sur une étoile suspendue à la voûte sombre, le père, désolé et impuissant, tremblait devant les pleurs de colère et les petits poings crispés de sa despotique fillette.

« Cette enfant aura une volonté qui voudra jusqu’à la passion, disait-il, non sans une secrète fierté. Sa femme hochait la tête, plus inquiète que flattée de ces dispositions ; le pronostic de son mari la faisait frémir. Mais elle demeurait sans force et sans pouvoir devant l’idolâtrie bien avérée du père pour sa fille et le croissant égoïsme de celle-ci. Au long de son enfance et jusqu’à son entrée chez les Ursulines, Suzie se pâmait si on faisait mine de lui résister. Heureusement que l’instruction et la formation qu’elle reçut chez ces Dames et ses propres réflexions, car elle était intelligente, parvinrent à contenir le torrent impétueux de sa volonté et à diriger ses penchants, sinon à dompter tout à fait sa fougueuse nature.

De sorte qu’à sa sortie du couvent, vraiment belle, instruite et distinguée, douce et pondérée en apparence, Suzanne passait pour une jeune fille accomplie. Au fond, des instincts impérieux et une ténacité passionnée couvaient toujours, n’attendant qu’une occasion de se manifester.

Pour ses parents, les désirs de la jeune fille étaient des ordres ; elle commandait et on lui obéissait en l’adorant. Les câlineries dont elle savait entourer son père et sa mère donnaient l’illusion que leur tendresse était payée de retour. Ils ne s’en rendaient pas compte, mais jamais les caresses de Suzanne n’étaient plus enveloppantes que lorsqu’elle avait résolu de les faire céder devant quelque nouvelle extravagance.

Au demeurant, mademoiselle Duval-Chesnay n’était pas méchante. Pourtant, poussée à bout, on la sentait capable d’aller jusqu’à la cruauté. On l’avait tant adulée qu’elle croyait l’univers fait et crée pour son plaisir.

À cette époque, la jeune fille française, surtout celle de province, vivait dans une tour d’ivoire, couvée, protégée, surveillée, elle n’avait de contact avec le monde que sous l’œil prudent de sa mère ou d’un sûr chaperon. Madame Duval-Chesnay, grande dame d’une suprême correction, aurait voulu trouver chez sa fille les mêmes exquises qualités. Mais Suzanne faisait fi des remontrances et des recommandations, au grand scandale des matrones de la société.

Tout le monde, à Rouen, connaissait le notaire Duval-Chesnay et l’estimait. Ses concitoyens admiraient son intelligence, sa haute culture artistique et l’instruction très étendue dont il faisait preuve. Tous cherchaient ses conseils et le consultaient sur les questions importantes. Le salon des Duval-Chesnay était souvent le théâtre d’intéressantes controverses philosophiques et religieuses, selon l’esprit qui agitait le dix-huitième siècle. À ces qualités, le père de Suzanne joignait un cœur excellent, des manières élégantes, une urbanité parfaite et une intégrité professionnelle qui faisaient de lui un excellent ami et un conseiller aussi sûr qu’écouté. On ne lui connaissait qu’une faiblesse : sa fille. Et si quelqu’un l’en blâmait tout bas, le plus grand nombre l’excusait, gagné par le charme de Suzanne qui savait conquérir quand elle s’en donnait la peine.

Seule de toute la famille d’Anne-Charlotte, la jeune fille avait accueilli Michel avec une froideur hautaine, vexée, eut-on pu croire, des attentions dont on entourait le nouveau venu et de l’affection qu’on lui témoignait. Celui-ci ne s’en aperçut guère, au milieu de la sympathie générale.

Quelques semaines après son arrivée à Rouen, le jeune clerc était présenté à l’étude Duval-Chesnay par son oncle lui-même qui avait eu la délicatesse de lui ménager, auprès de son personnel, une chaleureuse réception.

— Mon cher Michel, avait dit le notaire, quelques jours auparavant, plus que tout autre membre de notre famille, je suis heureux de votre séjour parmi nous ; je bénis la tâche que j’ai acceptée, de vous fournir les enseignements et la pratique de la loi. Ce sera, j’en suis sûr, une source de joies pour votre vieil oncle, car je crois avoir déjà découvert entre nous plusieurs points de similitude. En vous voyant je revis ma jeunesse. Quoique moins âgé que vous l’êtes cependant, moi aussi j’ai quitté le Canada pour venir étudier en France et mes grands parents m’ont donné l’hospitalité. J’ai fait ma cléricature chez le père de ma mère que j’eus l’honneur d’assister dans la rédaction du testament de maintes belles duchesses. J’ai cru constater de plus, mon neveu, que chez vous aussi, l’idéal et la poésie se sont emparés d’une bonne part de l’âme ; sur ce terrain encore, nous nous rencontrerons.

— Certes, mon oncle, j’avoue qu’il plaît fort de voyager dans le bleu.

— Tant mieux, cela ne vous empêchera pas d’être un bon notaire. Il faut un dérivatif à la monotonie des termes de loi. Dans la solitude de son cabinet de travail, quand le dernier client en a franchi le seuil, il fait bon d’ouvrir la porte au rêve : on cherche la magique extase de la poésie dans la lecture des chefs-d’œuvre qu’elle a produits. Ou encore on relit les auteurs dont les écrits font revivre l’histoire du monde, source inépuisable de réflexions et de méditations philosophiques.

Michel frémissait en écoutant ces paroles qui touchaient si juste et répondaient à ses penchants secrets.

— Nous nous comprendrons à merveille, mon oncle ; et je suis heureux de sentir qu’en plus de m’enseigner la loi, vous mettrez en moi d’autres choses que je pressens, que je désire et que j’ignore.

— Entendu, cher enfant. Ah ! comme vous allez être pour moi ce fils que j’ai tant regretté de ne pas avoir ! Quel bonheur j’éprouverai à faire pour vous ce que j’ai si souvent rêvé de faire pour lui ! Je veux vous aider de tout mon cœur à réaliser vos ambitions et à vous préparer un bel avenir.

— Vous êtes bon, mon oncle, répondit Michel, en serrant avec une émotion profonde la main du notaire, pendant que des larmes coulaient sur ses joues ; je vous remercie et j’espère vous prouver par mon application, l’attachement et la reconnaissance que m’inspirent vos procédés à mon égard. L’espèce d’inquiétude qui m’obsédait, depuis mon départ de Varennes, est évanouie et je sens, à sa place, un réel enthousiasme pour commencer ma vie d’homme utile, sous votre direction. Voulez-vous dès maintenant m’indiquer mes heures de travail et la tâche que j’aurai à remplir ?

— Vous viendrez à l’étude en même temps que moi et je vous dirai chaque jour ce que vous devrez faire.

Tandis que les deux hommes causaient ainsi, Suzanne entra. D’un air assez peu engageant, elle enveloppa son cousin d’un regard qui le toisait de la semelle aux cheveux et daigna lui présenter le bout de ses doigts. Michel les baisa en souriant :

— À ces moments-là, mon cher oncle, je ne serai que votre clerc. Ici je veux être un peu votre enfant et le frère de ma belle cousine.

Mais le coup d’œil distant de Suzanne glaça le fils de René Jofriau. Élevé loin des villes, il ne se sentait pas encore bien accoutumé aux élégances de manières et de langage d’une société comme celle que fréquentaient ses parents de Rouen. Il eut l’impression que la jeune fille le trouvait ridicule et il rougit. Il se trompait un peu, car à ce moment précis, Suzanne se disait :

— Il est mieux que je ne l’ai vu, chez grand-mère ; pas mal, vraiment, pour avoir été élevé chez les sauvages. Sa taille élevée, ses cheveux bruns, ses yeux noirs, étrangement doux le rendent attrayant. Cependant, il a l’air un peu nigaud et ses manières frustes sentent le paysan. En somme, il est négligeable ; s’il s’avisait de devenir encombrant, je ne tarderais pas à le mettre à sa place.

Michel, heureusement inconscient de l’opinion qu’essayait de se faire de lui sa cousine, continuait de s’entretenir avec son oncle.

Il vint ensuite quotidiennement prendre sa place dans le cabinet vaste et sombre où monsieur Duval-Chesnay avait passé sa vie de notaire.

Le bel hôtel de son grand-père n’était qu’à une dizaine de minutes de l’étude. Michel, chaque matin, faisait une promenade en ville. Il lui arrivait de découvrir des coins nouveaux dont le pittoresque et l’ancienneté l’enchantaient. Après ces courses matinales, il se mettait allègrement au travail qui l’attendait. Depuis plus d’un an, il vivait cette existence studieuse autant qu’agréable que lui faisaient ses grands-parents et ses oncles.

Une nostalgie l’envahissait d’abord au souvenir de Varennes ; mais il réagissait vite et puisait dans la pensée du coin lointain de la Nouvelle-France où vivaient ses bien-aimés, une plus grande ardeur pour s’instruire. Les tendres conseils de sa mère le soutenaient et le protégeaient, car il n’avait pas tardé à se créer un cercle d’amis de son âge qu’avait attirés sa nature sympathique. Quelques-uns, clercs d’avoués comme lui, auraient voulu l’entraîner dans les plaisirs que sa délicatesse réprouvait : son respect filial pour les deux vieillards qui l’aimaient de plus en plus et la certitude que sa mère souffrirait du moindre de ses écarts l’avaient toujours retenu sur la pente dangereuse. De plus, les lettres de sa marraine lui étaient une précieuse leçon d’énergie persévérante.

L’étude, le travail assidu, le contact avec le monde si différent de celui où son enfance s’était écoulée, tout cela avait mûri Michel. Ses traits avaient perdu de cette grâce adolescente qui les caractérisait encore à son arrivée ; il s’était virilisé, tandis que toute sa personne acquérait une souplesse élégante. Au moral, il avait gardé l’extrême sensibilité, la mélancolie douce et la délicatesse d’esprit qu’il tenait de sa mère. L’hérédité paternelle, toute de patience, de mutisme et d’énergie tenace tempérait ses élans de sentimentalité. Et ces contrastes de sa nature, venant de cette double et si diverse ascendance, donnaient au jeune homme un charme puissant auquel personne ne résistait, pas même Suzanne, quoiqu’elle s’en défendît.

Michel était loin d’approuver toutes les excentricités et surtout les opiniâtretés de sa cousine. Souvent, des protestations lui venaient aux lèvres devant les exigences tyranniques de la jeune fille et, sa façon de dompter la moindre résistance de ses parents. Mais le culte qu’il avait voué à son oncle, sa réelle affection pour sa tante Armelle lui fermaient la bouche et lui faisaient supporter sans récriminations, les nombreuses escarmouches dont il était lui-même la victime.

Par un clair matin d’avril, il avait pris la route la plus longue pour se rendre à son travail. Le printemps mettait dans l’air tiède une joie latente, un goût vague de flânerie qui gonflaient le cœur et alanguissaient un peu la volonté. Michel songeait au Canada et ses pensées mettaient une expression lointaine dans ses yeux. Les passants se retournaient pour considérer le beau jeune homme qui les croisait sans les voir, distrait par le rêve qui l’emportait si loin de Rouen. Il s’en éveilla bientôt en entendant l’apostrophe amicale d’un autre clerc de l’étude qui s’y rendait aussi ; en causant ils firent ensemble le reste de la route.

Michel prenait toujours le repas du midi chez son oncle. Suzanne le taquinait fort ; lui, prudent, se contentait de répondre par des propos aimables mais anodins. Il avait pénétré le caractère de sa cousine et s’en méfiait un peu. En dehors des égards qu’il lui devait, il demeurait sur la réserve et s’était interdit toute camaraderie qui lui aurait sans doute attiré des rebuffades. Suzanne avait bien essayé de l’aguicher, mais, instinctivement, le jeune clerc restait courtois, sans plus. Elle, très fine, s’aperçut qu’elle ne tiendrait pas si facilement ce « sauvage » sous son sceptre. D’abord mécontente, elle chercha à se venger par des boutades, des allusions désobligeantes, des airs ennuyés. Rien de tout cela ne réussit à entamer la bonne humeur de Michel. Et le résultat de ces escarmouches fut tout autre que celui que l’indomptée en attendait. Sans s’en rendre compte, elle s’intéressa à ce grand garçon dont la conversation, les idées sérieuses et l’intelligence l’étonnèrent ; petit à petit, elle se laissa emporter par l’attrait qu’il savait donner au moindre entretien. L’examinant de plus près, elle le trouva vraiment beau, tout aussi élégant, en vérité, que les aristocratiques danseurs qui s’empressaient autour d’elle. Elle fut surprise, puis charmée de plus en plus. La froideur de son cousin qui l’avait irritée lui faisait peine maintenant. Bref, sans qu’elle le soupçonna, un sentiment étrange et doux s’empara de son cœur et la rendait insensiblement l’esclave de celui qu’elle avait décidé d’asservir. Elle saisit toutes les occasions possibles d’être près de Michel, lui prodigua mille grâces coquettes, chercha de plus en plus sa compagnie.

Le jeune canadien s’aperçut bientôt qu’un changement se produisait chez sa cousine qui devenait plus douce et d’autant plus charmante. Mais jamais la pensée ne lui serait venue qu’il était responsable de cette métamorphose ; il resta déférent, amical et condescendant pour Suzanne, continuant d’avoir pour elle des attentions de grand frère qui enchantaient monsieur Duval-Chesnay. Mais son cœur n’alla pas plus loin. Michel aimait toujours la solitude et lui réservait ses meilleurs instants malgré les velléités de Suzanne qui désirait « civiliser ce sauvage » comme elle disait. Il restait fidèle à ses habitudes de petit garçon. Car jadis, quand ses frères, en bande joyeuse, suivaient leur père aux champs et s’initiaient déjà au mystérieux travail de la terre, Michel restait auprès d’Anne. Il avait un goût marqué pour les beaux livres envoyés de France par les grands-parents, et il passait de longues heures à les feuilleter. Ou, penché sur la margelle du puits, il demeurait à rêver, suivant dans la transparence de l’eau ses traits fixés au fond du miroir sombre.

Souvent après sa journée passée à l’étude, accoudé à sa fenêtre, il revivait son enfance, ses années d’étude, puis les jours anxieux qui lui apportèrent la conviction de décevoir son cher précepteur. Car, celui-ci, en effet, en se chargeant d’instruire Michel, s’était plu à voir en lui un futur disciple de la solitude.

Absorbé par ces souvenirs et l’esprit tourné vers un passé tout proche auquel des heures d’émotion se rattachaient, Michel ne pressentit pas l’amour qui venait à lui.

Un matin, entré plus tôt qu’à l’ordinaire dans le cabinet de son oncle, le jeune homme trouva celui-ci tout pensif. En saluant l’arrivant, le notaire dit :

— As-tu donc deviné que je désirais, aujourd’hui plus qu’un autre jour, causer avec toi ? J’ai à te parler de choses graves. Tu m’aimes bien, n’est-ce pas ?

— Oh ! mon oncle, presque autant que si vous étiez mon vrai père !

— Cher enfant ! je te chéris moi-même comme si tu étais mon vrai fils.

Et d’un geste attendri, il posa une main tremblante sur la tête de son neveu.

— J’attends avec une grande impatience, continua-t-il, les lettres du roi t’accordant le titre de notaire royal. Le jour où tu recevras tes parchemins, je réaliserai un rêve que je caresse depuis ton entrée chez moi : mes panonceaux porteront les deux noms : Duval-Chesnay et Jofriau.

Michel tressaillit. La rapide vision passa dans son esprit de son village au bord du grand fleuve, de ses bois et de son clocher. Il revit la maison paternelle et ceux qui y vivaient, le curé qui l’avait instruit et protégé et l’attendait avec l’espoir de le guider encore.

Ici, près de son oncle, c’était la clientèle choisie toute prête, une vie élégante, la possibilité d’atteindre à des charges publiques et rémunératrices, grâce à l’influence et aux relations de ses parents ; enfin, c’était la sécurité d’une existence sans souci matériel.

Là-bas, ce serait moins aisé : il lui faudrait se faire sa place au soleil, pratiquer la plus stricte économie, condition essentielle pour les colons canadiens ; ses honoraires seraient bien modestes et plus ardu le labeur qui lui assurerait le pain journalier.

Devant cette alternative d’une vie facile, en exil, loin de sa famille et d’une vie rude et laborieuse au pays natal, quel choix fera-t-il ? L’hésitation fut de courte durée. Bien vite sa décision fut prise. Les attaches profondes que l’amour du sol natal et de sa famille avait jetées en son cœur ont vibré. Malgré le regret qu’il éprouvait de contrister, son oncle au moment où celui-ci lui donnait une nouvelle et si grande preuve d’intérêt, Michel n’hésita pas.

— Mon oncle, je ne puis dire jusqu’à quel point je vous suis reconnaissant. Mais en dépit de tous les avantages que me laisse entrevoir votre proposition, je sens que je dois retourner dans mon pays. J’y devrai sans doute, travailler plus âprement, être moins bien payé ; mais je serai près des miens. Il me semble que j’accomplirai ainsi un devoir auquel je ne puis me dérober.

— Michel, réfléchis bien : j’ai le ferme et doux espoir que tu reviendras sur ta décision et que je te garderai près de moi.

— Mon cher oncle François, je suis vraiment navré de vous désappointer. Je crois cependant mon intention bien arrêtée : je désire de toute mon âme retourner à Varennes pour y vivre près de ma mère et rendre service à mes compatriotes, en exerçant ma profession telle que vous me l’avez enseignée. Croyez-moi, je vous en prie, j’ai une peine profonde de vous causer une si vive déception.

— Je ne me tiens pas pour vaincu pourtant, nous en recauserons. En attendant, travaillons !

Cet entretien avait laissé sur la figure de Michel une empreinte de gravité et de tristesse. Suzanne ne le constata pas tout de suite quand elle vint ce matin-là dans le cabinet de travail de son père où Michel se trouvait seul.

— Bonjour, ô le plus beau des canadiens, dit-elle rieuse.

— Bonjour, Suzie, la plus charmante des cousines de France et de Navarre, répondit-il sur le même ton.

Malgré la gaieté qu’il essaya de mettre dans sa voix, Suzanne y perçut comme une fêlure : elle le regarda plus attentivement.

— Michel, demanda-t-elle d’une voix tendre, cette nostalgie dont vous sembliez délivré depuis quelques mois serait-elle encore la cause de la tristesse que je lis dans vos yeux ?

— Vraiment, Suzanne, vous vous trompez, je ne suis pas triste.

— Oh !… alors n’en parlons plus puisque vous n’avez pas confiance en moi ; je ne vous interroge pas de peur d’être indiscrète. Causons d’autre chose. Dites-moi ? Avez-vous lu « La Princesse de Clèves » ? Lisez ce livre, voulez-vous ? Je serais contente d’en avoir votre appréciation. Je l’ai dévoré, un soir que je n’avais pas sommeil.

— Bien volontiers, Suzie. Jusqu’ici je n’ai pas eu le temps de lire de romans ; profitant de la belle bibliothèque de l’oncle François, je me suis arrêté à Pascal, Racine, Montesquieu, Corneille. Madame de la Fayette m’apportera un contraste qui sera agréable. Mais permettez-moi de revenir à ce que vous avez dit, tout à l’heure : je crains de vous avoir offensée en repoussant votre sympathie spontanément offerte. Ne croyez pas petite cousine, que vous avez commis une indiscrétion.

— Oh ! je ne veux pas forcer vos confidences, je comprends que mes méchancetés des premiers mois de votre séjour vous ont à jamais indisposé contre moi. Mais, Michel, c’était fantaisie de petite fille mal élevée, et faut-il l’avouer, un peu de jalousie. Tout le monde, surtout mon père, vous témoignait tant d’affection. J’étais jalouse, comprenez-vous ?

— Vous êtes amusante, Suzie. Comment aurais-je pu vous ravir la tendresse de vos parents et l’admiration de ceux qui vous connaissent, moi le sauvage, comme vous m’aviez si bien qualifié ? Je n’avais d’autre intention que de travailler avec ardeur pour être plus vite en mesure de retourner dans mon lointain pays. C’est précisément le sujet de l’entretien que je viens d’avoir avec votre père.

— Votre départ ? interrogea Suzanne d’une voix qu’elle eut peine à reconnaître.

— Pas tout à fait, Suzie : de la possibilité de demeurer à Rouen.

— Oh ! fit-elle enthousiasmée, que nous en serions enchantés.

— Mon oncle, avec une générosité qui me confond et m’attriste parce que je ne puis y répondre, m’offre de me céder son étude et sa clientèle. Il veut cesser de préparer des contrats, me dit-il, pour se livrer à la rédaction d’un ouvrage de philosophie.

— Oui, je sais, il m’en a souvent entretenue. Pauvre papa, il s’est fait notaire par obligation ; au fond c’est un penseur et un écrivain. Il a accompli sa tâche et sa fortune est solide ; il va donc réaliser un projet longtemps caressé. Dites, Michel, vous lui aiderez en restant ? La clientèle habituée à traiter avec vous, ne s’éloignera pas ; vous êtes sûr de réussir.

— Vous me faites mal, Suzanne ; je ne puis m’empêcher de songer aux miens, à les revoir, à retrouver mon pays. D’autre part, j’ai contracté ici, une grosse dette. Et c’est ce duel entre ma reconnaissance envers vous tous et mon devoir filial qui me brise. Avec votre clairvoyance, vous vous en êtes aperçu.

— Il est si facile et si naturel de deviner la souffrance de ceux qu’on aime ! Mais il est pénible de ne pouvoir y apporter le soulagement qu’on voudrait.

L’accent de la jeune fille frappa singulièrement son cousin et il s’étonna de l’aveu tendre et passionné qui avait jailli spontanément, se dérobant à peine :

— Quoi ! Cette délicieuse créature aimerait le fils de René Jofriau, modeste censitaire d’un fief du lointain Canada ! J’aurais inspiré à Suzanne Duval-Chesnay, moi, Michel Jofriau, un sentiment plus fort et plus doux que l’amitié d’une cousine envers son cousin !

Ces réflexions rapides fusèrent dans son esprit tandis que ses yeux se posaient sans les voir sur les objets qui l’environnaient. Quand il ramena son regard vers la jeune fille, il la vit palpitante, les paupières closes, ses longs cils décrivant un joli cercle ambré sur ses joues. Michel sentit de nouveau une émotion profonde lui dilater le cœur. Pourtant il se ressaisit et, le premier, il rompit le silence troublant. Il prononça, très bas :

— Vous êtes bonne, Suzie, et vous me dédommagez de vos malices de naguère par ces affectueuses paroles.

— N’oublierez-vous donc jamais cela ?

— Pardonnez-moi ce rappel, je vous promets qu’il ne reviendra plus sur mes lèvres ni même dans ma pensée.

— Merci, mon ami… Alors, c’est donc irrémédiable, Michel, vous retournerez vers votre pays de neige ?

— Ne dites pas cela, Suzie, vous ne le connaissez pas mon pays de neige. Toutes les saisons y ont leur charme. Cet hiver dont on médit ne dure que quelques mois. La paix reposante des prairies blanches où semblent étinceler des cristaux, les toits couverts de neige immaculée, les chemins durcis qui craquent sous les pas possèdent un charme vivifiant : c’est le sommeil de la terre nécessaire à sa fécondité et au repos de ceux qui en tirent leur pain. Que peut-il en dire celui qui n’a pas assisté à notre printemps, quand le réveil de la nature fait couler la sève de nos érables, et embaume l’air du renouveau des bois ? Que sait-il de la féerie de nos étés, quand les champs de blé, ainsi qu’une mer fauve, ondulent dans la brise sous un soleil rutilant ? A-t-il entendu le friselis du feuillage dans la buée mauve du crépuscule ?… A-t-il vu notre automne dont la gamme infinie de couleurs embellit la nature qui se recueille avant le repos hivernal et fait d’avance pardonner novembre, au ciel gris et changeant ?

Il avait chanté sa Nouvelle-France avec tant d’ardeur, que Suzanne en demeurait impressionnée.

— Quel serait en effet votre martyre de ne pas retourner chez vous, dit-elle émue.

— Nous voilà tournés au lyrisme, Suzanne. Ne pensons plus à cela. D’ailleurs, je ne partirai pas avant cinq ou six mois.

— Ce sera si vite arrivé, cependant, soupira-t-elle.

À partir de ce jour, il cessa d’éviter Suzanne ; et la jeune fille se berça de l’illusion que le sentiment dont son cœur était rempli éveillait un écho dans celui du jeune clerc.

De son côté, le jeune homme se sentait attiré vers l’amour. Et de savoir qu’un cœur battait ainsi pour lui, la douceur de vivre le pénétrait.


Il se revoyait là-bas, au delà de l’Océan, dans la maison paisible construite à la manière normande… Basse, avec des murs de pierre surmontés d’un toit de chaume…

La séduisante proposition du notaire Duval-Chesnay lui revenait souvent à l’esprit. Il avait sans hésitation communiqué à son oncle sa décision de retourner en Amérique. Mais l’image de Suzanne passant devant son imagination grisée, faisait fléchir sa volonté. Cependant, la vision de sa famille et de son pays venait aussitôt remplacer la gracieuse apparition sur l’écran du souvenir à mesure que s’y déroulait le cours de ses pensées. Il se revoyait là-bas, au delà de l’Océan, dans la maison paisible construite à la manière normande comme celle des pionniers de ce temps, venus pour la plupart de la Normandie et du Poitou. Basse, avec des murs de pierre surmontés d’un toit de chaume, elle n’a qu’un étage au-dessus du rez-de-chaussée. Celui-ci se divise en trois pièces ; l’une qui occupe tout un côté de la maison, sert de salle à manger et de cuisine. Le plafond est soutenu par des poutres qui le traversent et les fenêtres sont munies de multiples carreaux. Une autre salle est la chambre à coucher des époux ; et dans une pièce plus petite, Anne reçoit ses visiteurs. Deux chambres et un grenier se partagent l’étage supérieur à lucarnes mansardées. Sa mémoire fidèle en parcourait chaque pièce et, ayant ouvert l’huis, il s’arrêta à contempler le domaine ancestral. Du haut de son promontoire, l’habitation de René Jofriau, assise sur l’arête du cap Saint-Michel paraissait vouloir protéger contre les attaques ennemies le fief dont elle dépend. Tout autour, Michel considérait les champs et la glèbe ensemencés par ses pères. Son regard errait à la lisière du bois où les érables se pressent entre les hêtres et les chênes. Ce vaste lopin de terre qui constitue la propriété des Jofriau et le riant panorama qui l’environne, c’est sa patrie ! Pourrait-il vivre éloigné de ce coin béni ?…

Michel venait de sonder son cœur ; l’emprise de sa jolie cousine n’était pas assez puissante ; l’amour des siens et de son pays en avait à jamais triomphé !

Le printemps mit l’âme de Michel en fête : un mois plus tard il serait en possession de ses titres dont la demande était en cours ; dans deux mois il s’embarquerait. « Le Saint-Joseph », qui mettait à la voile pour Québec le quinze juin, l’emporterait vers son pays. Une joie anticipée lui faisait battre le cœur.

Suzanne, au contraire, voyait arriver ce moment avec désespérance. Encouragée par les attentions affectueuses de son cousin, de jour en jour elle s’était épanouie. Si Michel résistait à sa séduction, elle en attirait d’autres et sa main avait été demandée à monsieur Duval-Chesnay. La jeune fille, pour refuser les prétendants, avait prétexté son désir de prolonger l’existence si douce que lui faisait ses parents. Des partis brillants furent vite évincés. Jamais le notaire n’eut pu songer à suivre la coutume des familles françaises qui choisissaient un mari pour leurs filles et bâclaient les mariages sans se soucier de l’inclination ou des répugnances de la fiancée. En cette question comme en toute autre, la volonté de Suzanne demeura omnipotente et incontestée.

Michel la taquina fort à propos de ses refus obstinés devant la recherche dont elle était l’objet.

— Dites-moi, petite Suzanne, attendez-vous donc le Prince Charmant ?

— Le Prince Charmant ! !… reprit Suzanne sur un ton d’où le badinage était exclus ; je n’épouserai que l’homme qui aura su gagner mon cœur. Si celui-là ne répond pas à ma tendresse, je n’aimerai jamais ailleurs.

Le jeune homme s’aperçut qu’il s’était engagé sur un terrain dangereux et fit adroitement dévier la conversation. Quelques jours plus tard, Mlle Duval-Chesnay apportait à Michel le livre qu’elle lui avait promis.

— Voici « Princesse de Clèves ». Voulez-vous toujours le lire ?

— Certainement, Suzie, je suis sûr d’y prendre grand plaisir. Et le soir même, il commençait la lecture de ces pages exquises où madame de la Fayette « transpose le tragique cornélien dans le roman ».

À un certain mouvement que fit Michel, le livre s’échappa de ses mains et, tombant sur le parquet, s’ouvrit à un endroit où étaient glissés des feuillets de parchemin qui s’éparpillèrent. En les ramassant, ses yeux tombèrent sur ces lignes :

« Fait-il soleil ou le ciel est-il sombre au-dehors ? Je ne sais, toute lumière venant de l’intérieur de mon âme : aujourd’hui Michel m’a regardée avec, dans ses yeux, cette douceur que j’aime à voir. Que signifie-t-elle ? Suis-je dans l’erreur en l’attribuant à l’amour ? »

Brusquement, il cessa de lire et replaça dans le livre les feuilles couvertes de l’écriture qu’il connaissait bien. Bouleversé par la certitude qu’il venait d’acquérir et qu’il avait redoutée, il murmura : « Hélas ! vais-je donc causer du chagrin à tous ceux qui ont été si généreux pour moi ? Mon Dieu, n’ajoutez pas à leur souffrance et détournez de moi le cœur de Suzie. »

Pas un instant, Michel ne crut que Suzanne avait mis ces pages à dessein dans le volume qu’elle lui avait prêté : il la savait au-dessus de ces manœuvres, et il chercha un moyen de les remettre sans que la jeune fille put croire qu’il avait surpris son secret. Mais il résolut d’avancer son départ, soucieux qu’il était d’assurer le repos de Suzanne.

Quand j’aurai passé l’océan, pensait-il, elle oubliera cette flamme passagère et son cœur s’attachera au parti brillant qu’elle est en droit d’attendre. Quel piètre mari ferait le modeste garçon que je suis, pour une grande dame comme elle ? Et quelle erreur serait la mienne de me laisser aller au courant qui, je l’avoue, m’entraîne vers cette femme ravissante ?

En dépit des supplications de toute la famille et de son sincère regret de se séparer de ses grands parents et de son oncle François, il s’embarqua sur le « Le Saint-Joseph ». Du pont du voilier dont on retirait les amarres, il adressa un dernier salut à ceux qu’il avait aimés comme les siens et qui l’aimaient également. Il partit, ignorant l’espoir immense laissé dans un cœur dont il avait pourtant refusé l’amour.