Le Notaire Jofriau/03

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 49-54).


CHAPITRE III.




EH ! bien, mon enfant, vous êtes tout à la joie de vous retrouver parmi nous et de vous retremper dans la vie et les souvenirs de vos premières années ?

— Oh ! si, monsieur le curé et les mots ne pourraient me servir à souhait, pour vous exprimer mon bonheur. Enfin, je suis revenu à Varennes et je n’en repartirai plus jamais, jamais. C’est un refrain qui chante à mon oreille tout le jour et même la nuit.

Un coup frappé à la porte vint interrompre cet entretien entre Michel, récemment rentré de France, et le pasteur de Varennes. La vieille domestique annonçait que des visiteuses demandaient monsieur le curé.

— Attendez-moi, mon enfant, je reviens aussitôt.

— J’ai déjà trop pris de votre temps. Je me retire en joignant à mes excuses, mes respectueux hommages et ceux de mes parents.

— C’est dommage, j’aurais eu du plaisir à prolonger notre entretien de quelques minutes, nous avons tant à nous dire. Je souhaite que nous puissions bientôt nous reprendre. Revenez donc, Michel, à vos premiers loisirs.

Le curé avait prononcé ces paroles en reconduisant le jeune notaire. Comme ils traversaient l’anti-chambre, celui-ci entrevit dans le parloir deux dames qui lui parurent étrangères.

— La mère et la fille probablement qui viennent consulter le curé à propos d’une demande en mariage pour la plus jeune, pensa-t-il amusé.

Ils arrivaient sur le seuil :

— Aurevoir, monsieur le curé.

— À bientôt, cher notaire.

Le Sulpicien retourna vers les nouvelles venues qu’il salua d’un bon sourire. La plus âgée des deux dames dit, en faisant une révérence :

— Je me suis permis de vous amener ma nièce, Marie-Josephte Millault, qui a tenu à vous présenter ses hommages et vous assurer de sa soumission pendant les mois qu’elle passera à Varennes. Ses parents nous la confient pour l’été afin qu’elle refasse ses forces épuisées par les études qu’elle vient de terminer chez les Ursulines de Québec.

Michel, ayant fermé la porte, s’attardait sur le perron à contempler le cher panorama dont chaque détail le ravissait. Il perçut à travers la fenêtre ouverte ces phrases qui le ramenèrent à la réalité.

— Eh ! bien, pensa-t-il, voilà que j’écoute aux portes ! Et ma mère qui m’a recommandé de ne pas m’attarder ! Je file.

Et il descendit d’un pas vif « la Côte de l’église » qui conduisait au « chemin du roi. »

— Cette jeune montréalaise est bien jolie, se dit-il en pensant à la rencontre qu’il venait de faire, presqu’aussi belle que Suzanne. Ce rappel du passé qui se fixait comme une griserie dans son souvenir l’émut encore.

Et sa mémoire lui présenta la séduisante image de sa cousine et l’étonnante certitude d’être aimé de la superbe créature. Il ne put se défendre d’un sursaut de cet orgueil si masculin que flatte l’amour d’une femme, même s’il n’y répond pas.

Michel était venu à pied au village avec son père qui avait affaire à quelqu’un. Il marcha à sa rencontre vers le « moulin banal ». Tandis qu’il s’emplissait les yeux d’un spectacle toujours nouveau du mouvant et large ruban de moire où se miraient les bois et les prés, il entendit des pas derrière lui. C’était Jofriau.

— Vous avez terminé vos affaires, père ? Causons encore en marchant ; il me faudra bien des jours pour épuiser ce que j’ai à vous dire et me rassasier de vous entendre.

René réglait son pas sur celui de son fils, ce beau garçon dont il était fier et qui venait de lui dire si naturellement ces douces paroles. Un secret émoi qu’il ne voulait pas laisser paraître, l’empêcha de parler pendant quelques instants. Peut-être était-il intimidé par Michel, un savant maintenant, avec l’allure d’un gentilhomme ! Enfin, il dit :

— Si, j’ai réglé cette vente de blé et me suis entendu pour le faire moudre. Tu as vu notre curé ? C’est bien à lui que tu devais ta première visite. Il est si bon pour nous ! Pendant que tu étais là-bas, il nous retenait souvent, après la messe, et nous parlait de toi ou nous lisait des passages de tes lettres. Il a beaucoup encouragé et consolé ta mère qui trouvait le temps long.

— Pauvre maman, dit Michel, elle a tant pleuré à mon départ que je regrettais presque de partir.

— Ne dis pas cela, mon garçon, ton retour et l’affection que tu nous témoignes nous récompensent des sacrifices que tes années d’absence nous ont fait faire.

L’oncle François, dans ses lettres, avait tenu les parents de Michel au courant de l’activité de celui-ci. Même un jour, il ne leur avait pas caché ses craintes que le jeune homme n’altérât sa santé, dans son désir de gagner du temps. Et le père et la mère s’étaient bien promis de faire prendre plusieurs mois de repos au jeune notaire, à son retour au foyer.

— Tu n’as pas à songer au travail avant le mois d’octobre, lui disaient-ils. Pourvu que tu sois installé à la Toussaint et prêt à recevoir la clientèle, ce sera bien suffisant.

Michel était débarqué depuis quatre semaines, quand des réunions joyeuses pour fêter son retour commencèrent. Chacun ouvrait sa demeure pour faire danser le voisinage en l’honneur du « gas à Jofriau » revenu de France où il était allé « se faire notaire. »

— Après les foins, avait dit René, ce sera notre tour d’inviter nos voisins et nos amis à se réjouir avec nous. Ah ! je vous promets, mes enfants, que ce sera une belle fête dont le souvenir restera. Et puis, vois-tu, Michel, continuait Jofriau en homme pratique, ce sera déjà un moyen d’attirer les clients. Des jeunes se marieront : un contrat de mariage cela nécessite un notaire ; leur père, cédant à cette occasion quelques-uns de ses champs, demandera au notaire de régler la donation. Les vieux, sentant venir leur fin, voudront faire leurs « arrangements », et un testament, cela se fait par devant notaire.

— Je t’en prie, mon amie, reprenait Anne-Charlotte, laisse ces calculs. Il ne faut pas que Michel y pense encore ; qu’il se repose et s’égaie, c’est ce qu’il a à faire pour maintenant.

René Jofriau avait dit : « après les foins ». Mais ses voisins et ses proches n’avaient pas attendu si longtemps. Depuis plusieurs jours, la jeunesse avait joué et dansé dans plus d’une maison. Mademoiselle Millaut avait été plusieurs fois invitée et Michel l’avait rencontrée avec plaisir, après l’avoir entrevue au presbytère. Les deux jeunes gens avaient d’abord échangé quelques paroles de politesse. Mais, de plus en plus, les doux yeux bruns de Marie Josephte, sa distinction et sa grâce attiraient le jeune notaire. Souvent il fut son partenaire à la danse. De son côté, la jeune fille trouvait un charme grandissant à ces réunions…

Et les deux jeunes gens vécurent ces instants du premier amour, uniques dans la vie et comparables à nul autre. Michel Jofriau oubliait sa lointaine cousine qui, depuis longtemps, pensait-il, devait s’être consolée de l’absence et de l’indifférence du clerc de son père en acceptant l’une de ces brillantes demandes en mariage dont elle était l’objet.