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Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Agathe, mes lunettes ?

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III.

AGATHE, MES LUNETTES ?


— Un, deux, trois, quatre, cinq, six… Vous n’êtes encore que six ; on ne pourra point procéder. Il faut que vous soyez sept : la loi est précise. Êtes-vous tous parents des mineurs, au moins ? Les amis ne comptent qu’à défaut de parents : la loi parle clairement. Je vais toujours prendre vos noms, qualités, degrés de parenté, et tout ce qu’il faut prendre en pareille occurrence, conformément à la 48ème George III, chapitre 22. Ça sera toujours autant de fait en attendant le septième. Je dois aller au troisième rang de Ste. Croix pour faire un testament. Il faut que je me hâte : la mort est inexorable : elle n’attend point. Mes lunettes ? Allons ! où sont mes lunettes ? Agathe, avez-vous vu mes lunettes ? Agathe ?… On entendit alors une voix enrouée sortir du fond de la cuisine.

— Non, monsieur le notaire, je n’ai pas vu vos lunettes.

Le notaire cherche partout, range, soulève, et remet dix fois à la même place, les papiers, et les livres qui encombrent sa table. Il commence à perdre patience et murmure entre ses dents. Les six habitants rient malgré eux en se cachant autant que possible. Les uns toussent, crachent et se mordent la langue ; les autres se mordent la langue, crachent et toussent. L’un des six, moins gêné que les autres, se risque à dire : Pardon, monsieur le notaire, mais je crois, sauf le respect que je vous dois, que vos lunettes sont à votre front. Le notaire porte la main à son front. — Tiens ! dit-il, je peux bien ne pas les voir !… Cette boutade a un effet magique sur les six qui meurent de l’envie de rire, et l’étude du notaire retentit d’un éclat joyeux. Le notaire ne peut se défendre d’une pensée d’orgueil : Que j’ai donc de l’esprit !… Au même instant la porte s’ouvre et le septième entre.

Le notaire que je viens de vous présenter se nomme Edmond Bégeon. Il n’est pas vieux et n’a pas l’air jeune. Il est petit et se perd dans sa barbe. Les responsabilités de la profession ont labouré son front : on dirait une vieille peau sur un jeune crâne. Économe jusqu’à la mesquinerie, il ne souscrit pas au livre nouveau, et va lire les journaux chez ses voisins. On l’emploie parce que le notaire Nolai est l’autre notaire de la paroisse.

Les sept personnes qui réclament ses services professionnels sont Pierre Leclerc et Jérôme Boulet, du Platon ; François Blanchet et Léon Pérusse, de la Vieille Église ; Gabriel Laliberté, du Petit St. Charles ; Jacques et Louis Boisvert de la Grande Côte. Ils s’assemblent pour nommer un tuteur aux enfants de Jean Letellier. Ils sont tous parents à divers degrés de Joseph et Marie-Louise, les deux orphelins. Le notaire s’assied à son bureau, prend sa plume d’oie et couche les préliminaires. Quand il a fini, il se tourne vers les parents et demande : Qui choisissez-vous pour tuteur des enfants de défunt Jean Letellier et de défunte Julie Asselin ?…

— Pierre Leclerc, dit l’un.

— François Blanchet, dit un autre.

— Pierre Leclerc !

— François Blanchet !

— Non !

— Oui !

— Leclerc !

— Blanchet !

Ainsi s’exclament ceux qui ne sont pas mis en nomination.

— Allons ! messieurs, dit le notaire en essuyant les verres de ses lunettes, tâchez de vous entendre ; pas d’animosité, pas de…

— Blanchet est plus vieux, la charge lui revient de droit, dit Jacques Boisvert.

— Leclerc est cousin germain, reprend Laliberté.

— Blanchet est plus à l’aise et peut fournir de meilleures garanties.

— Leclerc est aussi bien !

— Quant à moi, observe le notaire, je crois l’un et l’autre également propres à remplir cette charge. Nommez le premier tuteur et l’autre subrogé tuteur.

— Pourquoi ne pas nommer Eusèbe Asselin ? C’est à lui que revient la charge : il est beau-frère du défunt, risque Boulet.

Personne ne répond. Le notaire ajoute : Pourquoi n’est-il pas ici ? N’a-t-il pas été notifié ? Prenez garde ! il a droit d’y être. Le silence se fait encore. Un malaise visible s’empare de la petite assemblée de parents.

— Eh bien ! décidons quelque chose, continue le notaire en plongeant sa plume dans l’encrier.

Au même instant un cheval blanc d’écume s’arrête devant la porte ; un homme aux cheveux crépus, à la longue barbe, saute de la charrette, attache son cheval à la clôture du jardin, et entre dans l’étude de maître Bégeon.

— C’est lui ! fait l’homme de loi.

— Bonjour ! monsieur le notaire, dit le nouveau venu.

— Bonjour ! monsieur Asselin ; prenez un siége, assoyez-vous.

Asselin salue les parents sans rien dire. Sans rien dire et sans se lever, ceux-ci saluent.

— J’arrive trop tard, peut-être, reprend Eusèbe en s’adressant au notaire.

— Non pas ! il n’y a rien de fait.

— J’en suis bien aise. On m’a oublié, mais je n’oublie pas, moi ! Qui nommez-vous pour tuteur des enfants de mon beau-frère ?

Quelqu’un répond : On a parlé de Pierre Leclerc et de Blanchet.

— De vous aussi, ajoute le notaire.

— De moi ? De moi ?… C’est bien ! je n’ai pas d’objection. Au reste c’est un devoir que la parenté m’impose.

— Oui, risque Laliberté, tu aimais tant ton défunt beau-frère. Eusèbe Asselin lançant un regard de feu à Laliberté : Toi, mêle-toi de tes affaires, ce sera mieux.

— Cela me regarde aussi bien que toi.

— Gabriel, tu trouveras ce que tu cherches !

— Allons ! messieurs, s’il vous plaît, pas de querelle ici : à la question ! fait le notaire. Qui nommez-vous ?

— Eusèbe Asselin ! crie Boulet.

— Leclerc ! répond Laliberté.

Les autres restent muets : la peur les a paralysés.

— Je prends les noms, dit le notaire : il faut que cela finisse. Pérusse, qui nommez-vous ?

— Asselin !

Et le notaire écrit, murmurant entre ses dents :

Asselin, une voix.

— Blanchet, qui nommez-vous ?

— Leclerc !

— Leclerc, une voix.

— Laliberté ?

— Pierre Leclerc !

— Leclerc, deux voix.

— Louis Boisvert ?

— Asselin !

— Asselin, deux voix.

— Jacques Boisvert, qui nommez-vous ?

— Blanchet !

— Blanchet, une voix.

— Leclerc ?

— Laliberté !

— Laliberté, une voix.

— Boulet ?

— Asselin !

— Asselin, trois voix, continue le notaire.

— Monsieur Asselin, qui nommez-vous ?

— Diable ! repart ce dernier, je me nomme : c’est mon droit ; et je suis capable d’administrer la terre des mineurs aussi bien que n’importe qui.

— C’est bien ! reprend le notaire d’un ton un peu plus magistral, monsieur Eusèbe Asselin a la majorité des voix et est nommé tuteur des enfants de son défunt beau-frère et de sa défunte sœur. On fera ratifier par la Cour. Maintenant nommez le subrogé tuteur.

Le choix est vite fait. Tous, excepté Asselin, opinent pour Laliberté. C’est comme une revanche qu’ils veulent prendre. Eusèbe les regarde d’un œil qui veut dire : Je suis plus fort que vous tous.