Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Le charlatanisme en plein air

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C. Darveau (Ip. 183-197).

XXII.

LE CHARLATANISME EN PLEIN AIR.


Le samedi suivant était un jour de marché. Dès l’après-dîner de la veille, les habitants arrivèrent de la campagne avec leurs produits. Les uns débarquèrent du bateau des poches pleines d’avoine et de blé qu’ils entassèrent comme des cordes de bois ; les autres apportèrent des concombres indigestes et des melons odorants, des oignons tournés et des cives, des petits pois verts et des gousses de fève : presque toute la famille des graminées, et celle des cucurbitacées, et celle des liliacées, et celle des légumineuses. De jeunes filles vinrent de St Nicolas avec des paniers de frêne et des cassots d’écorce de bouleau, gonflés de framboises et de bluets. Des femmes adroites offraient en vente des pièces de toile ou d’étoffes qu’elles avaient faites au métier ; des chapeaux de paille tressée à cinq, à six et même à huit. Chacun prenait sa place sur le marché, invitant de la voix et du geste, les orgueilleux citadins à acheter les produits de la nature et de l’industrie.

Portant sur son dos une boîte énorme que retiennent des courroies de cuir passées en avant des épaules, un jeune homme sort de l’auberge de l’Oiseau de proie, et se dirige vers le marché. Il s’arrête près d’un porche où passe beaucoup de monde, déboucle ses bandes de cuir et dépose la boîte sur le pavé. Il l’ouvre, en tire plusieurs petites fioles qu’il enfonce dans les poches de son gilet, jette un coup d’œil scrutateur autour de lui, puis gravement comme un candidat qui monte sur le tréteau populaire, il monte sur sa boîte refermée.

— Que veut donc faire cet individu ? se demandent les habitants.

On ne connaissait pas encore, à Québec, l’éloquence du charlatanisme en réclame.

— Mesdames et messieurs, dit, d’une voix claire et légèrement impressionnée, le débitant de drogues que nous connaissons, mesdames et messieurs, approchez, venez ici, c’est la voix de l’humanité compatissante et charitable qui vous invite. Venez, vous tous qui souffrez, jeunes et vieux, hommes et femmes ! Quel que soit le mal que vous endurez, j’ai un remède pour le guérir. C’est le sirop de la vie éternelle ! C’est écrit sur les bouteilles ; pas de contrefaçons possibles ! Ce n’est point du charlatanisme que je fais. Vous m’avez vu enlever, comme par enchantement, les douleurs les plus aiguës. Je suis sûr de mon art, et ce n’est point pour l’argent que je travaille, c’est pour le bonheur de l’humanité souffrante !…

Les habitants s’approchent peu à peu.

— Prenez donc soin de nos effets, disent les plus avides aux moins empressés, nous allons voir ce que c’est, et nous ne serons pas longtemps.

Le cercle des curieux s’élargit, et le charlatan s’anime. Rien comme d’être écouté pour donner de la verve. Le docteur à la barbe rouge et au sirop de la vie éternelle continue : « Mesdames et messieurs, souffrez-vous du mal de dents ? ce mal qui vous met la rage au cœur et les larmes aux yeux. Avez-vous des rhumatismes, entendez-vous ? ces douleurs inexplicables et invisibles qui vous broient la moelle des os comme des tenailles. Avez-vous des maux d’oreilles qui rendent sourds et fous ? Avez-vous des blessures, coupures, déchirures, engelures et brûlures ? Êtes-vous dyspeptiques, rachitiques, apoplectiques, sujets aux coliques ? Êtes-vous faibles ou trop sanguins ? Êtes-vous enclins à vous démettre les doigts ou les mains, les pieds ou les reins ? Voulez-vous, jeunes gens, conserver votre teint de rose, n’avoir jamais de rides et rester toujours jeunes ? Voulez-vous, vieillards, retrouver l’ardeur et le feu de la jeunesse, éviter la décrépitude, l’engourdissement, et vivre jusqu’à cent ans ? Faites usage de mon sirop. Le voici. (Il montre, à la bande émerveillée, Une fiole pleine d’une liqueur rouge quelconque). Je le fabrique moi-même ; ce n’est point de la contrefaçon. Cela me conte cher ; je vais cueillir en personne les herbes dont j’ai besoin pour le fabriquer, sur la montagne de St Augustin, avant le lever du soleil, sous la neige, la veille de Pâques fleuries. Je ne fais payer que mon trouble… Vous comprenez que je ne peux donner tout mon temps pour rien. Je ne vends cet élixir que trente sous la fiole, rien que trente sous ; c’est pour rien, messieurs, pour rien !

— Comment appelle-t-il cela ? demande un habitant de Ste Croix à son voisin.

— Il a dit : Éli… Éli… J’ai oublié l’autre nom.

D’un autre côté l’on observe : Ça vaut toujours la peine d’essayer ; un trente sous, ce n’est pas tant !… Celui-ci demande : En achètes-tu, toi ? Celui-là répond : J’en ai envie.

— Au reste, cet homme est un docteur sans pareil ; ce n’est pas un hâbleur. Je l’ai vu, lundi dernier, au cul-de-sac, remettre parfaitement bien, comme toi et moi, dans le moment de le dire, un malheureux vieillard tout éclopé !…

— Ah ! c’est lui ? J’ai entendu parler de cela ; c’est bien extraordinaire ! Et dire que nos docteurs ne sont pas capables de nous remettre un doigt qui se démet !

— Tiens ! le docteur de chez nous prétend bien que l’on ne se démanche point.

— Il est vieux, je suppose… Les jeunes sont plus fins que ça !…

Le charlatan continue avec une verve digne d’une meilleure cause : Allons ! messieurs, qui en veut ? Qui veut de mon sirop de la vie éternelle ?

— Tiens ! dit José Mathurin donnant un coup de coude à Pierrot Plaisance, je te le disais bien que c’est du sirop de la vie éternelle !

— Qui en achète ? poursuit le marchand infatigable. Voyons ! personne, au milieu de vous, ne souffre du mal de dents ? Personne ne veut rajeunir ? Personne ne veut conserver son ardeur juvénile ?… Personne n’a de douleur rhumatismale. Personne ? personne ?…

Un homme marchande des légumes à quelques pas de là, soudain on le voit pâlir, puis il porte la main à sa poitrine et s’appuie sur la table d’un regrattier.

— Qu’avez-vous donc, mon ami, demande l’habitant qui étalait ses denrées ?

— Ah ! je vais mourir, je crois ! j’ai un rhumatisme dans l’estomac… Allez donc chercher un docteur…

L’habitant crie : Un docteur ! vite ! un docteur ! cet homme va mourir.

Tout le monde jette les yeux sur le malade. Le charlatan saute de sa boîte et court vers le malheureux qui souffre horriblement. Il ne prend pas le temps de lui déboutonner sa veste, il en arrache les boutons, déchire la chemise et met la poitrine à nue. Alors versant dans sa main le contenu d’une bouteille, il mouille et frictionne longtemps la poitrine du malade. Le rhumatisme disparaît comme par enchantement, et le malade joyeux achète plusieurs fioles de ce remède extraordinaire qui l’a sauvé.

« Messieurs, reprend le charlatan, je remercie Dieu, et remerciez-le, avec moi, de ce qui vient d’arriver. Vous avez la preuve maintenant de l’efficace vertu de mon remède et de mon honnêteté. Si vous négligiez d’acheter ce sirop incomparable, vous seriez coupables, car vous vous exposeriez à souffrir, à négliger vos travaux et à mourir par votre faute.

— Une fiole pour moi ! dit l’un des auditeurs, en offrant un trente sous.

— Une pour moi !

— Une pour moi ! »

Tout le monde en veut, c’est un empressement indicible autour du charlatan heureux qui rit sournoisement. Enfin il annonce qu’il n’en a plus.

— C’est malheureux j’aurais bien voulu en acheter une couple, murmure un habitant porteur d’une énorme tête frisée.

— Venez avec moi, monsieur Asselin, j’en ai à mon hôtel.

— Vous, me connaissez ?

— Et qui ne connaît pas le plus riche habitant de Lotbinière ?

— Vous me flattez.

— Pas du tout.

— Et vous, comment vous nommez-vous, s’il n’y a pas d’indiscrétion ?

— Moi ? Je n’ai pas d’autre nom que celui de docteur… Mais venez par ici, suivez moi !

— Pierre ! dit Asselin à Pierre Boisvert, aie soin de mes poches : je ne serai pas longtemps.

Asselin suit le docteur au sirop de la vie éternelle, jusqu’à l’auberge de l’Oiseau de proie. Il entre. Plusieurs personnes fument dans la pièce. Un nuage épais se promène sous le plancher peu élevé.

— Vous prendrez bien un petit verre, M. Asselin ?

— Pas de refus, puisque vous êtes assez poli pour me l’offrir.

— Le charlatan invite ceux qui sont dans l’appartement à venir trinquer avec M. Asselin. Un seul refuse, d’un geste qui ne permet pas d’insister.

— Mais je crois, dit Eusèbe, dévisageant l’un des buveurs, que c’est vous qui avez été guéri tout à l’heure d’un rhumatisme.

— Moi-même, monsieur, et je viens ici remercier de nouveau mon sauveur, et lui demander de me vendre encore quelques bouteilles de ce remède impayable ; car je demeure loin de la ville, et une fois parti, je ne sais quand j’y reviendrai.

— Vous êtes bien bon, répond humblement le charlatan à son admirateur, qui n’est autre que son complice, le vieux St Pierre. Vous n’êtes pas pressés, messieurs, continue-t-il, asseyons-nous et causons un peu. J’aime beaucoup à parler de la campagne, et des travaux des champs.

Tout le monde put s’asseoir, grâce au nouveau banc que la mère Labourique avait fait placer le long de la cloison. Les rondes se succédèrent vite. Chacun se fit un point d’honneur de payer la sienne.

— Oui, dit Asselin, que la cinquième ronde avait parfaitement grisé, je suis un habitant à l’aise : aussi, je sais conduire la besogne : ce n’est pas le premier venu qui m’en remontrera.

— Et vous avez deux beaux biens, maintenant, hazarde le vendeur de drogue.

— Deux biens ?… qu’est-ce que tu dis ?… pardon ! qu’est-ce que vous dites, monsieur le docteur ?

— Oui, deux biens ; vous avez hérité de votre beau-frère ?

— Mon beau-frère ?… que le diable l’emporte !

— Le petit garçon n’est jamais revenu ?

— Jamais ! et il fait mieux de ne pas revenir.

— La petite fille est morte dans le bois ? Vous êtes heureux, vous, les poulets vous tombent tout rôtis dans la bouche : je voudrais que pareille aubaine m’arrivât.

— La petite fille ?… Oui, elle s’est écartée en allant aux framboises. Je l’ai cherchée partout… pas moyen de la retrouver. Ce n’est pas ma faute comme vous voyez.

— On la croit morte ?

— Morte ou pas morte, ça m’est bien égal… Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle ne reviendra pas comme elle est partie… C’est ça qui ferait une jolie fille pour le plaisir… vous savez ?

— Bah ! n’achetez pas la cage avant de prendre l’oiseau. C’est une enfant !

— Ça vient vite : laissons faire…

— Vous devez avoir un joli tas de piastres dans votre coffre ?

— C’est la femme qui compte ça ; moi, j’apporte à la maison.

— Laissez-vous votre femme seule quand vous venez à Québec ?

— Elle est bien capable de se défendre ; et puis elle n’est pas si belle !… ceux qui la prendront de nuit la rendront bien de jour.

— Mais des voleurs pourraient piller votre maison ?

— Des voleurs ? ils seront bien fins s’ils trouvent mon argent.

— Défoncer des coffres, ouvrir des tiroirs, c’est l’affaire d’un moment.

— Pas si bête Eusèbe Asselin que de faire comme tout le monde. Les vieilles casquettes et les vieux bas tout usés sont plus fidèles gardiens que les coffres et les tiroirs…

— Auriez-vous pensé à cela, vous autres ? dit le charlatan à ses amis.

— Non !

— C’est qu’Eusèbe Asselin n’est pas un imbécile, allez ! reprit l’habitant enivré… Docteur ! vos remèdes, que je m’en aille vendre mon grain. Il se mit la tête sur son bras et s’endormit appuyé sur la table.

Un jeune homme sortit de l’auberge. C’était celui qui n’avait point voulu boire, se défiant de la traîtrise du rhum, et soupçonnant de mauvais desseins chez les hôtes de l’Oiseau de proie.

— C’est heureux pour lui qu’il ne parle pas, dit le charlatan, car il ne sortirait pas ainsi.

— S’il savait écrire ?

— Il ne sait pas écrire non plus, reprit Charlot, je m’en suis assuré. Vous comprenez que je l’aurais fait disparaître déjà, s’il eut pu nous trahir ; car il ne me plaît guère, et il devine certainement quelque chose de notre vie ; j’ai vu cela l’autre jour, quand il est venu avec le contre-maître visiter notre bois.

— Il n’a pas d’affaire ici, observa le chef.

— Vous oubliez, dit la mère Labourique, qu’il est demeuré dans cette maison autrefois, quand il était enfant ; il est tout naturel qu’il aime à revenir me voir.

— Alors que n’entre-t-il dans vos appartements ?

— C’est cela ! il n’a pas raison de rester ici dans cette pièce : il ne boit pas, il ne s’amuse avec personne.

Asselin ronflait comme une chaudière qui bout. Les brigands restaient seuls.

— Voyons s’il a de l’argent, dit le vieux.

Robert introduisit adroitement dans la poche des pantalons d’Asselin sa main crochue ; et tira une bourse de cuir fermée par un cordon. On compta la monnaie. Il n’y avait que trois piastres et quelques sous.

— Ce n’est pas assez, fit le charlatan. Ne perdons pas notre réputation pour si peu.

— Tu as raison, répondit le chef. Vends des bouteilles de sirop, cela nous paiera mieux.

— D’ailleurs, observa Charlot, si nous le dépouillons, il soupçonnera le docteur qui l’a prié de venir ici, et la vente des drogues en éprouvera un échec redoutable.

L’argent fut remis dans la bourse, et la bourse dans le gousset du dormeur enivré, qui ne s’éveilla qu’une heure après. Les brigands n’avaient pas quitté l’auberge.

— Vous m’avez mis dedans, dit Asselin en prenant un air joyeux pour effacer sa honte.

— C’est un accident… ça se pardonne. Au reste, personne que nous ne vous a vu ; personne ne le saura jamais.

— Et puis, repartit Asselin d’un air plus dégagé, est-ce que je ne suis pas libre de faire une petite fête avec de nouveaux amis ?

— Sans doute.

— Surtout avec un homme important et remarquable comme monsieur. Il montrait le docteur.

— Vous me faites un compliment qui me rend orgueilleux, répliqua le charlatan.

— Maintenant dit Eusèbe, il faut que j’aille sur le marché. Il se leva. Le charlatan lui présentant une bouteille de sirop :

— Voulez-vous l’accepter en signe d’amitié ?

— Ah ! vous êtes trop aimable !… On ne peut pas refuser, mais je vais en acheter une demi-douzaine.

Le docteur à la barbe rouge enveloppa six fioles remplies du célèbre sirop de la vie éternelle, les remit à l’habitant qui paya de bon cœur et sortit.