Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome I/Sauvez-moi ! sauvez-moi !

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C. Darveau (Ip. 176-182).

XXI.

SAUVEZ-MOI ! SAUVEZ-MOI !


Geneviève dormait d’un sommeil agité sur son lit de paille, dans sa chambre de la rue St. Joseph, quand le maître d’école arriva avec la petite Marie-Louise. Il frappe. Les coups, bien que légers, éveillent la malheureuse fille. Elle prête l’oreille, entend la porte s’ouvrir et quelqu’un parler. L’entretien prolongé excite sa curiosité. Elle se lève. Un faible rayon de lumière semblait percer le plancher sans tapis, et jouer au plafond. Elle s’approche de ce rayon. C’était le reflet de la chandelle qui montait par le trou de tuyau mal bouché. La chambre de Geneviève se trouvait au-dessus de la salle où causaient le maître d’école et sa sœur. La fille curieuse colle son oreille au plancher et recueille avidement les paroles des deux monstres qui complotent le déshonneur et la perte de l’enfant. Elle ne voit pas l’orpheline, et ne sait qui elle est, ni d’où elle vient. Mais la petite s’approchant de mademoiselle Racette passe vis-à-vis le trou de tuyau, et reçoit la lumière de la chandelle sur sa jolie figure. Geneviève tressaille de douleur. Le souvenir de la femme qui l’a tant aimée revient à sa mémoire, comme un jonc que le canot a plié revient à la surface de l’onde ; un trouble mystérieux s’empare de ses esprits, et elle part à pleurer. Elle entend quelqu’un monter. Elle se remet au lit promptement, et, la tête cachée dans son drap de toile, elle feint de dormir. Elle s’endort en effet. Alors elle a un songe étonnant : Elle se trouve dans un pays étranger, loin du monde, au milieu d’une profonde solitude. Ses pieds égarés suivent le bord d’une côte immense, et le flanc de cette côte est formé d’un sable léger, fin et jaune comme une poussière d’or. Et au pied de cette côte, à une profondeur effrayante, gronde comme un tonnerre sourd, les flots d’un torrent. La pauvre fille a peur et marche vite pour s’éloigner de cette côte dangereuse. Et de temps en temps elle regarde l’abîme pour juger de la distance qu’elle a parcourue ; mais la distance est toujours la même, et ses pas côtoient toujours le sombre ravin.

Elle entend une voix qui l’appelle. Surprise elle s’arrête. Cette voix monte du gouffre.

Elle se penche pour mieux ouïr ou voir mieux, et elle reconnaît l’homme qui l’a perdue, l’infâme Racette.

— Viens donc, dit-il, et sa bouche est séduisante comme une fleur de cactus, viens donc, le gazon est frais ici, l’onde est limpide, et les oiseaux gazouillent des hymnes de volupté ! Descends ; tu vas glisser comme sur le velours ; tes pieds ne se heurteront pas aux pierres, tes main ne se déchireront pas aux épines. Un souffle d’amour caresse ici les plantes verdissantes et les fleurs épanouies… Viens, ô ma bien-aimée ! L’autel est prêt : les liens de l’hymen sont ici. Je couronnerai ton front de marguerites et de bouton d’or…

La jeune fille est captivée par cette voix suave et menteuse. Elle se sent entraînée vers cet homme qui lui tend les bras. Elle terme les yeux et fait un pas vers le précipice. Le sable mouvant se met à descendre avec un murmure sinistre. Geneviève regarde. Elle voit, comme un flot infini qui s’abaisse jusqu’au fond des océans, le flanc de la côte descendre vers l’abîme. Elle a peur et veut remonter.

— Descends ! descends ! dit la voix de l’amant.

Mais ce n’est plus l’accent de d’amour, c’est l’accent de l’orgueil triomphant. L’homme est devenu monstre, et ses yeux brillent comme deux tisons ardents dans sa tête noire et velue, et ses doigts sont armés de griffes acérées qui déchirent le sable pour le faire tomber plus vite. Geneviève essaie de crier : le son meurt dans son gosier aride. Elle fait un effort suprême pour remonter : ses pieds pressent le sable plus rapidement, le murmure grandit et la chute s’accélère. Les hurlements du torrent augmentent et le monstre crie toujours : Viens ! viens !… Au dessous d’elle Geneviève voit un faible arbrisseau, que la vague sablonneuse essaie d’engloutir. C’est le seul qu’il y ait sur toute la surface mobile de la côte : Si je pouvais me cramponner à cette tige ! pense-t-elle !… Une sueur froide mouille ses tempes ; ses cheveux défaits tombent comme le feuillage après la pluie ; sa bouche est haletante, et ses yeux s’ouvrent secs et hagards. Le sable roule toujours. Geneviève se sent évanouir. Tout à coup sa main égarée saisit quelque chose : c’est l’arbrisseau. Elle s’y cramponne avec l’énergie du désespoir. Un blasphème monte du pied de la côte. Peu à peu le rameau que tient la fille infortunée se change en une main ; puis un bras se forme, puis le tronc devient le corps d’une femme toute belle, et la cime et le feuillage ; une tête richement couronnée de cheveux. Geneviève reconnaît son amie la défunte femme de Letellier.

— Sauvez-moi, dit-elle, ah ! sauvez-moi !

— Tu veux que je te sauve, et tu vas laisser périr mon enfant… Mon enfant bien-aimée est entre les mains des méchants, et ils vont la souiller, la rendre infâme aux yeux de Dieu. Ils vont lui arracher l’honneur et flétrir à jamais sa vertu ! Ils vont la mettre dans le chemin de l’enfer et lui ravir le ciel !… Tu peux empêcher tout ce mal… tu peux sauver mon enfant et tu ne le fais point !…et tu veux que je te sauve ?

La mère infortunée verse des larmes abondantes… Le sable roule toujours… l’amant a repris sa voix caressante, et le torrent voile ses mugissements !

— Sauvez-moi ! dit Geneviève.

— Sauveras-tu ma fille ?

— Oui.

— Le promets-tu ?

— Oui.

— Eh bien ! emporte-la.

Et la mère inquiète lui met l’enfant dans les bras.

— Monte, dit-elle, va la déposer au pied de la croix.

Geneviève regarde alors et voit une croix noire au sommet de la côte. Elle part. Le sable roule et murmure de plus en plus, l’amant multiplie ses appels, et l’abîme, ses mugissements… Geneviève marche avec courage ; ses pieds brûlants glissent ; ses jambes s’affaissent sous elle ; sa respiration soulève violemment sa poitrine, et son cœur bat d’une manière extraordinaire. Déjà ses regards se voilent, le ciel tourne sur sa tête, le soleil s’obscurcit, la nuit l’enveloppe, elle tombe !… elle tombe évanouie au pied de la croix.

— Tu fais un rêve pénible, Geneviève ! éveille-toi, dit alors le maître d’école, touchant de la main l’épaule recouverte de la jeune fille.

— Mon Dieu ! s’écrie-t-elle en s’éveillant, où suis-je ? Est-ce un rêve ? est-ce vrai !… l’enfant ! la croix !

— Es-tu folle ? allons ! tu rêves encore ; tu as un cauchemar.

Geneviève s’éveilla tout à fait.

— Je suis malade, dit-elle… je souffre… ah ! laisse-moi me reposer.

Le maître d’école, un peu contrarié, s’en alla dormir ailleurs.