Le Pèlerin de Sainte Anne/Tome II/Luxure et chasteté

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VIII

LUXURE ET CHASTETÉ


Les gens de chantier, après avoir passé quelques semaines dans la ville, à boire et à s’amuser, reprenaient tour à tour le chemin de leur village. Quelques-uns, dans leur prodigalité coupable, avaient oublié de garder quelques écus pour payer leur passage. Tous s’étaient habillés de neuf chez les marchands de hardes faites de la Basse-Ville. Plusieurs, cependant, se défiant des embûches de la volupté, ne déliaient pas les cordons de leur bourse au sourire perfide de l’amour qui se vend, et se hâtaient de laisser la ville.

Ces braves jeunes gens prêtaient l’argent qu’ils avaient économisé, et chaque année voyait grossir leur petit trésor. Après cinq ou six hivers passés dans les chantiers, ils se trouvaient en état d’acheter une terre à des conditions avantageuses, et ils prenaient femme. Malheureusement ce n’était pas le grand nombre qui agissait avec cette prudence.

L’ex-élève, au lieu d’économiser, avait fort dépensé depuis qu’il travaillait dans les bois. Il était l’enfant gâté de bien des Calypso qui n’avaient rien des grâces de l’antique déesse, et l’adoraient jusqu’au dernier sou, pas au-delà. Mais le châtiment de Djos le blasphémateur lui ouvrit les yeux. Il réfléchit, et le fruit de ses réflexions fut un changement de vie complet, une conversion sincère. Ses tendres amies de Québec ne le virent plus. Elles en furent étonnées et demandèrent à Picounoc, à Poussedon, à Lefendu et à tous les autres que la grâce de Dieu n’avait pas touchés, la raison de son infidélité. Quand elles apprirent que le frivole garçon avait un amour sérieux, elles rirent beaucoup et crurent à un prochain retour.

Cependant l’ex-élève était véritablement épris, et l’image d’Emmélie se dessinait toujours devant ses regards et lui semblait enveloppée d’un nimbe lumineux. Il alla voir sa famille, et remit une jolie somme à son vieux père étonné qui faillit pleurer de joie. Mais une force irrésistible l’attirait à Québec. Sa gaité avait un peu de mélancolie : il émaillait moins de latin ses reparties joyeuses. Il revint à la ville et Emmélie lui avoua qu’elle s’était ennuyée. Ils causèrent longtemps assis près de la fenêtre. Ce qu’ils dirent, je l’ignore. Ils parlaient à voix basse et souriaient toujours. Leurs regards se rencontraient souvent et se confondaient comme deux sources vives, sorties de deux rochers opposés. Dehors, le ciel était noir et sans soleil : il pleuvait ; mais il y avait de la sérénité dans leurs jeunes figures, et leurs âmes étaient ensoleillées. Avant de se séparer, ils échangèrent des gages de fidélité. L’ex-élève venait d’acheter un superbe mouchoir de soie rouge ; la jeune fille avait un mouchoir blanc garni d’une fine dentelle. Les deux foulards cachaient, dans leurs plis soyeux, quelques gouttes de parfums, et quand les jeunes gens défaisaient ces replis, les senteurs s’échappaient en bouffées enivrantes. L’ex-élève demanda à Emmélie son mouchoir en signe de constance. Emmélie n’osa pas refuser, mais, en badinant, elle s’empara du foulard de soie rouge et ne voulut plus s’en séparer. L’ex-élève partit, promettant de revenir encore dans une quinzaine de jours.

— Si la pluie continue, il fera noir cette nuit, dit le vieux Saint Pierre à Picounoc qui répond :

— Ce sera le moment de tenter la fortune. Il faut se hâter, car je pars demain pour aller voir ma mère. Quinze ans sans la voir, c’est long… pensez-y !

— Et ton père ?

— Mon père ?… Est-ce que je sais, moi, si j’ai un père ?

— Tant mieux ! il ne te maudira pas.

Le chef des voleurs et l’homme de cage viennent de se rencontrer au coin de la rue Sous-le-fort. Ils se rendent ensemble à l’auberge de l’Oiseau de proie. Ils ne restent pas longtemps dans cette maison. Ils ont peur du silence et besoin de distractions, car le projet infâme qu’ils nourrissent dans leur esprits, depuis quelques jours, les trouble et les effraie. Ils ne veulent pas reculer. C’est une fausse honte qui les retient. Le chef craint de passer pour un lâche aux yeux de son jeune complice, et Picounoc ne veut pas être taxé de vantardise et de poltronnerie par son vieil ami. Ils entrent enfin à l’auberge de La Colombe victorieuse. C’est le soir, ils demandent à souper, mangent assez peu, mais boivent beaucoup. Picounoc suit tous les mouvements de la gracieuse jeune fille. Le chef cherche la femme timide et réservée. Tous deux songent aux moyens de mettre à exécution leurs desseins criminels. Ils ne parlent guère. Quelques habitants entrent. Les scélérats en ressentent du dépit. Les femmes, sans défiance, s’efforcent de paraître aimables, et de bien servir leurs hôtes, afin d’assurer un bon nom à leur maison nouvelle, et d’attirer des pratiques nombreuses. Elles ne se doutent pas du malheur affreux qui les menace. Pendant toute la soirée des gens entrent et d’autres sortent. Personne ne demande de chambre pour la nuit.

— Attendons toujours, dit le chef à Picounoc, bientôt les derniers s’en iront, alors nous prendrons nos lits. Il ne viendra plus personne, il passe dix heures.

En effet, un instant après, Saint-Pierre et le garçon de chantier restent seuls. Ils expriment leur désir de passer la nuit à La Colombe victorieuse, donnant pour raison la distance qu’ils ont à parcourir, et la pluie qui tombe par torrents. L’hôtelière les conduit à une chambre propre et bien aérée. Un lit large et garni d’un couvre-pieds blanc remplit un coin de cette chambre ; un lave-mains, deux chaises, une petite table, en complètent l’ameublement. La porte de l’auberge est fermée et les chandelles s’éteignent, comme de pâles étoiles s’éteignent dans le ciel qui se couvre. Le silence enveloppe la maison.

— As-tu étudié les lieux ? demande Saint-Pierre à son compagnon.

— Leur chambre est à gauche, en sortant, répond à voix basse le misérable Picounoc.

Et l’entretien continue ainsi :

— Es-tu bien déterminé ?

— Je mourrai après s’il le faut. Et vous ?

— Je l’aurai de gré ou de force… et je ne mourrai pas après.

— Si la porte est fermée à clef ?

— On trouvera un prétexte quelconque pour faire ouvrir. L’une des deux se lèvera : on la saisira… Un mouchoir sur la bouche… un pistolet sous la gorge… Il faut réussir. Il serait ridicule de faire tant de démarches pour ne recevoir qu’un pied-de-nez.

— Dans ce cas, il vaut autant essayer de suite.

— Allons !

Et les deux scélérats se rendent sur le bout des pieds à la porte de la chambre où se sont retirées les deux femmes vertueuses. Ils prêtent l’oreille. Les femmes récitent à demi-voix le chapelet de la Sainte Vierge. Picounoc frissonne.

— As-tu peur ? vas-tu reculer ? lui dit le vieux polisson. Attends un peu ! on va voir si le chapelet pourra les sauver…

Il essaye de lever la clenche de la porte. Elle est tenue par un loquet. Les femmes prudentes s’étaient enfermées. Il frappe discrètement.

— Que voulez-vous, demande l’hôtelière ?

— Nous sommes décidés à partir, et nous désirons vous payer, répond le chef.

La porte s’ouvre. L’honnête femme fait un pas en arrière en voyant les visages bouleversés de ses hôtes.

— Picounoc est garçon, moi je suis veuf, nous voulons vous épouser, repart Saint-Pierre, d’un ton cynique.

— Je ne vous comprends pas.

— Je vous aime ! dit le vieux damné, avec transport.

— Allez vous-en ! crie la femme en repoussant la porte.

Mais la porte ne se referme point, et les deux bandits entrent dans la chambre encore chaste.

— Va chercher du monde, dit l’hôtelière à sa fille.

— C’est inutile, reprend Picounoc, la porte ne s’ouvrira pas ; nous sommes les plus forts, et nous vous aimons.

— Si vous nous aimez, dit la jeune fille, respectez-nous.

— Je vous en conjure, s’écrie la malheureuse mère, n’outragez pas ma fille !… C’est mon seul bien, c’est mon seul amour, oh ! respectez-la !… Elle est pauvre et sa vertu est son unique fortune !

— C’est l’affaire de Picounoc, répond le vieux.

Emmélie, les mains jointes, regarde le jeune homme d’un air suppliant :

— Pour l’amour de Dieu ! sortez, dit-elle ; nous sommes des femmes faibles et sans défense, vous êtes des hommes forts et généreux, vous n’abuserez pas de votre force ; vous ne nous ferez point de mal, vous aurez pitié de nous !

Picounoc interdit, hésite :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écrie la mère, n’y a-t-il personne qui nous entende ?

Emmélie pleure et supplie toujours. Devant tant d’innocence et de vertu, le crime perd son audace, la passion, sa fureur. Picounoc dit au vieux brigand :

— Venez-vous-en !

Emmélie tombe à genoux :

— Que Dieu vous bénisse ! dit-elle.

Saint Pierre veut retenir son complice et lui rendre sa première insolence :

— Paul Hamel, ton camarade, t’en aura de la reconnaissance, insinue-t-il.

À ce nom, la jalousie entre dans le cœur du jeune garçon :

— Pourquoi l’aimez-vous tant, lui ?… pourquoi ne m’aimez-vous pas, moi ? dit-il brusquement à la jeune fille.

— Je suis encore libre, murmure la pauvre enfant épouvantée.

— Si je savais !… si je pouvais espérer !

— Oh ! soyez honnête, soyez généreux, vous n’aurez jamais lieu de vous en repentir !

Picounoc se dirige vers la porte :

— Je m’en vais, dit-il au vieux libertin, venez vous-en !

— Lâche ! tu n’es pas un homme ! repart Saint Pierre. Si l’ex-élève était à ta place, le désespoir d’Emmélie ne serait pas si grand, va !

La criminelle insinuation rend à Picounoc ses mauvais instincts :

— C’est vrai ! dit-il, pas de grâce !

Emmélie s’était approchée de la fenêtre, elle brise un carreau et jette un cri terrible. Les brigands la saisissent d’une main violente et la ramènent au milieu de la chambre. Mais la mère, à son tour, pousse une clameur qui retentit au loin.

Les deux vauriens demeurent un moment interdits. Des pas précipités se font entendre sur le trottoir. Ils approchent vite. Un nouveau cri s’élève dans la chambre violée, et des coups, frappés avec force dans la porte de l’auberge, y répondent aussitôt. Picounoc et Saint Pierre abandonnent leurs victimes, descendent dans la cour et se sauvent en escaladant la clôture de planches. L’hôtesse alla ouvrir : il n’y avait plus personne. Elle ne put se défendre d’une vague peur. Il pleuvait toujours et l’on n’entendait que le bruissement de la pluie sur les toits de ferblanc.

Le chapelet avait sauvé les deux honnêtes créatures.