Le Père De Smet/Chapitre 16

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H. Dessain (p. 352-372).


CHAPITRE XVI

PROGRÈS DU CATHOLICISME AUX ÉTATS-UNIS.
APOSTOLAT DU P. DE SMET À SAINT-LOUIS.
LES KNOW-NOTHING


1849-1858


Depuis l’établissement des Jésuites au Missouri, la colonisation a pris, à l’ouest des Alleghanys, un merveilleux développement. Dans ce pays, vaste comme l’Europe, arrivent chaque année des milliers d’émigrants, séduits par les richesses d’un sol inexploité. Avec une prestigieuse rapidité, le désert a fleuri. En trente ans, la population des États-Unis est passée de dix à vingt-cinq millions d’habitants.

« Je me rappelle, écrit le P. De Smet, le temps où Saint-Louis, Cincinnati, Pittsburg, n’étaient que de simples villages ; bientôt, ces villes compteront chacune plus de 200 000 âmes. Il y a dix ans, Chicago et Milwaukee n’étaient que de petits ports de commerce, à peine connus ; déjà l’une compte 80 000, l’autre 40 000 habitants. Chacune de ces villes, semblable à une immense ruche, déborde d’activité. Suivez le cours des rivières, pénétrez dans l’intérieur du pays, vous voyez, d’un jour à l’autre, les forêts disparaître pour faire place à de beaux parcs, à de vastes prairies, avec des fermes et des granges remplies de blé, de riches troupeaux de bœufs et de moutons, de nombreuses bandes de chevaux. Dans toutes les directions, se croisent les chemins de fer et les routes en macadam ».[1]

Les progrès du catholicisme marchent de pair avec ceux de la colonisation.

Au début de son épiscopat, Mgr Carroll pouvait à peine réunir en synode vingt-cinq prêtres, dispersés parmi les 40 000 catholiques de l’Union ; le premier concile plénier, tenu à Baltimore en 1852, compte vingt-six évêques et cinq archevêques. Au lieu de quelques missionnaires, l’Amérique possède près de deux mille prêtres, à la tête de deux millions et demi de catholiques. Partout se multiplient les églises, les séminaires, les collèges, les couvents, les pensionnats, les hôpitaux.

« Lorsque j’arrivai à Saint-Louis, dit encore le P. De Smet, il y avait de 3  000 à 4   000 habitants, avec une pauvre église et deux petites écoles. Aujourd’hui, la population dépasse 120 000 âmes, dont 50 000 au moins sont catholiques. La ville possède une belle cathédrale, avec onze autres églises, un séminaire pour le clergé séculier, un grand et magnifique hôpital, tenu par les Sœurs de Saint-Vincent de Paul, un collège de notre Compagnie, avec 150 internes, 120 demi-pensionnaires et externes, plus 300 ou 400 élèves admis gratuitement. Il y a une maison d’éducation pour les enfants de bonne famille, dirigée par les Frères des Écoles chrétiennes. Les Dames du Sacré-Cœur, les Sœurs de la Visitation et les Ursulines possèdent de beaux et vastes pensionnats pour les jeunes filles. Il y a, de plus, dix ou douze écoles dirigées par des religieux ou des religieuses. Enfin, cinq écoles maternelles, comptant au delà de 500 enfants, un asile d’enfants trouvés, un refuge pour les pénitentes et les jeunes personnes en danger.

» Toutes les églises sont très fréquentées, et ne peuvent contenir le nombre des fidèles. Partout, la ferveur des catholiques répond au zèle des pasteurs. La bonne harmonie qui règne entre les membres du clergé séculier et du clergé régulier contribue beaucoup au progrès de la religion ».[2]

À quoi attribuer ces résultats ?

D’abord à l’immigration des catholiques, venus en masse du Canada, de l’Irlande, de l’Allemagne, de la Pologne. Ce sont eux qui peuplent les régions du Mississipi, des Grands-Lacs et des Prairies. Pauvres pour la plupart, mais robustes, patients, entreprenants, ils avancent résolument vers le Far-West, assurant la fortune et la prospérité matérielle des États-Unis. Soucieux de transmettre à leurs enfants la religion des ancêtres, ils enrichissent l’Amérique d’églises, d’écoles et de couvents. Tandis que les puritains de la Nouvelle-Angleterre limitent à un ou deux le nombre de leurs enfants, les nouveaux venus, avec leurs familles nombreuses, tendent à devenir les maîtres du pays.

Toutefois, la progression du catholicisme est relativement beaucoup plus rapide que celle de la population. Depuis le commencement du siècle, le nombre des catholiques est monté de un centième à un dixième du chiffre des habitants.

C’est que, même chez les protestants, les conversions ne sont pas rares. Mieux qu’aucune communion, la religion romaine donne l’exemple d’un christianisme pratique. Chaque jour augmente son prestige. Lorsque, à la clôture du huitième concile de Baltimore, un peuple immense voit s’avancer vers la cathédrale, au son des cloches et au chant des hymnes, le cortège des trente évêques représentant les provinces qui, de la Louisiane à l’Oregon, du Saint-Laurent au Pacifique, obéissent à leur voix, toute cette foule s’incline devant la seule force religieuse désormais capable de revendiquer le magistère des âmes.

Le mouvement d’Oxford, qui, vers 1840, arrache au protestantisme anglais l’élite de ses docteurs, a son contre-coup en Amérique. Ceux qui, sincèrement, cherchent la vérité, n’hésitent pas à briser de chères affections pour embrasser la religion des Irlandais. Il y a, parmi les convertis, de nobles intelligences, qui deviendront des archevêques comme Mgr Eccleston, des écrivains comme Brownson, des apôtres comme le P. Hecker.

Les jésuites de Saint-Louis n’ont pas peu contribué à ce succès.

« Voici, dit le P. De Smet, quelques détails sur ce qui se fait dans la seule église Saint-François Xavier, dépendante de notre collège. L’année dernière [1854], le chiffre des communions a dépassé 50 000. Le nombre des conversions au catholicisme est annuellement de 60 ou 80. Les deux congrégations de la Sainte Vierge comptent au delà de 400 membres : avocats, médecins, banquiers, négociants, commis, etc. Tous portent la médaille miraculeuse, et approchent chaque mois de la sainte table. L’Archiconfrérie de N.-D. des Victoires compte de 5 000 à 6 000 membres ; l’Association du Sacré-Cœur, plus de 2 000. L’école dominicale, annexée à l’église, est fréquentée par près de 1 000 enfants ».[3]

L’université possède un controversiste éminent et un orateur de premier ordre. Le P. Smarius, originaire du Brabant hollandais, fait, chaque dimanche, des conférences qui attirent en foule catholiques et dissidents. Après l’avoir entendu, ceux-ci veulent à loisir reprendre et étudier ses arguments. Un journal protestant, The Republican, se charge de les publier, et, par milliers d’exemplaires, répand dans tous les États de l’Union l’apologie du catholicisme.

Un autre Hollandais, le P. Damen, évangélise sans trêve les villes et les campagnes. Il lui arrive de recevoir, en un jour, jusqu’à 67 abjurations. Il prêchera, avec ses auxiliaires, plus de deux cents missions, et pourra compter douze mille conversions d’hérétiques. Avec un égal succès, le P. Weninger portera la parole de Dieu, en anglais et en allemand, pendant plus de trente ans. Ses nombreux ouvrages de controverse et de piété n’ont pas moins d’influence que ses prédications, et lui valent, de la part des souverains pontifes, de précieux encouragements.

Occupé comme il l’est de l’administration de la viceprovince, le P. De Smet n’a que peu de temps à donner au ministère. Il trouve pourtant le moyen d’agir encore sur les âmes, et détermine à Saint-Louis d’importantes conversions.

Sa sollicitude va d’abord aux émigrants. Lorsque, traversant le port, il reconnaît les cheveux blonds, le teint vermeil, le clair regard de l’habitant des Flandres, lorsqu’il entend parler le rude idiome des aïeux, il s’approche, se fait connaître, s’informe du voyage, demande des nouvelles du pays. Il offre aux nouveaux venus secours et encouragements, les aide à s’orienter dans leur nouvelle patrie ; surtout, il leur recommande la fidélité aux devoirs religieux, et leur dit où ils trouveront un prêtre chargé de pourvoir régulièrement à leurs besoins. Pour beaucoup, l’exode a été douloureux. Le navire qui les transportait ressemblait assez aux négriers. Entassés pêle-mêle dans l’entrepont, sans air, souvent sans pain, ils périssaient en foule, dix sur cent à bord des vaisseaux américains, trente sur cent à bord des vaisseaux anglais.

Ceux qui avaient survécu devenaient, à leur débarquement, la proie des entrepreneurs de transport. « Souvent, écrit le P. De Smet, il passe ici, dans une seule semaine, de deux à trois mille Européens, qui vont s’établir plus avant dans les terres. Tous les bateaux en sont encombrés, et l’on peut dire, sans exagération, que chacun a enterré de quinze à vingt personnes, souvent plus, entre la Nouvelle-Orléans et Saint-Louis ».

Encore peut-on s’étonner de ne pas compter plus de victimes. « Imaginez-vous, au nombre de plusieurs centaines, des hommes, des femmes, jusqu’à des enfants de quelques mois, entassés derrière les chaudières, sur un espace de quarante à cinquante pieds carrés. Les malades n’ont à respirer qu’une atmosphère corrompue et empestée. J’ai visité ces réduits et, chaque fois, j’en ai eu mal au cœur et à l’estomac. C’est vraiment un miracle que des passagers échappent avec la vie d’un trou si horrible et si malsain.

» Le transport des émigrants, tel qu’il se pratique aujourd’hui sur le Mississipi, est un crime impardonnable dans un pays civilisé. Une spéculation sordide en est seule la cause. Quel que soit leur nombre, les étrangers sont, les uns après les autres, reçus dans le bateau. Le capitaine regarde s’accumuler sous ses yeux l’argent du passage, et ne semble jamais réfléchir au sacrifice de vies humaines que doit entraîner pareil encombrement… C’est ainsi que des familles entières sont détruites, et que des milliers d’enfants deviennent orphelins dans un pays étranger »[4].

Un jour débarque à Saint-Louis une famille d’émigrés flamands, composée du père, de la mère et de neuf enfants. Les parents, ainsi que quatre enfants, sont tombés malades sur le bateau. Le maire les fait transporter à l’hôpital protestant. Presque aussitôt, le père meurt ; la mère ne lui survit que quelques jours ; puis c’est le tour d’une fillette de sept ans.

Averti de cette détresse, le P. De Smet fait aussitôt recueillir les huit orphelins, dont l’aîné a dix-sept ans, le plus jeune, huit mois seulement. « Peut-être, écrit-il à son frère, sera-ce une consolation pour leurs amis de Belgique de savoir que j’ai placé les trois petites filles chez les Sœurs de Charité, et les deux petits garçons chez les Sœurs de Saint-Joseph. Les trois aînés, deux garçons et une fille de treize ans, sont chez de bons catholiques, qui leur apprendront un métier ».[5]

À partir de 1850, les gouvernements et les sociétés de bienfaisance prennent des mesures pour améliorer le sort des émigrants. Le grand archevêque de New-York, Mgr Hughes, établit pour eux une caisse d’épargne, destinée à devenir la plus prospère du monde entier. Toutefois, il s’écoulera des années avant que soit assuré l’avenir des étrangers. Le P. De Smet écrit en Belgique nombre de lettres, afin d’éviter, surtout aux jeunes gens, d’amères désillusions. Rencontre-t-il, à Saint-Louis, quelque compatriote trompé par la fortune, en proie au découragement, il l’envoie, muni d’une recommandation, là où il pourra plus facilement gagner sa vie. Parfois, il lui conseille le retour en Europe, et se charge, au moins en partie, des frais de la traversée.

Ses voyages au désert ont mis notre missionnaire en rapport avec les trappeurs de l’Ouest, les commandants des forts, les agents de la Compagnie des Fourrures. Beaucoup, parmi eux, sont catholiques, ont l’esprit cultivé, mais doivent rester des années privés de tout secours religieux. Pour les prémunir contre l’indifférence ou l’erreur, il leur envoie des livres comme La Symbolique de Mœhler et les études de Balmès sur le protestantisme. [6] « Vous ne regretterez pas, dit-il à propos de ce dernier ouvrage, d’avoir consacré à cette lecture quelques heures de vos loisirs, tant le sujet est varié, les idées neuves et fécondes. Balmès est à la fois savant et philosophe, profond et populaire, homme du dix-neuvième siècle et fidèle défenseur de la tradition catholique ».[7]

Un de ses anciens compagnons de voyage a-t-il abandonné ses devoirs, il lui adresse, sur le ton de l’amitié, de pressantes représentations : « Vous me dites que vous avez visité plusieurs églises de Baltimore, et que vous admirez leur belle architecture, ainsi que les offices qu’on y célèbre. Cher ami, vous n’avez plus qu’un pas à faire. Maintenant que la chose est si facile, que vous êtes entouré de prêtres pieux et zélés, prenez part d’esprit et de cœur à ces offices, approchez-vous du tribunal de la pénitence, recevez le pain des anges. Vous trouverez » soyez-en sûr, un trésor inestimable, une source de consolations et de joies, une paix d’âme et d’esprit que le monde ne peut donner. Vous avez passé de longues années sans pouvoir remplir vos devoirs religieux ; profitez de l’occasion présente, et faites une sincère conversion ».[8]

On ne résiste guère à ses suppliants appels. Lorsque, après un long séjour en pays indien, les fonctionnaires reviennent à Saint-Louis, plusieurs demandent au religieux d’entendre leur confession, de bénir leur mariage, et de baptiser leurs enfants,[9]

Ne pouvant retourner aux missions, le P. De Smet veut du moins contribuer au bien spirituel des catholiques de Saint-Louis. La population, toujours croissante, a besoin d’églises. Il entreprend d’en construire une nouvelle. L’argent fait défaut : il tendra la main. Le sanctuaire, dédié à sainte Anne, s’élève rapidement, et, le 27 juillet 1856, est consacré par l’archevêque, Mgr Kenrick.

Au travail extérieur, le zélé prêtre joint une action plus intime. Sa correspondance révèle un directeur très attentif au progrès des âmes et soucieux de leur perfection. Avec prudence et délicatesse, il interprète, il applique à leurs besoins les maximes de l’Évangile et la doctrine des saints. Il n’est pas sans intérêt de voir un homme, dont la vie s’est si peu prêtée à l’étude des mystiques, citer des auteurs comme le Père Surin. Quant à l’estime qu’inspire sa vertu, on en peut juger par ce mot de Mme Duchesne : « Il faut que Dieu soit bien bon, puisqu’il me donne auprès de lui un tel intercesseur ».[10]

Le prestige de ses travaux, la dignité de sa vie, le charme de ses manières, permettent au P. De Smet d’agir sur les protestants, aussi bien que sur les catholiques. Le 22 avril 1854, il écrit en Belgique : « Depuis la nouvelle année, j’ai baptisé six protestants, parmi lesquels un avocat et une cousine du président Taylor, femme de l’ex-surintendant des pays indiens. J’ai, de plus, converti un franc-maçon. En ce moment, je prépare encore une vingtaine de protestants à recevoir le baptême ».

Ces quelques lignes donnent une idée de ses succès. Mais nulle conversion ne devait être plus remarquée que celle de Randolphe Benton, fils unique du sénateur Thomas Benton, l’un des personnages les plus en vue aux États-Unis.

C’était un jeune homme de vingt-deux ans, riche de tous les dons. Élevé dans le protestantisme, il avait déjà, à l’insu de sa famille, songé à se faire catholique, lorsqu’une attaque de dysenterie le réduisit à l’extrémité.

Son père qui, depuis longtemps, entretenait les meilleurs rapports avec le collège, s’empressa de communiquer au P. De Smet la triste nouvelle. « À sa demande, dit celui-ci, je me rendis près du malade, et le trouvai dans un état fort alarmant. Il m’exprima sa joie de me voir, et me remercia de ma visite. Je m’assis près de son lit, et l’exhortai à mettre en Dieu sa confiance. Mes paroles furent écoutées avec une attention extraordinaire.

— Oui, s’écria le jeune homme, le Seigneur nous envoie ce qui nous est bon.

» Ensuite, je lui exposai les points essentiels de la religion. Il y donna son adhésion en termes pleins de foi et de piété.

» Le sénateur assistait à cette entrevue. Ravi des chrétiennes dispositions de son fils, il me serra affectueusement la main ; puis, me conduisant à quelque distance du lit, me dit avec transport :

— Oh ! que c’est consolant ! Malgré l’affliction qui me déchire le cœur, les paroles de mon fils me remplissent de joie. Dieu soit béni ! S’il meurt, il mourra en chrétien. » Et, fondant en larmes, le vieillard se retira dans une chambre voisine pour cacher son émotion. » Je revins m’asseoir près du lit de Randolphe. Alors il me déclara sa résolution de devenir catholique.

— De tout mon cœur, disait-il, je désire recevoir le baptême. C’est une grande faveur que me fait le ciel. Sans doute, mon père y consentira.

» Aussitôt, j’entrai dans l’appartement où celui-ci s’était retiré, pour lui communiquer la demande de son fils. Il consentit volontiers, et, plein de joie, le jeune homme se prépara à recevoir le sacrement.

» Pendant que je le baptisais, il tenait les bras dévotement croisés sur la poitrine, et, les yeux levés au ciel, priait avec ferveur, remerciant Dieu de la grâce qu’il daignait lui accorder »[11]

Le religieux, alors, se retira pour aller chercher la sainte communion. De retour à l’université, il reçut du sénateur les lignes suivantes :

« Cher Père De Smet. Après votre départ, je suis entré dans sa chambre. À peine m’a-t-il aperçu qu’il m’a demandé si j’étais content de ce qu’il avait fait. — Très content, lui ai-je répondu ; puis je l’ai engagé à prendre quelque repos.

— La paix et le bonheur, m’a-t-il dit alors, m’ont fait plus de bien que ne m’en pourrait faire le sommeil.

» Bientôt après, les yeux fixés au ciel, le visage serein, d’une voix claire et ferme, il a dit :

— Grâce à Dieu, je me sens heureux. » Puis, s’adressant à moi :

— Il y a longtemps que j’avais l’intention de faire cela, mais je ne savais si vous en seriez satisfait. » Je lui ai répété que, loin de me déplaire, cela me rendait heureux ; et, en effet, c’était la première joie que je goûtais depuis sa maladie.

» Ainsi donc, mon cher Père, tout est maintenant entre vos mains. Vous m’avez rendu la paix, en la rendant à mon fils ».

Le jeune Benton n’avait plus que quelques heures à vivre. Avec une touchante piété, il reçut les derniers sacrements, et, le 17  mars  1852, au lever du soleil, son âme, qui n’avait point « péché contre la lumière », alla jouir des clartés éternelles.

L’archevêque de Saint-Louis voulut lui-même présider les funérailles et faire l’éloge du défunt. Quoique presbytérien, son père fit célébrer pour lui cent messes. Le P. De Smet espéra quelque temps recevoir aussi son abjuration. Pareille joie ne devait pas lui être accordée ;[12] mais, jusqu’à la fin, l’éminent homme d’État l’honora de son amitié.[13]

Les progrès du catholicisme commençaient à inquiéter les ennemis de l’Église. Ceux-ci préparaient de violentes attaques.

Obligés de quitter l’Europe après les événements de 1848, bon nombre de révolutionnaires italiens, allemands, suisses, hongrois, étaient allés chercher aux États-Unis un terrain plus favorable à leur prétendue liberté.

Nulle part leur propagande ne fut plus active qu’à Saint-Louis.

« On compte ici, écrivait le P. De Smet, de 30 000 à 40 000 Allemands, parmi lesquels plusieurs radicaux, socialistes, illuminés, récemment chassés d’Europe. Ils ont pour chef un démagogue du nom de Boernstein, expulsé successivement d’Allemagne, de France et d’Italie. En arrivant ici, il a déclaré la guerre aux Jésuites, aux prêtres, aux catholiques, et, depuis deux ans, n’a cessé d’exciter contre nous ses adeptes. Hier, à son instigation, ceux-ci ont voulu s’emparer des locaux où l’on procédait à l’élection d’un nouveau maire, afin de forcer le vote des gens libres. Il y a eu du sang versé, un homme tué sur le coup, cinq ou six maisons brûlées…

» Kossuth, le chef de l’insurrection hongroise, est venu à Saint-Louis, s’est associé à Boernstein, et a, comme lui, déclaré la guerre aux Jésuites… Sa popularité, il est vrai, tombe de jour en jour. Il se retirera sans doute dans quelque coin du monde, pour y vivre dans l’abondance avec le fruit de sa nouvelle industrie : l’émission de bons hongrois, payables lorsque la Hongrie sera république, et lui, Kossuth, son premier président.

» Après Kossuth, Lola Montes… Elle aussi en veut grandement aux Jésuites. Elle prétend que c’est à cause d’eux qu’elle a dû quitter la Bavière, que la Bavière est gouvernée par les Jésuites, que le premier ministre est leur provincial, etc. ».[14]

Les carbonari, nombreux en Amérique, continuaient à recevoir le mot d’ordre des loges européennes. Ils avaient leur journal, L’Eco d’Italia. Partout, ils cherchaient à soulever le peuple contre l’Église, et à entraver l’action des évêques.

Pour reconquérir l’influence qui leur échappait, les ministres protestants ne craignirent pas de faire cause commune avec les révolutionnaires. Ce fut l’origine d’une vaste conjuration qui devait ; un moment, mettre en péril la liberté du catholicisme aux États-Unis.

Les Know-Nothing[15] — c’était le nom des nouveaux sectaires — commencèrent à s’organiser vers 1852. Ils formaient une société secrète, dont les membres étaient liés par le serment. À les entendre, ils ne cherchaient qu’à défendre les droits des indigènes contre l’invasion des Européens. « L’Amérique aux Américains ! » telle était leur devise. En conséquence, ils voulaient rendre plus sévères, eux récemment débarqués d’Europe, les lois sur la naturalisation, et écarter des emplois publics tout citoyen né de parents étrangers. En réalité, ce que combattaient ces fanatiques, c’était moins la qualité d’Européen que l’attachement des Européens, surtout des Irlandais, à l’Église romaine. Aux plus basses calomnies, ils allaient ajouter le meurtre, le pillage et l’incendie.

Bientôt s’offrit l’occasion d’entrer en campagne.

Au printemps de 1853, le nonce au Brésil, Mgr Bedini, débarquait à New-York. Il apportait aux fidèles des États-Unis la bénédiction du Souverain Pontife, et devait rendre compte à celui-ci de l’état du catholicisme dans la vaste république.

Les Know-Nothing virent dans cette mission une grave atteinte aux libertés américaines. Leurs journaux dénoncèrent les perfides et ambitieuses intrigues de Rome. L’apostat Gavazzi, venu de Londres pour la circonstance, mit sa parole de tribun au service des frères et amis. Pendant des mois, il suivit d’une ville à l’autre l’envoyé du Saint-Siège, vomissant contre lui injures et menaces, cherchant, par ses furieuses déclamations, à soulever la foule contre les « papistes ».

Des invectives, on passa aux voies de fait. Le jour de Noël, à Cincinnati, une bande d’assassins allemands tenta de s’emparer du nonce. Repoussés par la police, ils se dédommagèrent en brûlant le prélat en effigie. L’odieuse scène se reproduisit dans plusieurs villes. Tout faisait craindre un nouvel attentat ; après un court séjour aux États-Unis, Mgr Bedini dut se retirer[16].

Le départ du nonce ne mit pas fin à l’agitation. Ce fut, pendant trois ans, une suite de provocations, d’outrages, de violences, au point que la force armée dut plusieurs fois intervenir pour défendre les propriétés et les personnes.

Témoin de ces troubles, le P. De Smet en trace, dans ses lettres, le lugubre tableau : « Les temps deviennent affreux pour les catholiques dans ces malheureux États. Pas un pays au monde où il y ait moins de liberté pour les honnêtes gens »[17].

« Les démagogues européens, adeptes de Kossuth, de Mazzini, etc., ont juré de nous exterminer. Déjà sept églises catholiques ont été saccagées et brûlées. Ceux qui osent les défendre tombent sous les coups des assassins ».[18]

« L’avenir devient de plus en plus sombre, et nous sommes menacés de tous côtés. Si nos ennemis réussissent à élire un président de leur parti — et, jusqu’ici, les chances sont en leur faveur — le culte catholique sera interdit, nos églises et établissements pillés ou brûlés, et les meurtres accompagneront toutes ces bagarres.

» Dans le courant de cette année [ 1854], plus de 20 000 catholiques se sont retirés dans d’autres pays, pour se mettre à l’abri des insultes. Un plus grand nombre se proposent de les suivre. La liberté de diffamer et de proscrire est à l’ordre du jour dans cette grande république, devenue le rendez-vous des démagogues de tous les pays, des mauvais sujets de toute espèce ».[19]

Aucune loi n’intervient pour protéger les catholiques. Dans certains États, le pouvoir public leur est ouvertement hostile.

« Les législateurs de New-York et de Pennsylvanie s’occupent en ce moment des biens temporels de l’Église, dont ils veulent retirer aux évêques l’administration. Ils ont pris l’initiative ; d’autres États ne tarderont pas à suivre cet exemple.

» Dans le Massachusetts, une inquisition tracassière vient d’être instituée pour la visite des couvents. À Boston, un comité de vingt-quatre polissons, choisis parmi les législateurs, dont soixante sont ministres protestants, a inspecté, de la cave au grenier, la maison des Sœurs de Notre-Dame de Namur ».[20]

Faisant, avec le P. Provincial, la visite des maisons de la Compagnie, le P. De Smet doit plus d’une fois braver la fureur des fanatiques. À Cincinnati, un prêtre ne peut se montrer dans les rues sans être insulté par des renégats allemands, suisses ou italiens. À Louisville, une trentaine de catholiques viennent d’être tués sur la place publique ou brûlés vifs dans leurs maisons. Ceux qui voulaient fuir ont été repoussés dans les flammes à coups de fusil et de poignard. À Saint-Louis même, on compte sept attentats en moins d’une semaine.

Les Jésuites ne sont pas épargnés. À Ellsworth, dans le Maine, le P. Bapst est violemment arraché de la maison d’un catholique, chez qui il entend les confessions. Les sectaires le dépouillent de ses habits, l’enduisent de goudron, le roulent dans un amas de plumes, puis le portent sur un bâton à travers les rues de la ville, au milieu des plus grossières insultes.

Quelques mois plus tard, près de Mobile, le P. Nachon se voit arrêté et frappé brutalement, pendant qu’il va dire la messe dans un village. Un des assaillants lui met le poignard sur la poitrine, en disant :

— Ne revenez plus au village ; sinon, vous ferez connaissance avec cette lame.

Le P. De Smet, qui a vu d’autres dangers, écrit simplement : « Notre situation n’est pas fort agréable. Nous vivons un peu dans la crainte, sans toutefois avoir peur. En tout cas, il est bon de se tenir prêt et de beaucoup prier ».[21]

Loin d’avoir peur, il poursuit, à cette heure même, l’ouverture d’un collège à Milwaukee. Jamais, d’ailleurs, il n’a douté de l’avenir de la religion aux États-Unis. Dès le début des troubles, il écrivait : « L’Église, comme dans toutes les persécutions, sortira victorieuse de la lutte. Il y aura des martyrs peut-être ; mais lorsque la loi, qui promet à chaque citoyen la liberté de conscience, sera en danger, tous les catholiques se lèveront pour la défendre ».[22]

Ce ne furent pas seulement les catholiques qui se levèrent. Les excès des Know-Nothing liguèrent contre eux les honnêtes gens de tous les partis. La presse les dénonça au tribunal de la nation. En 1856, au moment où ils comptaient arriver au pouvoir, l’élection de Buchanan à la présidence mit à néant le rêve des agitateurs.

Leur tentative devait être le dernier effort de l’opposition puritaine. La tempête n’avait servi qu’à enraciner plus profondément l’arbre de la foi, et à lui faire porter de plus beaux fruits.

Les meilleurs esprits se sont vus dans la nécessité d’étudier le catholicisme. Cet examen a dissipé l’ignorance, fait tomber les préjugés, inspiré même aux orateurs du Congrès d’éloquentes apologies. De nouvelles conquêtes attestent la force vitale de l’Église. Les gouverneurs de l’Illinois et de la Californie abjurent publiquement l’hérésie ; le docteur Ives vient déposer aux pieds de Pie ix son anneau d’évêque protestant. Telle est, chez les convertis, la flamme du prosélytisme, que le P. Hecker peut jeter avec eux les fondements d’un nouvel institut, voué à l’apostolat des dissidents.[23]

En 1860, on compte aux États-Unis 43 archevêques et évêques, 2 500 prêtres, et quatre millions et demi de fidèles, soit un septième de la population totale. « Dans toute l’étendue du pays, la religion est prêchée ouvertement et sans entraves. Le culte se célèbre, au dehors comme au dedans des églises, avec pleine et entière liberté… Dieu aidant, on a tout lieu d’espérer qu’avant la fin du siècle, l’Église d’Amérique occupera un rang honorable dans la hiérarchie catholique ».[24]

De plus en plus, les évêques apprécient les services rendus par les Jésuites. En 1855, ils ne craignent pas d’en proposer cinq pour l’épiscopat. Le P. De Smet, annonçant la chose au P. Général, le conjure de s’opposer à ces nominations. C’est que son nom figure sur la liste envoyée à Rome,[25] et l’humble religieux se juge toujours incapable de remplir pareille charge.

Son ambition serait de retourner aux Montagnes. « La meilleure partie de ma vie, dit-il, a été donnée aux sauvages. J’ai eu le bonheur, chez eux, de sécher quelques larmes, de panser des plaies, celles de l’âme surtout, de diriger ces pauvres gens vers la vraie destinée de l’homme. Ma vigoureuse santé y a reçu quelques atteintes ; mes cheveux y ont blanchi ».[26]

Et encore : « Mon cœur, je dois l’avouer, reste toujours chez les Indiens. Fréquemment, ils m’envoient de pressantes invitations à retourner au milieu d’eux. Je suis heureux de pouvoir, ici encore, leur être de quelque utilité, au moins pour le temporel, en envoyant à nos missionnaires ce dont ils peuvent avoir besoin pour poursuivre l’évangélisation des tribus. Nos Pères étant trop peu nombreux à Saint-Louis, je n’ai pu, jusqu’à présent, être relevé de mes fonctions. Toutefois, je n’ai pas perdu confiance, et je demande instamment à Dieu, si c’est sa volonté, de pouvoir passer dans le Far-West le reste de mes jours ».[27]

À l’heure où il écrit ces lignes, la Providence lui ménage la joie de bientôt revoir, et, peut-être, de sauver de la ruine les chrétientés de l’Orégon.

  1. Lettre à M. Conway, attaché à la personne du duc de Brabant. — Saint-Louis, 10 juillet 1855.
  2. Lettre à M. Blondel, d’Anvers. — Louisville, 21 avril 1855.
    Saint-Louis était devenu, en 1849, le siège d’un archevêché. Le fondateur du diocèse, Mgr Rosati, était mort à Rome le 25 septembre 1843. Il avait pour successeur un prélat d’origine irlandaise, Mgr Pierre Kenrick.
  3. Lettre à M. Blondel. — 22 avril 1855.
  4. Lettre à son frère Charles. — Saint-Louis, décembre 1849.
  5. Lettre citée.
  6. Le Protestantisme comparé au Catholicisme, dans ses rapports avec la civilisation européenne.
  7. Lettre à Edwin Denig. — Saint-Louis, mai 1852.
  8. Lettre à Charles Larpenteur. — Saint-Louis, 17 déc. 1849.
  9. Cf. Chittenden et Richardson, Op. cit., p. 1499 et suiv.
  10. Baunard, Madame Duchesne, p. 485.
  11. Lettre au P. Murphy. — Saint-Louis, ler avril 1852.
  12. Thomas Benton mourut à Washington la 10 avril 1858. Les États-Unis lui firent de somptueuses funérailles, auxquelles assistèrent plus de 20 000 personnes. Rien, malheureusement, dans l’histoire de ses derniers moments, ne prouve qu’il ait adhéré à la foi catholique.
  13. Entre autres souvenirs du missionnaire, sa famille conserve une Histoire des Tribus indiennes de Schoolcraft, avec cette Inscription : « Offert par l’ex-sénateur Benton au Révérend Père De Smet, en témoignage d’affectueuse considération et de vive gratitude pour les consolations dont, après Dieu, il a été l’instrument, en assistant un fils mourant, lui faisant trouver, à vingt-deux ans, sur son lit de mort, un lit de fleurs, lui découvrant au sortir de ce monde, le printemps de la vie, l’aurore d’un jour radieux : spectacle inoubliable de joie douce et sereine, de confiante espérance et de reconnaissance à Dieu. — Saint-Louis, mai 1852 ».
  14. À François De Smet. — 7 avril 1852.
  15. Know-Nothing; littér. « Je ne sais rien ». Ces gens, en effet, feignaient l’ignorance, chaque fois qu’on les interrogeait sur leur association.
  16. Sur la mission de Mgr Bedini et les violences des Know-Nothing, voir De Gourcy et Shea, The catholic Church in the United States, 2e édit., New-York, 1857, ch. XXVII et XXVIII.
  17. À son frère François. — Saint-Louis, 8 sept. 1854.
  18. À son frère Charles. — Saint-Louis, 25 sept. 1854.
  19. À son frère François. — Saint-Louis, 24 octobre 1854.
  20. À M. Blondel, d’Anvers. — Bardstown, 22 avril 1855.
  21. À son neveu Paul. — Saint-Louis, 22 août 1855.
  22. À un Père du collège de Bruxelles. — Bardstown, 17 juin 1854.
  23. La première maison des Paulistes fut érigée à New-York, en 1858.
  24. Lettre du P. De Smet à son neveu Paul. — Saint-Louis, 15 mai 1860.
  25. « … Les nouveaux sièges seront bientôt occupés par des sujets proposés au Saint-Siège, et dont on attend la nomination au prochain consistoire. Le P. De Smet, de Termonde, a été proposé par le synode de Saint-Louis, ainsi que le P. Arnold Damen, du Brabant hollandais ». (Lettre du P. Hélias d’Huddeghemà sa famille.
    — Taos, 30   janvier 1856).
  26. Lettre à ses nièces. — 20  avril  1853.
  27. Lettre à W.-A. Smets. — Saint-Louis, 12 janvier 1855.