Le Péril bleu/I/X

La bibliothèque libre.
Louis-Michaud (p. 90-100).

x

Délibération



Ce chapitre x n’est autre que la pièce 197 du dossier. — Elle se présente sous l’aspect d’une petite ramette de huit pages. M. Le Tellier l’écrivit tout entière de sa propre main. Le premier feuillet contient une notice explicative, très postérieure au document lui-même, et qui date du jour paisible où l’astronome colligea tous les matériaux de la présente étude.

14 février 1913.

Ce fut dans la nuit du 7 au 8 mai 1912 que je traçai les lignes suivantes. Fortement ébranlé par l’étrange spectacle des pas sur la neige, brisé de fatigue et de chagrin, je ne pouvais goûter le repos qui m’était si nécessaire. L’insomnie, sans miséricorde, me retournait sur ma couche, et les ténèbres augmentaient mon exaltation.

Pour tromper cette fièvre, je décidai d’allumer une lampe et de travailler. Mais la seule occupation qui sût ne pas m’importuner était de réfléchir au sort mystérieux de mon enfant ; et je ne pus trouver quelque apaisement à mes soucis qu’en dressant de mémoire un compte rendu de la séance que nous venions de tenir dans le salon de Mirastel, à la descente du Colombier. Je voyais dans cette tâche un dérivatif à mes souffrances, et j’espérais par surcroît qu’elle me fournirait un texte sur lequel on pourrait méditer plus à l’aise que sur un ensemble de pensées fuyantes.

Mes souvenirs ont toujours été fidèles ; ce compte rendu reflète donc avec beaucoup d’exactitude notre conseil de famille, à peine réduit et simplifié dans la mesure convenable.

J’aperçois encore, autour de la grande table, nos visages de tristesse et de lassitude. La canne brisée de mon neveu était là, au milieu du cercle, comme une pièce à conviction dans un prétoire. Ma belle-sœur n’en pouvait détacher son regard… On découvrait aussi sur la table, devant Mme Arquedouve, le schéma que j’avais relevé des empreintes et dont Maxime avait pointillé chaque trait au moyen d’une aiguille, afin de rendre sensible aux doigts de sa grand’mère aveugle l’effigie de la chose étonnante et terrible.

DÉLIBÉRATION DU 7 MAI, À 6 HEURES DU SOIR[1]

Moi. — À présent que nous connaissons tout ce qu’on peut connaître en fait de vestiges matériels et de témoignages concrets, il faut raisonner et tâcher de découvrir quelque chose qui oriente nos recherches… Un point de direction… Car il faut agir, enfin ! Je propose que chacun donne son avis à la ronde.

Garan, avec un regard à la dérobée sur Maxime et Robert. — Je ne vous cacherai pas que ma conviction est presque faite. Cependant, je ne suis pas infaillible ; et, dans tous les cas, un peu de discussion ne fera pas de mal. Mais, avant de se demander où, qui et comment, il faudrait savoir pourquoi.

Tiburce, se rongeant les ongles. — Parfaitement. Pourquoi X. a-t-il enlevé Mlle Le Tellier, M. et Mme Henri Monbardeau ?

Moi. — Encore « enlevé » ! Toujours « enlevé » ! Rien ne prouve qu’ils aient été « enlevés » ! Ne mettons pas la charrue avant les bœufs !

Garan. — D’accord. La première question est en effet celle-ci : L’un des trois disparus avait-il une raison de disparaître volontairement ?

Calixte. — Mais nous nous égarons, voyons ! Ce qui s’est passé au Colombier n’est qu’une répétition, une suite, de ce qui s’est passé à Seyssel, à Corbonod, à Anglefort, à Culoz ! Une suite rationnelle ! On a commencé par enlever des minéraux, puis des simulacres humains, et, après les simili-personnes, on ou X, comme dit M. Tiburce, on ou X a volé de vrais hommes !… Je ne dis pas, bien sûr, que X soit le Sarvant…

Maxime. — Heureusement, que vous ne le dites pas ! — Allons donc ! La progression organique que vous signalez dans les corps de délit ne saurait être que fortuite, sapristi !… À moins… à moins que les vols de Seyssel aient été commis pour préparer le rapt de samedi et pour donner le change à la police, en faisant croire à quelque série fantastique…

Garan, goguenard. — Pas mal, pas mal. Nous reviendrons là-dessus. Mais commençons par le commencement. — Quelqu’un connaît-il assez la vie des trois disparus pour affirmer qu’ils n’avaient aucun motif de s’éclipser, soit ensemble, soit individuellement ?

Calixte. — Pour mon fils et ma belle-fille, j’en suis sûr. Ils n’avaient aucune raison…

Augustine. — Aucune. Henri est le plus franc…

Maxime. — Et moi je réponds de Marie-Thérèse.

Garan. — Docteur, vous connaissez à fond votre fils ?

Calixte. — Oui certes…

Garan, insinuant. — Il n’avait pas de secret pour vous ?

Calixte, interdit. — Non… Je ne crois pas…

Garan. — Saviez-vous qu’il reçoit des lettres poste restante à Artemare ? (Stupeur générale.) J’ai procédé, hier soir, à une petite enquête de ce côté-là… Le matin même de l’événement, M. Henri Monbardeau s’est présenté au guichet de la poste et a demandé s’il n’y avait pas de lettre aux initiales H. M.

Calixte. — Je ne savais rien… Je… vraiment…

Maxime. — Arrêtez ! vous êtes engagés sur un défaut. Mon oncle, cette lettre, moi je sais ce que c’est. Henri me pardonnera de l’avoir trahi ; mais des intérêts capitaux dominent la situation, — je dois parler. Ces lettres aux initiales H. M. sont des lettres de Suzanne. Elle et son frère correspondent en cachette.

Calixte. — Comment ! ils s’écrivent !

Maxime. — Oui, mon oncle. Oh ! la pauvre fille…

Calixte, tremblant d’indignation. — Une pauvre fille qui apprend la disparition de son frère (on ne parle que de cela dans tout le pays) et qui n’a pas même l’idée de nous… de nous… exprimer sa douleur et son… et sa…

Augustine. — Mon ami, tu l’as chassée et tu lui as défendu de nous écrire !

Calixte, pleurant. — Dans une pareille circonstance… je crois que… je lui… je lui aurais pardonné… Elle aurait dû le sentir !

Garan. — Docteur, je suis curieux d’apprendre qui est cette Suzanne ?

Tiburce. — Oui. Qui est cette Suzanne, docteur ?

Augustine. — Ma fille aînée, monsieur ; elle n’habite pas avec nous…

Calixte, très nerveux. — Elle habite avec un drôle qui nous l’a prise ! Je l’ai reniée ! je l’ai maudite ! Il paraît que mon fils a conservé des relations avec elle, comme vous voyez… J’ignorais.

Moi. — Laissons cela. — Nous sommes sûrs, n’est-ce pas, que ni Marie-Thérèse, ni Henri, ni Fabienne n’avaient la moindre raison de nous fausser compagnie ?

Plusieurs voix. — Absolument.

Garan. — Bon. Alors, puisqu’ils sont partis sans l’avoir voulu (ce qui, du reste, semble ressortir des faits), c’est qu’on les a enlevés ! Donc, deuxième question : Qui avait intérêt à les enlever ?

Tiburce, fumant à toute vapeur. — Évidemment.

Garan. — Passons donc en revue la liste de ceux qui pouvaient bénéficier de cette triple disparition, — de toutes les personnes, par exemple, qui…

Robert. — Des personnes ? Hum !

Garan. — Monsieur Collin, je dois vous avouer que cette interruption… baroque, de votre part, m’est singulière, pour ne pas dire suspecte… Si ce n’est pas des personnes, qu’est-ce donc ?… Voudriez-vous insinuer — vous un savant, vous qui tantôt souteniez le contraire — que les aigles ou les Sarvants seraient pour quelque chose dans cet imbroglio ?… Venant de vous, cette explication grotesque serait suspecte au premier chef ; et je vous avertis que votre conduite m’a déjà semblé louche.

Moi. — Oh ! monsieur, que dites-vous là ?

Robert. — Mais ce n’est pas du tout ce que je voulais dire ! Seulement, il m’est difficile de me prononcer avant d’avoir creusé certains problèmes…

Lucie. — Pour finir, je ne connais personne qui en ait jamais voulu à ma fille. (S’attendrissant) Marie-Thérèse n’a fait que du bien autour d’elle. La bonté même… la douceur…

Moi. — Ma chérie, nous ne supposons pas forcément la rancune chez les ravisseurs. Un enlèvement peut avoir d’autres mobiles…

Garan. — Mlle Marie-Thérèse, madame, peut avoir été enlevée par l’un des prétendants que vous avez évincés ces jours-ci…

Moi. — Comment ? vous savez…

Garan. — Si j’ai été désigné par mes chefs pour suivre cette affaire, c’est que, de par mon service habituel, je suis préposé à la sécurité de la colonie étrangère de Paris. Comme tel, chargé, le 12 avril, d’assurer un service d’ordre discret à l’inauguration du télescope Hatkins, j’ai assisté à la fête que vous donniez, monsieur Le Tellier. Alors, ayant eu l’occasion de m’occuper de vous une première fois, on a cru bon de me choisir quand M. d’Agnès est venu à la Préfecture demander quelqu’un. — Des gens bien renseignés m’ont certifié qu’à la suite de cette cérémonie plusieurs demandes en mariage avaient été formulées, et j’ai de bonnes raisons de croire que votre brusque départ était une dérobade. — Voulez-vous me donner l’état des demandes que vous avez reçues ?

Moi. — Certainement. Il y avait… Mais, à vrai dire, nous n’avons reçu que trois demandes catégoriques. Les autres ne furent que des avances, des marches d’approche, destinées à nous pressentir.

Garan. — Vous n’avez opposé que trois refus formels ?

Lucie. — Oui.

Garan. — N’examinons que cela. Un candidat définitivement écarté peut seul se résoudre à l’extrémité d’un enlèvement. — Ces demandes provenaient toutes trois d’étrangers ?

Moi. — Oui. Mais l’une d’elles serait la bouffonnerie de ce drame, si ce drame n’était pas le nôtre… C’est la demande d’Abd-Ul-Kaddour-Pacha.

Garan, avec un sourire retenu. — Non ? Pas possible ? Abd-Ul-Kaddour ? L’homme aux odalisques ?… Ah ! l’animal ? Ce qu’il m’a donné de peine pendant son séjour ! Quelle surveillance !… C’est un détraqué, malade de corps et d’esprit, usé par tous les abus. Ah ! il n’a pas raté une seule extravagance ! Demander votre fille, ça, c’est merveilleux ! — En tout cas, mettons-le hors de cause. Tel que je le connais, sa lubie n’aura pas duré. Et d’ailleurs, il a quitté Paris sous ma garde le matin même des disparitions, le 4 mai, par train spécial ; et le soir, à 6 heures, nous l’avons embarqué à Marseille, lui, ses douze femmes et sa suite, à destination de la Turquie. C’est moi qui ai veillé sur lui jusqu’à la fin ; et ceci causa justement le retard de M. d’Agnès, qui dut attendre mon retour par l’express de Marseille, avant de pouvoir se mettre en route pour le Bugey. — Quelles sont les deux autres demandes ?

Moi. — L’une émane de M. Evans, un attorney de Chicago. Il m’a écrit le lendemain de l’inauguration, et j’ai l’assurance qu’il est reparti pour l’Amérique aussitôt après avoir connu notre réponse négative.

Garan, après s’être recueilli. — À exclure également. George Evans est le frère du secrétaire d’ambassade récemment nommé à Paris. Sa famille n’a aucune relation en France. Peu de fortune. Donc ne possédant pas les moyens de préparer et d’exécuter un enlèvement de cet acabit. Au surplus, comme vous le dites, Evans est parti le… voyons… le 20 avril, autrement dit treize jours avant le rapt. Rien à faire par là. — Le troisième postulant ?

Moi. — Don Pablo de las Almeras, l’attaché militaire…

Garan. — Ah ! celui-là serait capable de bien des équipées ! Cerveau brûlé, fêtard, millionnaire et Espagnol, ce serait lui que je soupçonnerais… s’il n’était fiancé depuis quelques jours à Mlle da Posta-Xérez, — et fiancé pour de bon !

Lucie, amèrement. — Il a vite oublié Marie-Thérèse…

Garan. — Maintenant : quelqu’un aurait-il enlevé Mlle Le Tellier sans l’avoir demandée en mariage ? avec son propre assentiment ?

Maxime. — Non, monsieur… Ma sœur n’avait pas de secret pour moi. J’affirme que non.

Garan. — Monsieur Maxime, j’aimerais entendre cela d’une autre bouche que la vôtre.

Maxime, violemment. — Que voulez-vous dire ? (On le calme.)

Garan. — Il suffit. Je m’entends.

Maxime. — Je ne laisserai pas…

Mme Arquedouve. — Paix ! paix ! on discute, mon petit…

Lucie, à Garan. — Monsieur, ma fille est aussi très confiante avec moi. Le seul homme qui aurait pu l’enlever dans ces conditions — je veux dire de son plein gré — avait au contraire toutes sortes de raisons pour nous laisser Marie-Thérèse. Du reste, il est ici. C’est le duc d’Agnès. J’ajoute que ma fille n’aurait jamais consenti à fuir de cette façon.

Augustine. — Mais, monsieur, voyons ! un enlèvement de cette nature n’aurait pas comporté celui de mon fils et de sa femme !

Garan. — Pardon. On les aurait confisqués accessoirement, pour supprimer deux témoins. — Mais je vois qu’il faut renoncer à éclaircir les choses en prenant Mlle Le Tellier comme victime principale. Étudions à présent le côté Monbardeau. En ce qui touche Mme Henri Monbardeau, mon enquête d’Artemare est concluante. Une seule personne avait profit à se l’approprier : c’est son ancien soupirant, le nommé Raflin…

Calixte. — Vous savez donc tout ?

Garan. — On est bavard à la campagne — … le nommé Raflin, dis-je, qu’il faut récuser, ce garçon étant incapable de machiner une telle opération et, de plus, gardant la chambre, à Artemare, depuis deux mois, avec une fracture de la jambe gauche. Voici donc un nouveau point acquis : Mme Henri Monbardeau n’était pas l’objectif capital du coup de filet. Reste alors son mari. Connaît-on quelqu’un dont…

Calixte, soudain levé et comme illuminé. — Oui : Hatkins !

Tiburce. — Ah ! Enfin ! Une piste !

Garan. — Hatkins ! Le milliardaire ? Le philanthrope ?… Vous l’accusez ?…

Calixte. — Oui, Hatkins, le donateur du télescope ! oui, le bienfaiteur des hôpitaux ! — je l’accuse !

Garan. — C’est inadmissible !

Moi. — N’est-ce pas ?

M. d’Agnès. — C’est insoutenable. Je l’ai beaucoup fréquenté à l’occasion de meetings d’aviation…

Calixte. — Ah ! vous voyez : il s’intéresse aux aéroplanes !

M. d’Agnès. — Laissez donc les aéroplanes tranquilles. C’est une branche qui m’est familière, et je soutiendrai toujours que les aéroplanes n’ont joué aucun rôle dans cette aventure. Il n’en existe pas d’assez obéissants, ni d’assez amples. Au demeurant, un seul, immense, ou plusieurs en flottille, voilà qui aurait attiré l’attention des trois touristes ! Et vous savez bien que leurs traces…

Garan. — Pourquoi soupçonnez-vous Hatkins d’avoir enlevé votre fils, docteur ?

Calixte. — Parce que mon fils a refusé de lui vendre sa découverte du sérum anti-scléreux.

Moi. — Hé, là !

Calixte. — Oui… On ne devait pas le publier avant quelque temps. Mais ça y est : au moyen de l’ultra-microscope, Henri a trouvé le bacillus sclerosans. Il l’a isolé, cultivé, atténué, et maintenant la guérison de l’artério-sclérose est un fait accompli. Le nom de mon fils est lié à l’une des plus belles victoires de la science, puisqu’on n’a, dit-on, que l’âge de ses artères… Et c’est ce triomphe-là que M. Hatkins voulait lui acheter. Il est docteur, lui aussi, Hatkins !

M. d’Agnès. — Ce n’est pas très joli, en effet.

Garan. — Mon Dieu, c’est américain. Je suis sûr que Hatkins n’y pensait plus le lendemain ; comme je suis sûr que le prix offert était un trésor.

Calixte. — Cinq millions. Il n’en a plus reparlé.

Garan. — Vous voyez.

Tiburce. — Après tout, rien ne prouve que la lettre H. M. poste restante ne venait pas de Hatkins…

Maxime. — Quelle absurdité !

Moi. — Sommes-nous étourdis ! M. Hatkins a commencé son tour du monde bien avant les disparitions… Il est à New-York.

Tiburce. — Et s’il avait fait exécuter l’escamotage par des complices, pendant que lui se procurait un alibi ?

Moi. — Alors, ma fille et ma nièce ne seraient donc prisonnières que par occasion ? Hatkins retiendrait mon neveu jusqu’à ce qu’il ait souscrit à ses volontés ?…

Garan. — Non, non, non, et cent fois non ! Ce n’est pas Hatkins. Il achèterait n’importe quoi, ce yankee, mais il ne peut faire que du bien.

M. d’Agnès. — C’est tout à fait mon avis.

Moi. — Et le mien.

Maxime. — Parbleu !

Robert. — J’ai la conviction que ce n’est pas lui.

Tiburce. — Et moi je suis sûr que c’est lui !

Calixte. — À la bonne heure !

Moi, à Tiburce. — Mais pourquoi êtes-vous sûr ?

Tiburce. — Je n’en sais rien. C’est une idée comme ça.

Garan, haussant les épaules. — Et comment s’y est-il pris, s’il vous plait ?

Tiburce. — Ça, je n’en sais rien non plus.

Moi. — Allons, allons ! nous pataugeons, et le temps passe, et il faut agir, encore un coup ! — Que chacun donne son avis. Moi, je flotte, j’hésite. Je ne distingue pas de raisons… et pourtant il me semble bien que c’est un enlèvement… mais un enlèvement des trois promeneurs au même titre… impersonnel. Un enlèvement par des bandits (que voulez-vous, j’en reviens toujours là !)… des bandits qui vont exiger une rançon…

Maxime. — Vous y êtes, papa. Ce sont des espèces de pirates, des écumeurs de terre, disposant de moyens nouveaux et puissants, inintelligibles pour le moment. Ils attendent que vous soyez « à point », vous et mon oncle, pour vous écrire. Ils attendent que vous soyez au comble de l’affolement et prêts à tous les sacrifices. Ensuite ils réaliseront peut-être d’autres captures et d’autres gains.

Mme Arquedouve. — Ne croyez-vous pas que les déprédations attribuées aux Sarvants ont un lien quelconque avec notre malheur ?

M. d’Agnès. — Si fait, madame. Elles ont terrorisé la contrée, facilité les rapts, aggravé l’inquiétude : elles proviennent des mêmes forbans. Ils se sont livrés à la contrefaçon des spectres. Et, pour ma part, je ne serais pas surpris que ces exploiteurs ne fassent connaître leur but, leurs exigences et leur identité qu’après avoir commis nombre d’enlèvements, afin d’accréditer plus longtemps la fable des Sarvants et d’obtenir, par ce procédé, une hausse du tarif des restitutions. Les campagnards paieront moins douloureusement à l’heure où la déclaration des bandits se démasquant les débarrassera de toute crainte superstitieuse.

Garan, rompant les chiens. — Eh bien, non ! Les histoires de Seyssel… (Jusqu’ici j’ai consenti à des discussions oiseuses, mais en voilà assez !) Les histoires de Seyssel, Culoz et autres lieux ne sont qu’une mystification pure et simple, au même titre que les pas sur la neige du Colombier, qui sont une mystification pure et simple !

Maxime. — Qu’entendez-vous par là ?

Garan. — J’entends, monsieur Maxime Le Tellier, et vous monsieur Robert Collin, que je n’aime pas beaucoup les personnes qui vous mènent à un endroit où elles ont passé plusieurs heures auparavant ; où elles ont fait dans la solitude ce que bon leur semblait ; et qui vous montrent là, sous forme d’empreintes abracadabrantes, le joli résultat de leur truquage. Et j’entends, enfin, que vous êtes des metteurs en scène de première force.

Maxime, blanc de rage. — Je vous prie de vous taire !

Robert. — Je me moque de vos insinuations.

Garan, à Robert. — Qu’avez-vous fait, vous surtout, seul, au Colombier, dans la nuit de dimanche à lundi ?

Robert. — Je suis resté parce que, la nuit, je voulais épier, monter la garde, et, le jour, réfléchir devant les traces elles-mêmes.

Garan. — Allons donc ! (Protestations unanimes.)

Moi. — Je vous supplie, monsieur, de ne pas continuer.

Garan. — Parfait. Oh ! c’est fini. Je me tairai, maintenant.

Lucie, désespérée. — Ho ! il faudra pourtant bien trouver ! J’ai beau chercher… Ma tête tourne… Ces empreintes… Cet anéantissement subit… Cette suppression totale…

Tiburce, citant un de ses auteurs. — « Dans la vie réelle il y a de ces effets si singulièrement étranges, de ces circonstances si extraordinaires, qu’ils dépassent tout ce que l’imagination la plus fantastique et la plus audacieuse pourrait inventer. — Règle générale : plus une chose est bizarre, moins elle est mystérieuse. » — Méfiez-vous des rêveries, madame. Une légende…

Augustine. — Les journaux mentionnent une autre légende que celle des Sarvants, à propos de tout cela.

Lucie. — Oui, ma femme de chambre m’a entretenue très sérieusement d’un dirigeable-fantôme. Il ferait pendant au vaisseau-fantôme, et serait le spectre du République, sinistré voilà trois ans, et monté par toutes les victimes de l’air : un équipage de revenants ! Les domestiques rapprochent cette ineptie du fameux dirigeable qu’on a cru voir plusieurs nuit de suite sur les côtes d’Angleterre, en 1909, et qui s’évanouissait dans l’ombre… C’est insensé ; mais n’est-il pas effroyable que des suppositions aussi monstrueuses puissent naître au sujet de…

Moi. — Avez-vous réfléchi que si l’enlèvement s’est accompli pendant la nuit, les ravisseurs ont pu s’approcher sans être vus ?

Robert. — Il s’est accompli pendant le jour. On ne monte pas au Colombier quand il fait noir ; et puis, nos trois amis n’auraient pas laissé leurs parents dans l’inquiétude.

Moi. — En effet. On ne sait plus que penser. Il est temps de conclure. Monsieur Garan, que décidons-nous ?

Garan. — Oh ! moi, je ne veux plus rien dire.

Moi. — Soit. Et vous, Robert ?

Robert. — Je ne puis rien dire, mon cher maître… Rien encore, du moins.

Garan, entre ses dents. — Je te crois…

Moi, vivement. — Et vous, monsieur Tiburce ?

Tiburce. — Hatkins ! Hatkins !

Calixte. — Bravo ! (Exclamations indignées.)

Tiburce. — Eh ! quoi ? Avant tout, cherchons des explications simples, possibles, naturelles. Ne sortons pas du naturel ! (Citant :) « J’ai depuis longtemps pour principe que quand vous avez exclu l’impossible, ce qui reste, quelque improbable que ce soit, est pourtant la vérité. » Or « ce qui reste », à mon avis, c’est l’hypothèse brigands et l’hypothèse Hatkins. Et cette dernière, étant la moins compliquée, doit être la bonne.

Robert. — L’« impossible »… Quel homme pourrait savoir ce qui est impossible ? — et ce qui est naturel ?…

Mme Arquedouve. — Pour ma part, je suis avec M. Robert. Je sens qu’il a médité de toute la force de son savoir.

Lucie, à bout de patience. — Et moi je veux qu’on me rende ma fille ! Je veux ! je veux !…

Moi. — Que fait-on, enfin ? Que fait-on ?

Tiburce, feuilletant un indicateur. — Je pars aux trousses de Hatkins ! Il y a un paquebot demain soir. Demain matin je vous quitterai.

Garan. — Nous partirons ensemble ; je me désintéresse de tout ceci. Je rentre à Paris.

Moi. — Robert, Maxime, qu’allez-vous faire ?

Robert. — Penser.

Maxime. — Attendre. Attendre la sommation des corsaires.

Moi. — Et vous, monsieur d’Agnès ?

M. d’Agnès. — Je vais me mettre, avec mon ingénieur, à construire des aéroplanes aussi vites et aussi stables que possible… de fins voiliers… pour la chasse aux pirates aériens…

Maxime. — Ah ! tu es de mon avis !

Robert. — Faites toujours, monsieur, cela peut ne pas être inutile.

Tiburce. — Hatkins ! vous dis-je !

M. d’Agnès. — Tu es fou !

Tiburce. — Oh ! laisse-moi espérer que j’ai raison, toi qui sais pour quoi je travaille !… Et puis, M. Monbardeau n’est-il pas convaincu ?

Calixte. — Hum ! vous savez… après tout, moi je ne l’ai jamais vu, ce Hatkins ! Ils sont là, tous, à crier son innocence !…

Tiburce. — Hé, tant pis ! À la grâce de Dieu !

Calixte. — Je vais, cependant, faire explorer les aires des aigles… Qu’en dis-tu, Jean ?

Moi. — Ne me demandez plus quoi que ce soit ; je suis hébété…

Garan. — Je vous prie d’oublier ce que j’ai avancé tout à l’heure… C’était mon devoir d’être sincère.

Moi. — On ne vous en veut pas. Vous avez exprimé votre opinion avec franchise, et, en définitive, elle est défendable, je le reconnais. Seulement, voyez-vous, mon fils et mon secrétaire sont au-dessus de tout soupçon. Vous ne le saviez pas.

M. Le Tellier termine ainsi :

À l’issue de cette réunion, je vis M. d’Agnès s’approcher de Robert. Les deux jeunes hommes s’entretinrent quelques instants et se quittèrent sur une poignée de mains loyale. Ceux qui étaient au courant de la situation comprirent que le duc venait d’affirmer à son humble rival en quel mépris il tenait les allégations de l’inspecteur. Puis ils durent convenir de faire tous leurs efforts pour retrouver Marie-Thérèse, l’un avec sa science, l’autre avec sa richesse, tous deux sans souci de l’avenir[2].


  1. Si le lecteur pouvait confronter le manuscrit du commentaire avec celui du compte rendu proprement dit, jamais il ne croirait qu’une même personne les a tracés tous deux ; tant l’écriture est différente.
  2. Comme la notice du début, ce supplément fut ajouté le 14 février 1913 à la pièce 197, plus ancienne de huit mois et demi.