Le Péril bleu/I/XI

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Louis-Michaud (p. 101-107).

xi

Une Leçon de Sherlockisme



Monsieur Garan, dont la chambre était contiguë à celle de Tiburce, fut réveillé de bonne heure par des bruits sourds et rythmiques, des exclamations cadencées, qui venaient de là. Il entra sans façon, vêtu de sa chemise, et trouva le sherlockiste en train de se livrer à une pantomime gymnastique et suédoise, destinée à entretenir la souplesse du corps et la vigueur des muscles. À son aspect, Tiburce, qui était nu, lui tourna le dos et continua ses gestes scandinaves.

Ils avaient pris congé de tous la veille au soir ; car leur train était matinal et l’automobile de M. Le Tellier devait être parée vers cinq heures pour les conduire à Culoz.

— « Eh bien, mon confrère ! » dit Garan. « Vous partez toujours à la poursuite de M. Hatkins ? »

Tiburce acheva scrupuleusement sa rotation du torse autour des hanches

— « Plus que jamais ! »

— « Vous savez que c’est insensé ! »

Tiburce versa de l’eau dans un tub et se mit à barboter selon la règle.

— « Admettez que ce soit de l’inspiration », fit-il au bout d’un instant.

L’inspecteur examinait la chambre. — Un désordre voulu (à la Sherlock) y faisait un capharnaüm. Cela sentait très fort le tabac anglais navy cut. — À l’ombre de ses moustaches et de ses sourcils retroussés en toits de pagode, la bouche et les yeux de Garan recommencèrent à sourire.

— « Je vous assure que votre méthode est défectueuse », déclara-t-il. « Vous manquez d’expérience »

— « Ce sera donc une école », répondit froidement Tiburce. « J’ai bien réfléchi. »

L’autre repartit :

— « Non seulement le caractère de M. Hatkins dément vos accusations ; mais encore son départ, antérieur à l’enlèvement, vous prouve que, s’il en est l’auteur ou l’instigateur, du moins les trois disparus ne sont-ils pas avec lui… Il les aurait donc fait mettre de côté, pour s’occuper d’eux à son retour ?… Voyons !… »

Mais à présent, Tiburce, ganté de crin, se frictionnait la peau et sifflotait en mesure, comme les palefreniers d’Angleterre au pansage de leurs cracks.

Ce qu’ayant observé, M. Garan pivota sur ses jambes velues, et alla se débarbouiller.

Ils se trouvèrent prêts à la même minute ; et Tiburce, constatant leur avance, dit au mécanicien :

— « Nous partons à pied. Vous nous rattraperez sur la route. »

Ils descendirent le petit sentier raide, entre les deux chemins.

— « Sérieusement, » reprit l’inspecteur, « voulez-vous me croire ? »

— « Non. »

— « Écoutez, c’est inepte ! Et tout le monde vous l’a dit… Il est vrai que parmi « tout le monde » il y a deux lascars qui savent le fin mot… »

— « Robert et Maxime, n’est-ce pas ? »

— « Un peu, cher monsieur. »

— « À mon tour de vous dire : c’est inepte. »

— « Ouais ! Les traces surnaturelles : du chiqué ! Du chiqué parce que surnaturelles, comme les fourbis de Seyssel, manigancés pour donner le change. À la Préfecture, on se doutait bien que c’était le préambule de quelque chose… Quoique, pourtant, il y ait peut-être une autre corrélation entre ces attrape-nigauds et l’enlèvement… »

— « Certes, je suis de votre avis là-dessus : les deux événements sont connexes. Mais, à l’égard de Maxime et de Robert, vous errez. D’Agnès les connaît très bien et il garantit leur bonne foi. Quant aux pistes sur la neige, il va de soi qu’elles ne peuvent être surnaturelles… Cependant, tout bien pesé, je ne soutiens pas que l’enlèvement ait eu lieu au sommet du Colombier. Les empreintes ne sont peut-être qu’un stratagème à deux fins, combiné 1o pour effrayer, 2o pour tromper les esprits sur l’emplacement véritable du rapt. On aurait apporté la canne après l’avoir brisée ; on aurait imprimé les traces avec des bottines au bout de longues perches, du haut d’un ballon dirigeable arrimé à la croix… Je parle d’arrimage à cause du vent perpétuel qui doit empêcher là-haut tout stationnement d’appareil en liberté… »

— « Mais, » s’écria Garan, « savez-vous que c’est justement ce que je pensais ! Voilà pourquoi j’ai demandé à M. Maxime s’il ne voyait pas d’éraflures, pas de stigmates de cordages… »

— « Toujours est-il », conclut Tiburce, « que

Surnaturel = Inexistant. »

— « Amen ! Il est regrettable que vous ne raisonniez pas toujours ainsi. »

— « Mon système est donc si défectueux ? »

— « Yes, sir. D’abord, vous ergotez. De plus, vous ratiocinez la plupart du temps sur des indices qui comportent plusieurs explications possibles. Exemple : vos gaffes à propos de la chancelière, du monocle et de tout ce que vous avez dégoisé au père Le Tellier.

» Quand il se présente une multitude d’explications possibles, il faut la considérer tout entière ; car, si l’une d’elles vous échappe, c’est toujours la meilleure. Et parfois, devant cette infinité de solutions, on ne sait laquelle adopter. — Il vaut mieux s’en prendre (lorsqu’on a le choix, ainsi que vous l’aviez) au témoignage d’un seul acte, à l’effet qu’une seule cause a été capable de produire.

» Tenez : au sujet de ce pantalon qui vous a conduit à l’un de vos impairs, vous auriez pu remarquer que le pli du coup de fer était plus effacé à droite qu’à gauche, et en déduire avec raison que M. Le Tellier croise habituellement la jambe gauche sur la droite. C’eût été d’un intérêt relatif, je vous l’accorde ; mais, au moins, vous n’auriez pas dit de bêtises. — De même, vous pouviez affirmer sans crainte à M. Le Tellier que depuis le matin il s’était promené, songeur et longuement, dans son cabinet. »

— « Pourquoi ? »

— « À cause des buées signalétiques. — Il y a trois fenêtres à ce cabinet : deux au sud, l’autre à l’ouest. Or, à la hauteur du front de M. Le Tellier, chaque fenêtre s’embrumait légèrement de multiples buées, telles qu’en laissent les fronts que l’on colle aux vitres, — buées où l’on reconnaissait la ride frontale, si prononcée, de M. Le Tellier. Cela impliquait, de sa part, des allées et venues, de l’agitation, de la préoccupation. »

— « Il guettait notre arrivée, tout simplement. »

— « Non. À la fenêtre de l’ouest, la vue est bouchée par des arbres. On n’y peut donc regarder que machinalement. »

— « Et si les buées provenaient de la veille ou de l’avant-veille ? »

— « Impossible. Les carreaux avaient été lavés le matin même. »

— « Comment l’auriez-vous su avant d’avoir interrogé le valet de chambre ? »

— « Comment ? Mais parce que l’averse de la nuit, venant du sud-ouest, avait forcement laissé des traces aux carreaux, à travers les jalousies. Or ces traces extérieures avaient été enlevées ; et dans une maison tenue comme on tient Mirastel, les larbins ne font pas les carreaux d’un seul côté quand les deux faces en ont besoin. »

Tiburce admira la sagacité de l’inspecteur. Celui-ci reprit :

— « Des assertions de ce genre, on peut les risquer sans peur. Elles sont prouvées par ceci : que toute autre interprétation ne s’ajuste pas aux faits. Tandis que vous, avec vos procédés, vous verriez partout des témoignages de ce que vous avez préconçu. Mais, tenez, tenez, moi, je me fais fort de découvrir n’importe où la preuve de n’importe quoi ! Que désirez-vous ? Rixe ? Viol ? Assassinat ? Parions qu’ici, à cette amorce du sentier avec la route, je démontre à volonté un crime, un délit ou une contravention !… Voici un buisson tout froissé ; voici, dans le sol gras, des foulées profondes. Qu’est-ce, au juste ? Sans doute quelque démêlé de rustre avec sa vache, ou mille autres choses ! — Voyez sur la route, maintenant : cette double excavation nous apprend qu’une lourde automobile a démarré brusquement vers Artemare. Ce sont les creux des deux roues arrière qui ripaient sous un effort subit. Qu’est-ce que ça établit ? Qu’un mécano rageur a dû réparer un pneu et repartir avec brutalité ; qu’un apprenti chauffeur a fait ses débuts et s’est exercé aux arrêts comme aux départs ; qu’une voyageuse sentimentale a voulu cueillir de cette aubépine ; que… Est-ce que je sais ? Tout, enfin ! tout ! »

Tiburce baissait la tête.

— « Vous avez raison », dit-il. « Mais que voulez-vous que j’y fasse ? C’est ma vie, cela, monsieur Garan !… Ne le dites à personne : si je retrouve Mlle Le Tellier, j’épouse Mlle d’Agnès ! »

— « Ah ! bien, bien !… Alors, n’allez pas aux trousses de Hatkins. Car soupçonner un homme pareil, c’est contester une vérité de La Palisse. Tâchez plutôt d’obtenir la vérité de M. Maxime et de M. Robert, — de ce dernier surtout, qui a peut-être dupé son camarade, puisqu’il était avant lui sur le Colombier. »

— « Ah çà ! monsieur Garan, j’y songe : est-ce que par hasard vous soupçonneriez une complicité quelconque entre Robert et l’un des trois disparus ? »

— « Eh bien oui, là ! c’est le fond de ma pensée. Je crois fermement que, de connivence ou non avec les Henri Monbardeau, M. Robert Collin et Mlle Le Tellier, qui s’aiment… »

— « Vous croyez qu’ils s’aiment ! Et c’est là-dessus que vous basez vos charges ? » s’écria Tiburce avec une sorte d’allégresse.

— « Certes ! »

— « Dans ce cas, monsieur l’inspecteur, vous avez du flair ! Prenez donc la peine de vous détromper. Il y a deux ans que Mlle Le Tellier s’est éprise du duc d’Agnès, mon ami intime. »

— « Sûr ? »

— « Pas le moindre doute ! »

— « Sacré nom d’un chien !… Alors… Mais… Alors, il ne me reste plus qu’à faire des excuses… je vais retourner… »

— « Cela me paraît inutile. Vous êtes plutôt discrédité dans la famille… »

M. Garan fronça ses cornes sourcilières. Et c’était une chose si drôle à voir, que Tiburce partit d’un grand éclat de rire :

— « Pauvre cher inspecteur ! Si vous n’aviez que cela dans votre sac, il vous faudra désormais croire aux hommes volants ! »

— « Ouiche ! Des bonshommes en baudruche ! » grommela le policier déconfit. « Des petits ballons-mannequins gonflés d’hydrogène ! C’est la thèse de la Préfecture. »

— « Pas si bête ! » approuva Tiburce. « Voilà qui expliquerait pourquoi ils suivaient de conserve la même direction : celle du vent ! On aurait dû perquisitionner dans le petit bois de Châtel ; je suis sûr que les véritables Italiens y sont restés cachés pendant qu’on battait la campagne à leur recherche. — Ça, au moins, c’est naturel. »

À ce moment, l’automobile, chargée des bagages de Tiburce, les rejoignit.

— « Allons ! En route ! » dit Garan.

— « En route ! À la poursuite de Hatkins ! »

Dépité, furieux de sa maladresse, l’inspecteur répliqua grossièrement que Tiburce était libre de poursuivre qui bon lui semblait, et que lui, Garan, s’en foutait pas mal. (historique)

Comme ils arrivaient à la gare, quantité de voyageurs en sortaient. Un train de nuit les avait amenés. Ils venaient de Paris. La plupart étaient munis d’appareils photographiques. Garan reconnut des journalistes. L’un d’eux s’approcha de lui :

— « Ah ! monsieur Garan, n’est-ce pas ? Quelle bonne aubaine ! Permettez-moi, une seconde… »

Et il voulut lui prendre une interview. — Mais le policier se défendit et devint hargneux.

— « Enfin, monsieur l’inspecteur, » insistait le pauvre homme, « il s’agit bien d’un enlèvement ?… Oui ?… Non ?… Dites ? je vous en prie. Qui est-ce qui a enlevé ces personnes ? »

Alors l’interrogé se mit à vociférer :

— « Ce sont des diables, monsieur. Je les ai vus. Ils ont des ailes de chauve-souris, des oreilles de bouc et une queue en fer de lance. Entièrement velus, ils jettent du feu par la gueule ; et ils ont, à la place du derrière, la tête d’un journaliste qui vous ressemble comme un frère ! Là ! Êtes-vous satisfait ? »

Ayant dit ces mots, il s’engouffra dans la salle d’attente en retroussant contre le ciel la quadruple menace de ses sourcils et de sa moustache coalisés.