Le Péril bleu/I/XV

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Louis-Michaud (p. 133-143).

xv

Autres Faits contradictoires



La période qui suivit fut vraiment terrible, pour la seule raison qu’il y avait encore des incrédules. Les populations avoisinantes gardaient une arrière-pensée de tromperie, et, parmi leurs constituants, ceux qui admettaient l’épidémie de disparitions n’estimaient pas qu’elle dût s’étendre. D’après eux, c’était une calamité locale. — Passe donc pour ces saints Thomas qui n’avaient rien vu. — Mais au cœur du Bugey, dans le pays de Belley, en plein désastre, plus d’un butor et plus d’un bel esprit s’obstinaient à goguenarder. Ils se moquaient du S. P. L. D. D. T. C. L. S. (le Syndicat pour la Défense du Territoire contre les Sarvants) qui venait de se fonder. Ils affectaient de contrevenir à ses prescriptions !… Et c’est cela qui est incroyable ! Et c’est cela qui provoqua tant et tant de malheurs !

L’audace de l’ennemi croissait avec le nombre de ses réussites. Son terrain d’opérations avait fini par devenir un cercle immense qui englobait Saint-Rambert, Aix-les-Bains et Nantua. Dans cette province, qui se développait sans cesse davantage, le Sarvant prélevait sa dîme incompréhensible. Et ceux qui ne croyaient pas en lui devenaient ses tristes victimes.

Mais que dire de ceux qui croyaient au Sarvant ! Les malheureux vivaient dans la terreur. Voulaient-ils sortir ? une escorte s’imposait ; ils se faisaient cortège réciproquement ; et l’on voyait cheminer des cohortes de villageois qui regardaient le ciel devenu équivoque. — Ah ! le ciel ! une énigme s’ajoutait à ses nombreux mystères, et sa profondeur reculait encore aux yeux de l’homme. — On fermait les demeures bien avant le crépuscule ; et quand la nuit hostile était descendue, on se mettait aux écoutes ; car il avait été convenu que le tocsin sonnerait dans la commune où les Sarvants seraient aperçus. Mais on ne l’entendit jamais qu’au fond des oreilles fiévreuses où le sang tintait sa cloche maladive. — Bien après l’aube, on ouvrait un guichet, un soupirail, puis les fenêtres, enfin la porte.

Quelques-uns restaient séquestrés. D’autres, moins timorés, se contraignaient à sortir. Mais il suffisait d’un frémissement pour qu’ils frémissent ; une porte poussée par un courant d’air les faisait blêmir ; — le vent surtout savait les effrayer. On avait jasé de la brise agitant les marronniers de Mirastel et précédant le « clac » épouvantable ; en sorte qu’un zéphyr passant sur les feuillées leur semblait quelqu’un de méchant qui survenait. Sa caresse les enveloppait de frissons. Ils auraient voulu connaître l’origine du vent et ce que c’est au juste, question qu’ils n’avaient jamais soulevée.

Ce qu’ils redoutaient, à vrai dire, c’était d’être saisis par derrière, dans les mains foudroyantes qu’on apercevait toujours trop tard. C’est pourquoi ils se retournaient constamment. — Taper sur l’épaule d’un camarade, en l’abordant par surprise, était un jeu mortel. À Belley, sur le mail, pendant une partie de boules, un citadin cardiaque tomba raide, parce que son partenaire l’avait touché de la sorte. — Un mercredi, près de Talissieu, le cadavre du garde champêtre fut découvert dans une haie de mûriers. Au cours d’une ronde entre chien et loup, sa blouse s’était accrochée aux épines ; certain d’être harponné par les Sarvants, le pauvre diable s’était débattu ; mais les ronces l’avaient lié de toutes leurs griffes, et l’épouvante l’avait tué. Son visage montrait bien qu’il était mort de peur.

Quoique tout logis fût plein d’habitants, la plupart des bourgades semblaient évacuées. Les rues, par-ci par-là, résonnaient au passage d’un groupe. Quelquefois, dans leur silence et leur vide oppressants, un téméraire, un brave, se glissait le long des murs, avec la face d’un homme en perdition. Et comme tous, il levait les yeux vers le ciel ; non pour le supplier, mais pour l’espionner. Car du ciel on attendait moins le salut que le péril.

La campagne était désertique. Quelques troupeaux, gardés par un troupeau d’enfants, paissaient encore les prairies ; de loin en loin, des phalanges de cultivateurs entretenaient les champs. Un recueillement lugubre planait sur les chansons éteintes et les rires vaincus. Pour comble de tristesse, un mois de juin morose, interceptant le soleil, roula d’interminables nuées.

Chaque jour, cependant, une procession débouchait des églises ; une foule en deuil la composait ; et l’on disait des prières pour demander à Dieu le terme d’un fléau qu’on ne pouvait pas même lui désigner clairement. À son habitude, la terreur suscita des conversions. Une jonchée de fanatiques, à plat ventre, s’allongeait au pied des autels. Certain prêtre, ayant recherché les vieilles formules médiévales, pratiqua des exorcismes.

À mesure qu’on s’éloignait du Bugey, l’émotion toutefois allait s’atténuant, comme il a été dit pour les régions limitrophes. Le pays était un foyer de crainte qui rayonnait sur la terre et dont l’intensité s’affaiblissait avec la distance. L’étranger, qui ne frissonnait pas encore pour son compte personnel, était au demeurant fort tranquille, et beaucoup d’États éloignés tenaient toujours les Sarvants pour des canards.

Une chose inimaginable, c’est que Maxime fût au rang des sceptiques et des impassibles autant que s’il eût habité les antipodes, lui l’hôte de Mirastel, lui si éprouvé dans ses affections par le malheur public. Son ferme bon sens de marin et de soldat regimbait devant le surnaturel. Il se refusait à l’admettre. Et comme le surnaturel semblait être la clef unique des faits, Maxime n’était pas loin de nier les faits eux-mêmes, sinon dans leur réalité, du moins dans l’apparence qu’on leur prêtait. Il restait persuadé que tout s’expliquerait naturellement, lorsque les bandits réclameraient de l’argent contre les captifs restitués sains et saufs. Selon lui, les seuls martyrs du Sarvant seraient les névrosés qu’une souleur suffisait à occire. Il avait beau s’efforcer d’envisager sérieusement l’histoire des hommes volants et des aigles ne volant pas, — de ce monde renversé, de cette saturnale de la création, — il n’y parvenait pas, et la traitait en lui-même de machinerie théâtrale et de tour d’illusionniste, ou de craque.

Malgré les remontrances de tous, malgré l’anxiété de sa mère, il partait souvent pour la montagne, seul, et peignait des aquarelles d’après nature. Il disait qu’il avait besoin de se faire la main pour exécuter les planches en couleurs d’un traité d’ichtyologie. Il affichait une confiance, une insouciance extraordinaires, et ne manquait pas une occasion de s’évader, si petite qu’elle fût. Quand il y avait des courses à faire, il s’en chargeait, et, dans la grande auto blanche qu’il s’amusait à conduire, c’est lui et le mécanicien qui allaient aux provisions.

En cet équipage, le second jeudi du mois de juin, Maxime se rendit à Belley, la réserve de carbure de calcium ayant besoin d’être renouvelée. (On s’était décidé, en effet, à remonter les deux projecteurs ; et chaque nuit, à présent, leur double rayon virait au faîte de la tour, qui ressemblait ainsi à quelque moulin fantasmagorique, avec des ailes de caprice et de feu.)

Or donc, Maxime Le Tellier revint, aux premières ombres du soir, vers Mirastel.

Au sortir de Ceyzérieu, — bâti sur la hauteur, en face du château et de l’autre côté de la plaine marécageuse, — la beauté de la vue soudaine le transporta.

Une mer de brouillard submergeait les fonds. Villages, clochers mêmes avaient disparu. Les vapeurs élevaient leur feutre impondérable jusqu’à la ligne des manoirs. Le couchant, roi des ors et des ombres, découpait superbement le Colombier, faisait saillir ses arêtes et creusait l’entaille de ses sillons. La nuit montante avait déjà conquis le bas de la croupe, mais les hautes roches flamboyaient encore. Un lourd nuage empanachait la cime, pareille alors au cratère d’un volcan. Il y avait dans ce paysage quelque chose d’antédiluvien. Maxime croyait vivre cent mille ans plus tôt, lorsque les ondes couvraient toute la plaine et que les monts jetaient des flammes… La lune, à sa droite, sortit du haut de la Chautagne, énorme et d’un rouge foncé, telle qu’un tiède soleil préhistorique. Et Maxime songeait aux hommes primitifs, en butte à l’angoisse multiple d’un monde qu’ils ignoraient, pauvres jouets d’éléments inexpliqués dont chaque manifestation devait leur paraître surnaturelle, et qui devaient mourir persuadés d’avoir vécu parmi les prodiges.

La lune éparpillait des touches carminées à la surface du brouillard.

L’automobile descendit la côte, et plongea dans la nue stagnante.

Cette brume était assez dense : Maxime voyait la route se perdre à dix mètres du capot. Il embraya la seconde vitesse, franchit un ponceau, fit à gauche un tournant et longea la prairie de Ceyzérieu, invisible. Après le pont de la Tuilière, force lui fut de ralentir encore : le chemin, sinueux, devenait plein d’embûches.

Dans la pénombre blanchâtre, les boqueteaux dressaient une succession de masses incertaines que l’éloignement estompait à mesure. Les petites clairières paludéennes fumaient doucement.

Tout à coup, Maxime freina, sec, et saisit d’une étreinte crispée le poignet du mécanicien.

— « Regardez ! Qu’est-ce qui passe là-bas ?… »

Devant eux, au fond du brouillard, tout près du sol, une forme allongée, monumentale, — une espèce de grand fuseau, une silhouette de ballon dirigeable enfin, se faufilait, vive et rapide, entre les bouquets d’arbres… Elle s’enfonça dans la brume, que son passage avait bousculée et qui s’agita derrière elle en remous nonchalants. Ce fut seulement une apparition.

— « Avez-vous vu ? » demanda Maxime, au comble de la surprise.

— « Oui, monsieur Maxime. C’est un rude ballon ! Ce qu’il marche ! Du quatre-vingt-dix, au moins ! »

— « Pour sûr… Ah ! nous tenons la vérité ! » s’écria le jeune homme, en repartant. « Je savais bien, moi ! »

— « Ah ! monsieur Maxime, c’est peut-être pas ceux-là qui ont enlevé Mademoiselle… »

— « Comment ! Vous n’avez donc pas vu ?… Vous n’avez rien remarqué de spécial ? »

— « Non, monsieur Maxime. »

— « La nacelle, voyons… la nacelle ?… Eh bien ! il n’y en a pas, de nacelle ! »

— « Monsieur Maxime croit ?… »

— « Si je crois ! »

— « Pas vu. Ça filait trop vite… »

— « Vous n’avez rien entendu… Moi non plus. Du reste, le moteur de la voiture faisait un vacarme et trépidait ! »

— « Là ! monsieur Maxime l’a laissé emballer quand il a débrayé si tellement rapido… — Enfin, v’là qu’on sort de la ouate ; c’est pas dommage… »

En effet, l’automobile gravissait la rampe de Mirastel ; et bientôt, remonté dans la lumière du soir, Maxime put observer les choses à loisir.

La mer de brouillard se tenait parfaitement immobile. Aucun sillage ne la tourmentait. La lune, élevée, réduite et pâlie, la touchait à présent de lamelles nacrées. L’air immense n’était hanté que de chauves-souris. Aussi loin que portait le regard, aucun ballon ne fuyait. L’aéronat furtif, qui semblait gouverner sans équipage, ainsi qu’un dirigeable-fantôme, continuait sans doute à se couler sous la nappe vaporeuse ; et celle-ci se prolongeait à perte de vue.

Maxime aborda Mirastel et s’arrêta dans la cour des communs.

Il fut assez étonné d’y voir ses parents et tous les domestiques réunis autour d’un cabriolet à quatre roues, nanti d’une caisse volumineuse, dont le propriétaire discourait avec animation. Maxime reconnut Philibert, le concessionnaire de la pêche au lac du Bourget. (Tous les jeudis, cet homme allait de castel en castel, apportant le poisson du vendredi et c’est lui qui fournissait à l’océanographe-ichtyologue les sujets de ses expériences et les modèles de ses planches.)

Philibert pérorait donc. Et Maxime remarqua l’air sérieux et attentif de Robert Collin et de M. Le Tellier qui l’écoutaient. — Personne, au surplus, ne s’intéressait au retour de l’automobile.

Ayant conseillé au mécanicien de garder le silence à propos du dirigeable, le fils de la maison, s’approchant du pêcheur, lui fit recommencer son histoire.

Elle n’était pas ordinaire, et datait du jour même.

La maison de Philibert est située près de Coniux, au bord du lac. Il en était sorti le matin, vers cinq heures, pour aller « garnir » sa jument ; et le lac, un instant, l’avait fait s’arrêter. Car il aimait à contempler sa pêcherie.

L’eau, étincelante d’aurore, était lisse et transparente. Les poissons nageaient contre la surface… Mais soudain, la platitude miroitante se trouva rompue. À quelque distance du rivage, Philibert vit se former dans l’eau quelque chose comme un creux instantané, fugitif…, et du fond de ce trou, s’élança le plus magnifique brochet que l’on pût se figurer. Le poisson jaillit, d’un bond formidable, hors de son élément, et n’y retomba plus ; mais, tandis que le nombril du lac se refermait sur une vague, il commença de surprenantes contorsions. Durant trois ou quatre secondes, il fouetta l’air de sa queue et de ses nageoires, puis s’en alla, voletant au-dessus du Bourget, comme font les martins-pêcheurs. Il doubla le promontoire où se dresse le château de Châtillon, et s’éclipsa derrière lui.

Telle est l’histoire que Philibert conta beaucoup moins nettement. Les domestiques l’entendaient pour la deuxième fois, et cependant ils s’exclamèrent de nouveau.

— « Vous pensez », reprit le pêcheur, « ce que je me frottais les yeux !… Et il avait l’air tout folâtre, le bougre de poisson ! »

— « Pourtant, » dit M. Le Tellier, « il faisait des contorsions très violentes, n’est-il pas vrai ? »

— « Ah ! oui, alors ! Il avait l’air de se donner un mal de chien ! Dame ! »

M. Le Tellier fit un signe à Robert : — Voilà qui ressemblait curieusement aux hommes de Châtel et à l’aigle du Colombier…

Maxime intervint :

— « Allons donc, Philibert ! Vous avez la berlue… Vous avez vu ça ?… La main sur la conscience ?… »

— « Je le jure ! »

Mais l’océanographe songeait :

« Il aura vu un muge volant, un exocet, ou quelque dactyloptère, quelque trigle ; enfin, ce doit être un poisson de mer, qu’un plaisant a jeté dans le lac, pour étonner les belles dames d’Aix-les-Bains. »

Il le dit à Philibert, lui rappela qu’il connaissait mieux que personne les espèces ichtyques, et l’assura que nul poisson d’eau douce n’était capable de voler.

— « Ben, m’sieur Maxime, y a-t-il un de ces poissons de mer, volants, qui soit fait tout comme un brochet ? »

— « Ça, non. Et leur longueur ne dépasse jamais trente ou quarante centimètres. »

— « Eh ben, puisque je vous dis que c’est un brochet ! Et je m’y connais aussi, peut-être ! — Un béquet de premier choix, là ! Un vieux carreau, vert et ben glorieux, d’au moins quarante livres de poids ! »

— « Seigneur Jésus ! » s’écria la cuisinière.

— « Enfin », repartit Maxime, « de quelle façon prétendez vous qu’il volait ? — Les poissons volants ne restent en l’air qu’une trentaine de mètres ; ils reprennent l’eau, puis recommencent. »

— « Non, non : le mien voletait. Il faisait de petits sauts en s’éloignant ; il traçait des zigzags très courts, à droite et à gauche, et il se démenait aussi en hauteur… S’il a replongé, c’est derrière Châtillon ; parce que je certifie qu’il a tout le temps demeuré à quatre, cinq mètres de l’eau. »

Maxime eut un rire sarcastique.

— « Et, après cela, êtes-vous resté longtemps sur la berge ? »

— « Ma fi, non. Je suis allé tout de suite atteler, et lever les nasses dans le vivier… — Seulement, messieurs et dames, » annonça Philibert sur un autre ton, « j’ai régalé tout le monde avec mon aventure, tout le long du chemin… Ça m’a fichu en retard ; la nuit est venue ; et, si c’était un effet de votre bonté, je coucherais ben ici, parce que… Ce n’est pas que j’aie peur, mais… »

— « C’est entendu », fit Mme Arquedouve.

— « M’sieur Maxime, je vous ai apporté des lavarets. »

— « Merci. Vous les mettrez dans la cuve de gauche, s’il vous plaît. »

Maxime, ayant pris à part son père et Robert Collin, leur rapporta la vision qu’il avait eue dans le brouillard. Il soutint que le dirigeable était celui des forbans, à cause de la disposition originale qui ne permettait pas de voir la nacelle, et à cause de l’habileté qu’il fallait pour mener aussi vite, à travers la brume et les obstacles.

— « Si vite que cela ? » dit M. Le Tellier.

— « Si vite, » lui répondit son fils, « si vite que le ballon n’a pas eu le temps, pour ainsi dire, de masquer les arbres devant lesquels il glissait. Ce fut comme un train lancé, vous savez, les express : on aperçoit les choses derrière eux, — on ne cesse pas de les apercevoir, malgré toute l’opacité qui s’interpose entre elles et vous, le laps d’un clin d’œil… Eh bien, c’était ainsi. »

— « En effet, quelle rapidité !… Mais alors, tu n’as distingué aucun détail, surtout dans le brouillard… »

— « Un voile de mousseline épaisse m’eût environné que c’eût été la même chose. On ne voyait absolument que des silhouettes, à la distance où passa l’auto-ballon. J’ai remarqué… J’ai cru remarquer l’absence de nacelle… C’était un cigare colossal, qui brassait de la brume autour de lui. »

— « Plus grand qu’un dirigeable ordinaire ? »

— « Oh… non, je ne crois pas. En somme, c’est tout bonnement un aéronat perfectionné, qui se sauve à toute hélice une fois le rapt ou le vol exécutés… Il se fiait au brouillard pour passer inaperçu… Il s’en servait comme il se sert de la nuit. Le fait de l’y avoir vu m’est un sûr garant que c’est lui le corsaire. — Vous voilà fixés, j’imagine ! »

— « Et le poisson ? » fit M. Le Tellier.

— « Et les hommes volants ? » renchérit le secrétaire avec un sourire caustique.

— « Le poisson et les hommes volants ? Élucubrations de paysans naïfs ! Le brigadier Géruzon et le pêcheur Philibert sont des superstitieux, des visionnaires. Remarquez, au surplus, que Philibert a cru voir son brochet frétiller comme se tortillaient, à ce qu’on dit, les hommes de Châtel… Suggestion ! Suggestion pure ! »

— « Et l’aigle ! » objecta Robert. « Je l’ai vu, moi, ce qui s’appelle vu !… »

— « D’accord. Vous l’avez vu, même, à travers des besicles, et même des besicles d’or… Vous avez l’imagination et la vue trop riches ! »

— « Ne badine pas, Maxime », reprit son père. « Certes, rien n’est sûr. Ce que je vais dire n’est sans doute qu’une façon de traduire ma pensée, et pas autre chose… Aussi bien, c’est en essayant des formes diverses à la même idée qu’on parvient le mieux à la préciser, donc à la juger… Mais enfin : tout se passe comme si des êtres de tout genre se trouvaient doués, de but en blanc, de la vertu de s’envoler, — sous l’influence d’une force quelconque, mais probablement naturelle.

» Je dis naturelle, parce que cette force, ayant agi sur un oiseau (qui n’en avait guère besoin, puisqu’il volait déjà auparavant) ne saurait être qu’une force aveugle de la nature.

» Dès lors, quoi d’étonnant à ce que des hommes, animés de mauvais instincts et poursuivant je ne sais quel but, aient profité de cette faculté subitement acquise ? Quoi d’étonnant à ce qu’elle ait fait germer les pires desseins dans l’âme d’honnêtes gens promus tout à coup seigneurs de l’atmosphère ?… »

— « Avec votre théorie, » répliqua Maxime en ricanant, « vous expliqueriez la triple disparition du Colombier par l’essor de Marie-Thérèse et de nos cousins, sans avoir recours à l’hypothèse de ravisseurs… »

— « Mais non ! » répondit patiemment M. Le Tellier. « Dans ce cas, ils seraient revenus. D’ailleurs, les pas sur la neige révélaient un drame, un enlèvement. Non, ce serait absurde ; mais je te réponds quand même, parce qu’il est scientifique d’examiner tous les arguments qui se présentent. »

— « Alors, que faites-vous de mon dirigeable ? »

— « C’est un ballon comme les autres. Tu ne connais pas tous les modèles… Et puis, tu ne pouvais pas le voir suffisamment, à cause du brouillard et de la vitesse. Pour moi, il était piloté par un de ces risque-tout, de ces chauffards, qui croient que la route de l’air leur appartient. Et voilà. — Qu’en dites-vous, Robert ? Vous avez la mine perplexe… »

— « Maître… Maintenant, vous croyez donc que mon aigle était un aigle véritable ? »

— « … Oui ; parce que le brochet de Philibert est un vrai brochet. De loin, dans le ciel, un aigle géant ou quelqu’un travesti en aigle, cela peut se soutenir, à la rigueur. Mais quelqu’un dans un brochet !… Tenez, on arriverait à lâcher des énormités…

» Mais voici la nuit. Viens-tu, Maxime ? C’est nous qui sommes de faction aux projecteurs. As-tu le carbure ? »

Cette nuit-là, les deux gardiens du phare de la tour, attristés de ne rien connaître, méditèrent longuement sur la science et sur l’ignorance…

Et la pleine lune, au faîte de son arc, leur sembla l’orifice ensoleillé d’un puits de Babel, au fond de quoi les hommes s’agitent confusément.