Le Péril bleu/I/XVI

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Louis-Michaud (p. 144-149).

xvi

Encore le Dirigeable



Entrez !… Ah ! c’est vous, Robert. Salut ! »

— « Bonjour, monsieur Maxime. »

— « Votre Seigneurie dans mon laboratoire ! c’est un événement !… Qu’est-ce qui vous amène, ce matin ? »

Robert, visiblement distrait, se récria sans vigueur :

— « Oh ! un événement !… » Et il s’exclama : « Quelle température, hein !… Une chaleur pour la saison… »

— « Il va faire de l’orage. »

Et Maxime, attablé devant un croquis de mécanique, se remit à le griffonner, en se demandant ce qui lui valait la visite du secrétaire.

Les trois fenêtres de la rotonde étaient ouvertes à deux battants, mais il faisait si chaud qu’elles n’arrivaient pas à créer le moindre courant d’air. Un chaos de nuages plombés encombrait le ciel tumultueux comme un ciel de bataille, immobile comme un ciel de tableau. Sous lui, les choses de la terre prenaient des reflets de cendre. La plaine, toute hérissée de peupliers, semblait, au port d’armes, attendre quelque chose de mémorable ou quelqu’un de suprême. — C’était un beau décor pour une tragédie.

À l’intérieur du laboratoire, un soleil malade blêmissait la luisance des aquariums et des vitrines. Les poissons — très éclairés, afin que le peintre Maxime fût à l’aise pour en saisir les mille nuances — gardaient la pose et somnolaient dans le sommeil de l’eau.

Robert s’approcha des boîtes vitrées où le mimétisme déployait ses bizarreries. De loin, certaines de ces boîtes paraissaient pleines de branches, d’herbes et de rameaux ; et de près, on s’apercevait que telle brindille était une malicieuse chenille, telle tache d’écorce une phalène retorse, et telle feuille exotique un ingénieux moustique. Mais il n’y avait pas que des bêtes déguisées en végétaux ; il y avait aussi des bêtes costumées en bêtes. D’autres vitrines, en effet, logeaient des papillons épinglés deux à deux ; dans chaque paire chacun se ressemblait à s’y méprendre, et pourtant celui-ci constituait une nourriture empoisonnée pour les petits oiseaux, et l’autre, inoffensif, ne devait d’exister encore de nos jours qu’à sa ressemblance avec son sosie vénéfique. — Malheureusement, il faut le dire, depuis que l’enfant Maxime, occupé d’autres jeux, s’était désintéressé de celui-ci, le temps avait modifié beaucoup de ses préparations, fané toutes les verdures, moisi bien des corselets. Et maintenant pas mal de similitudes commençaient à différer.

Robert en fit la remarque au jeune homme, et poursuivit :

— « C’est tout de même drôle, ces identités… : cette espèce de mascarade zoologique !… le caméléon, qui, à volonté, pour être inaperçu, se fait rouge ou vert, selon qu’il est sur un fond rouge ou sur un fond vert !… »

— « Eh oui. C’est l’histoire du lion, fauve sur le sable fauve du désert ; c’est l’histoire de l’ours, blanc sur la neige blanche des Pôles. Tout cela : des mimétismes… Mais, comment ! vous, le spectateur des constellations, ces machines-là vous intéressent !…

— « Pourquoi pas ?… — Sans doute y a-t-il aussi des poissons qui se livrent au mimétisme ? »

— « La nature en est pleine. L’homme lui-même… Les manteaux couleur de muraille… — Tiens ! mais dites donc Robert, » Maxime riait, « je vous vois si attentif… Accuseriez-vous par hasard le Sarvant de revêtir un maillot bleu de nuit, pour… »

— « Quelle bêtise ! » interrompit le secrétaire.

— « … Ce petit musée m’a bien diverti jadis… Il a déterminé ma vocation de biologiste… Aujourd’hui j’ai d’autres chats à fouetter… »

— « Ça marche, vos planches à l’aquarelle ? »

— « Pas mal », dit Maxime, en sortant d’un carton plusieurs de ses œuvres. « Oh ! ce n’est pas du van Ostade, ni du Jan Steen… Cela suffit, voilà tout. — Mais, pour l’instant, j’ai cessé de portraiturer les poissons. »

— « Ah ! ah ! la dissection ! »

— « La dissection, un peu, oui, mais accessoirement et à propos d’une autre étude très captivante… — Mais je vous ennuie, Robert ? »

— « Pas du tout ! »

— « Vous allez comprendre. C’est pour le Muséum d’Océanographie de Monaco. Je voudrais machiner un aquarium où les poissons des grandes profondeurs vivraient normalement. Nos chaluts vont bien les saisir à plus de neuf mille mètres de fond ; mais la décompression et surtout le brusque changement de température les détériorent et les font crever. Je cherche à construire un vivier clos, où la pression et la température se maintiendraient. Vous voyez : je suis en train de gribouiller un dispositif de pompes… Mais ça n’est pas commode… L’invention serait grosse de conséquences. Pensez donc ! Reconstituer le milieu vital de ces êtres si lointains ! Pouvoir observer leurs habitudes véritables ! Dans l’ombre où la cuve resterait plongée, les voir s’illuminer de phosphorescences multicolores, comme dans la nuit éternelle des régions sous-marines ! »

— « Ah ! c’est cela que vous cherchez ! » dit Robert.

Mais Maxime se méprit sur le ton vif de cette interjection. Il s’imagina que Robert lui reprochait de ne pas s’employer à d’autres besognes, plus urgentes…

— « Oui, c’est cela », répondit-il en rougissant. Et il s’excusa : « … J’ai cherché aussi à pénétrer le mystère des disparitions… Seulement, vous savez, là-dessus j’ai mon idée. Nous serons fixés sous peu par les ravisseurs eux-mêmes : les gens de l’auto-ballon. »

— « Vraiment ? Vraiment ? » faisait Robert, complètement absorbé dans une rêverie.

— « Ah çà, Robert, soyez franc ! Vous êtes là qui tergiversez, qui parlez de tout et de rien… Qu’avez-vous à me dire ? »

— « Pardon… Ah ! oui… Vous disiez ?… Parfaitement, parfaitement… Je… je suis chargé d’une mission, figurez-vous. » Et il sourit. « Une mission de madame votre mère. Elle s’effraie de votre témérité. Depuis quelque temps vous vous hasardez tous les après-midi dans la montagne, avec votre fourniment d’artiste-peintre… Et, n’y pouvant rien, elle m’a délégué auprès de vous… »

Maxime posa ses mains sur les épaules de Robert.

— « Vous êtes bien aimable, mon vieux », lui dit-il. « Mais maintenant je suis certain qu’il s’agit d’un dirigeable ; et j’estime qu’au grand jour, un homme averti serait aussi serin de se laisser prendre, qu’il serait pleutre, froussard et méprisable de rester chez lui, comme un lièvre au gîte. »

Un silence suivit, que Robert fit cesser :

— « Alors, au moins… suivez mon conseil : habillez-vous de façon à reproduire l’aspect d’un des disparus… »

Maxime éclata de rire.

— « Mais c’est encore du mimétisme, cela ! Décidément, Robert… »

— « Je vous assure qu’il faut prendre garde. »

— « Ouais ! Vous perdez votre peine, mon bon. Le rapin que je suis a trop besoin de faire étude sur étude, — et la montagne est trop belle ! Fastueuse et changeante, à chaque heure du jour, à chaque jour du mois on la croirait la toile d’un maître différent… J’ai là-haut un petit modèle exquis, une bergère de douze ans, qui me pose une scène épatante dans un endroit pharamineux. Ah ! elle n’a pas froid aux yeux, celle-là ! Les Sarvants, ce qu’elle s’en fiche !… D’ailleurs, son frère César, un jeune pâtre plutôt dégagé, fait le guet pendant la séance…

« Regardez-moi ça, mon vieux Robert ! Je vous présente Mademoiselle Césarine Jeantaz. Ça ne manque pas de jus, hein ? »

Il brandissait dans la lumière pâle une aquarelle à demi faite et vraiment « tapée », comme il disait volontiers. Au milieu d’un troupeau de vaches et de chèvres éparses, une fillette, assise sur un rocher, jouait de l’accordéon. Sa mignonne bouche, large ouverte, indiquait une chanson lancée à pleine voix.

— « C’est très joli », apprécia Robert. « Mais madame votre mère se tracasse énormément… »

— « Dites-lui… — Ah ! là ! là ! quelle malédiction que toutes ces poules mouillées ! — Eh bien ! dites-lui que demain j’aurai fini cette pastorale, et qu’après-demain je serai sage ! »

— « Pourquoi pas aujourd’hui ? Je ne suis cependant pas une poule mouillée, moi, et je suis loin de plaisanter. Vous savez bien que j’ai mon idée… »

— « Déballez-la, votre idée, mon cher, déballez-la ! »

— « Hélas ! vous y croiriez encore moins qu’aux hommes volatiles, qu’au poisson voltigeur et qu’à l’aigle volant sans ailes ! »

— « Vous n’avez pas de preuves, alors ? »

— « Je n’ai que de bonnes raisons. Cela ne vous suffirait pas. »

— « Enfin, Robert, pourtant ! si vous saviez où se trouve ma sœur… et les autres… il serait criminel de garder le silence… Il faudrait y aller… Où peuvent-ils être ? Évidemment, pour ma part, je ne m’en doute pas le moins du monde… Où est le repaire des bandits ?… Si encore on avait la faculté de les voir s’enfuir dans telle ou telle direction ! Mais ils se cachent au milieu des nuits, des brouillards, des nuages… Considérez cette voûte impénétrable de nuées ; au-dessus d’elle, les Sarvants sont libres d’évoluer à notre insu…

» Mille dieux ! Robert, qu’est-ce que je vous disais ! »

Dressé, l’œil brillant, le bras tendu vers le ciel, Maxime désignait un point des nuages.

Robert, vivement, regarda.

Dans les volutes d’un gros cumulus gris ardoise engourdi de torpeur, une ombre oblongue, diaphane et fantômale, se profilait.

— « Le dirigeable ! murmurait Maxime tout bas, comme s’il eût craint d’effaroucher la vision.

Robert abrita ses yeux du jour livide :

— « C’est bien celui que vous avez rencontré ? »

— « C’est bien lui : la nacelle ne se voit pas. Et si ce n’était lui, que ferait-il, là, sans bouger, à l’affût derrière son nuage ?…

— « Hum ! » fit Robert, puissamment intéressé.

— « … Car il est derrière le nuage », continua Maxime. « C’est son ombre portée que nous apercevons. Ce n’est que son ombre sur une volute. Ils se croient invisibles. Ils ne se doutent pas que leur ombre les trahit… Allons ! reconnaissez que j’avais raison ! »

— « Oui, oui… en effet », dit Robert avec plus de politesse que de sincérité.

— « Ah ! voici l’ombre qui pâlit parce que le vent s’élève et que la volute se désagrège… Ce n’est plus rien. »

Une rafale tempétueuse s’engouffra dans la rotonde. Les papiers, tourbillonnant, s’éparpillèrent. Le frisselis des bois fut pareil au bruissement d’une mer inattendue. Les arbres, tout blancs de feuilles rebroussées, se courbaient au souffle de l’Est. Des volets battirent avec fracas. Des trombes de poussière couraient le long des routes. Un éclair direct fêla le ciel épais, et les nuages se mirent en branle.

Maxime, les cheveux au vent, épiait si la fuite du cumulus n’allait pas découvrir l’aéronat, ou si les corsaires ne jetaient pas de lest pour monter plus haut que la tourmente… Mais le dirigeable était parti sans employer ce moyen-là.

Et voici que le décor devenait lui-même tragédie.

La magnificence des éléments déchaînés se magnifiait encore de tous les mystères qu’on y sentait.

Le tonnerre roula ses grondements, qui parurent le vacarme des nuées roulant pêle-mêle vers un but inconnu.

Et, le tableau se trouvant achevé, un second éclair traça, d’un zigzag, le paraphe de l’ouragan.