Le Péril bleu/II/IX

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Louis-Michaud (p. 228-234).

ix

Le Journal de Robert Collin



Tel on va lire le journal de Robert Collin, tel M. Le Tellier le lut à M. Monbardeau, dans l’automobile de M. d’Agnès, au milieu du peuple de Paris[1]. Donc, l’astronome recommença :

4 juillet, 3 heures de l’après-midi.

Vingt-quatre heures écoulées depuis mon enlèvement. Jusqu’ici, j’ai eu trop de choses à observer pour pouvoir écrire. Je compte faire un journal avec ce que je verrai, et le faire parvenir à qui pourra se servir de mes renseignements pour délivrer les prisonniers. Le faire parvenir ! Comment ? Je ne sais…

C’est donc hier à trois heures (hier mercredi 3 juillet) que je suis devenu la proie des Sarvants. Volontairement. Il y avait déjà du temps que je m’exposais seul. Ils semblaient ne pas vouloir de moi. Enfin hier, comme je traversais le Forestel (un pré à mi-chemin du Grand Colombier et de Virieu-le-Petit), j’entendis le bourdonnement proverbial s’approcher, descendre vers moi.

Le grésillement des sauterelles était aussi fort que lui. Il avait l’air loin. Je regardai en l’air, mais ne vis rien. Mon cœur faisait plus de bruit que les Sarvants et les sauterelles. Le moment si attendu m’effrayait. J’avais bien l’idée de certaines choses, mais vague. Je savais que j’allais être emporté en l’air, très haut (j’étais vêtu en conséquence de vêtements tout ce qu’il y a de plus chaud). J’attendais l’impression du pompage ou de l’attraction qui allait m’enlever vers un ballon ou un autre engin caché dans la distance, lorsque je me sentis happé brutalement par derrière, au torse, et soulevé comme par une poigne gigantesque, dure, violente.

Gestes fous. Tentative pour me retourner vers l’agresseur. Peine perdue. Je me débattis. Pendant ce temps, ce qui me tenait me tira en arrière, à soi, et me lâcha. Seulement, je ne tombai pas. Il y avait entre mes pieds et le sol un espace de quelques centimètres. Un claquement inexplicable retentit. Le bourdonnement prit de l’importance et fut compliqué d’autres sons, mais c’est tout ce que j’entendais ; plus de sauterelles ni rien autre. — Alors j’essayai de me sauver, maudissant ma témérité, fou de peur. Mais incontinent je me heurtai à une résistance, à une rigidité sans aspect. Je bondis dans le sens opposé : même rempart. Comme si un hypnotiseur m’avait ordonné de croire qu’il y avait toujours devant moi un obstacle ; comme si l’air s’était solidifié autour de moi tout en restant aussi transparent. Je crus vraiment à de la suggestion, surtout à cause du soulèvement, qui me rappelait des expériences de spiritisme taxées de fraudes jusqu’alors.

Tout ceci : une seconde.

Puis, soudaine, une force incalculable venue d’en bas — montée inexorablement déchaînée de je ne sais quelle poussée que je sentis agir sous mes semelles tout à coup — me lança en l’air. On aurait dit que la terre me jetait au ciel. J’étais une sorte de boulet de canon projeté…

Et j’étais seul au milieu de l’espace, à monter tout droit, vite, vite… En dessous, le pré du Forestel n’était déjà plus que le centre mesquin d’un cercle immense s’agrandissant sans cesse, et le Colombier paraissait s’aplatir au niveau du reste. À cause de mon ascension rapide, le cercle — la Terre — semblait un entonnoir mouvant dont tous les points se seraient précipités vers le milieu, aspirés par une ventouse centrale. Sensation de nausée au-dessus de cette cuvette vertigineuse, atrocement écœurante. Le vertige me paralysait. D’abord j’avais gesticulé comme les hommes de Châtel, pour m’échapper. Maintenant l’effroi du gouffre me pétrifiait, — la peur d’y retomber, si la force mystérieuse venait à manquer.

Je m’aperçus que j’étais dans la posture d’un accroupi. Accroupi ? Sur quoi ? Sur une immatérielle et pourtant solide plate-forme, — immatérielle et pourtant réelle, irréelle et cependant matérielle, — un plateau qui n’existait pas et pourtant qui, oui, qui vibrait ! — Impossible de bouger pour contrôler. Le vertige : armure sans jointures. Je voulus consulter les instruments dont je m’étais nanti, le baromètre entre autres ; impossible.

Néanmoins, je parvins à raisonner dans mon immobilité. Je réussis à écouter. Le bourdonnement persévérait alentour. Il y avait aussi le bruit, le vent de mon ascension : sssssssssss… Mais je ne sentais aucun souffle. Alors je pensai être dans un courant d’air ascensionnel, au sein d’une colonne verticale de vent artificiel qui me soulevait aussi vite qu’elle-même fusait vers le zénith… Mais cela n’expliquait pas le contact solide de mon point d’appui.

À ce moment-là, j’avais encore la conviction que cette ascension n’était que la première phase du voyage, — que j’allais bientôt parvenir à l’engin où se trouvait la pompe ou l’aimant, — et que cet engin m’emmènerait à travers l’éther, sans doute dans un astre. Car mon arrière-pensée avait toujours été que les Sarvants étaient les habitants d’une planète quelconque, leurs agissements m’ayant toujours paru extra-terrestres, — merveilleux, comme on dit. Aussi je surveillais en haut l’apparition de cet engin, qui ne se montrait pas.

Et je m’élevais toujours. Le disque de la Terre comprenait une étendue immense de pays, déjà beaucoup moins riche en couleurs, et flou. Le Mont Blanc faisait un ressaut éblouissant qui se nivelait de plus en plus. J’avais de beaucoup dépassé sa hauteur.

« Comment ! » pensai-je, « me voici à plus de 4.810 mètres et je n’ai pas froid ! »

J’évalue à 6.000 mètres l’altitude où je me trouvais. La température baissant de 1° par 215 mètres environ, j’aurais dû être couvert de glaçons ; ma respiration aurait dû faire une vapeur épaisse ; j’aurais dû grelotter ; j’aurais dû subir le mal des montagnes, contre lequel j’avais emporté un ballon d’oxygène… Probablement, tout cela allait se produire… J’observai mon souffle, qui devait devenir gêné, accéléré, laborieux, — mon cœur, qui devait précipiter ses coups. Je guettai la sensation de plénitude des vaisseaux, le battement de la carotide. Je m’attendais à saigner du nez d’un moment à l’autre. Ma tête allait me faire mal, certainement. Je luttais d’avance contre l’hébétude des sens, la somnolence, la prostration morale. Il me semblait déjà sentir la soif caractéristique, le désir des boissons froides, — nausées, langue sèche, éructations, douleurs aux genoux, aux jambes, comme après une longue marche, épuisement… — Mais, sauf l’écœurement dû au vertige, rien de tout cela. Aucun des symptômes que j’avais soigneusement étudiés dans les livres.

Et pourtant je montais encore, et j’avais La certitude que si j’avais pu prendre le thermomètre et le regarder, j’aurais vu qu’il marquait dans les 16 ou 18° au-dessus de 0. Il faisait très bon, en somme. Et pourtant j’étais au moins à 9.000 mètres ! plus haut que le Gaurisankar ! là où le thermomètre aurait dû marquer 35° au-dessous de 0 !… Je me rappelai avec stupeur que, sans l’aide de l’oxygène, aucun homme n’avait atteint ces régions sans s’évanouir. Berson et Süring sont arrivés à 10.500 mètres, mais avec des respirols à oxygène. — Et d’ailleurs n’étais-je pas plus haut, maintenant ? C’était un rêve ! Il fallait contrôler…

Je fis un effort, qui réussit, le vertige diminuant avec l’éloignement de la Terre ; et je pus saisir derrière mon dos le ballon d’oxygène, dont je tins l’embouchure près de mes lèvres, en cas d’alerte. Ensuite le thermomètre : + 18° centigrade ! Et le baromètre : 160 millimètres ! exactement la même pression qu’à la surface du sol ! la pression moyenne de la terre ferme !… Est-ce que vraiment j’étais encore à terre ?… Je me crus idiot. — Mon état d’esprit différait quelque peu de celui, héroïque, que je m’étais prédit !

Naturellement, une page de ce cahier représente une minute.

J’écoutai mieux. Il me sembla percevoir…, et je perçus assez nettement, un doux petit clapement double qui faisait, velouté : « clip clap, clip clap, clip clap » et ainsi de suite. Étant seul — et quelle solitude ! — j’attribuai ce bruit à moi-même. N’était-ce pas un effet de l’altitude sur ma physiologie ?…

Au moyen de ma montre, et pensant que je m’élevais toujours avec la même vitesse, je fis des approximations de hauteur. Bientôt je fus assuré d’avoir atteint 30.000 mètres — le record des ballons-sondes non montés ! Mais là j’éprouvai l’illusion d’être immobile, parce que l’éloignement continu de la Terre trop lointaine n’était plus sensible d’un seul regard. En levant les yeux, par exemple, je vis le ciel se débleuir, s’assombrir ; et puis, soudainement, au-dessus de moi, j’aperçus à ma droite — c’est-à-dire un peu au sud du point vers lequel je montais — une noirceur qui grossissait à vue d’œil. Il me sembla qu’elle tombait, mais c’est moi qui montais vers sa fixité.

J’allais la regarder dans ma jumelle ; mais un malaise, à l’improviste, m’en empêcha. Un bourdonnement d’oreilles battit une roulade de tambours incessants. Il me sembla que le « clip clap » venait de s’arrêter brusquement. Je fus saisi par un grand froid ; mes bras et les muscles de mon cou s’ankylosèrent (électivement et progressivement) ; j’éprouvai une difficulté incroyable à respirer ; mes yeux se voilèrent, et c’est à peine si je pus constater que le thermomètre avait baissé, d’un plongeon terrible, vers — 22°, et qu’il continuait à baisser… Il me fut interdit d’aller chercher le baromètre dans l’une de mes poches… Toutefois, mes yeux défaillants crurent discerner une forme qui s’affirmait partout, de tous côtés à la fois. Il me parut que l’air s’obscurcissait… Mais n’était-ce pas une résultante de ce début d’évanouissement ?

L’instinct de la conservation me fit trouver l’embouchure de la vessie pleine d’oxygène ; et alors, immédiatement, je repris mes sens. Toute faiblesse fut dissipée.

J’étais enfermé dans un haut et vaste cylindre de glace, — une espèce de tourelle close. J’étais accroupi sur le fond d’un bocal de glace dont l’épaisseur augmentait continuellement et qui atténuait le jour de plus en plus.

Et il neigeait dans ce cylindre. Mes vêtements étaient couverts de givre ; ma barbe avait des stalactites gelées ; mon haleine se résolvait en grésil. J’avais l’air d’être emprisonné dans un cruchon de verre frappé…

Tout d’un coup, le doux « clip clap » reprit, avec un entrain — dirai-je alerte ou même allègre ? — comme pour rattraper le temps perdu. (Je crois que c’était derrière mon dos.) Ce bruit enchanté s’accompagnait d’un espèce de courant de chaleur et de sécheresse. La température remonta ; la lumière revint ; le flacon réfrigérant fondait. Bientôt il n’en resta plus qu’une mince feuille de gel cylindrique, et cette feuille — ce tube — disparut à son tour, comme essuyée. Avec elle, partit le dernier soupçon de malaise, comme essuyé aussi…

Je me retrouvai seul au milieu de l’immensité, montant toujours. Le mirage avait duré quelques secondes. Cependant le ciel était sensiblement moins bleu qu’avant, et le point noir, très grossi, était devenu une macule carrée.

C’est alors que je voulus reprendre ma jumelle pour observer cette macule. Mais je me rappelai qu’aux premiers instants de ma pâmoison elle s’était échappée de mes mains. J’en ressentais une vive contrariété, quand, à ma profonde stupeur… »

Ici, M. Le Tellier cessa de lire le cahier rouge. Une clameur incalculable avait détourné son attention.

L’automobile débouchait place de l’Opéra. Le coup de canon venait d’annoncer le départ de la course et roulait sur Paris en échos d’enthousiasme et de gloire.


  1. Pièce 657. Le lecteur nous saura-t-il gré de l’avoir reproduite textuellement ? Nous osons l’espérer. Ce document, brut, nous a paru sacré dans la forme incorrecte que son auteur fiévreux lui a donnée. Nous l’aurions même édité en fac-similé, n’était l’obligation où nous sommes d’établir un volume à 3 fr. 50 et non plus cher.