Le Péril bleu/II/VIII

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Louis-Michaud (p. 224-227).

viii

Le Cahier rouge



Vint le jour de la course.

Il faisait beau. M. Le Tellier s’en aperçut quand la concierge vint pousser les volets et lui servir son chocolat. (Le digne savant déteste les hôtels autant que ce qu’il nomme « faire des embarras », aussi était-il descendu chez lui et sans valet de chambre.)

Il faisait beau. Le soleil illuminait l’appartement dépouillé de ses rideaux et de ses tapis, aux lustres emmaillotés, aux meubles recouverts de housses, et rempli d’une odeur de camphre, de vétiver et de poivre. Les carreaux étaient badigeonnés de blanc d’Espagne, et dans le salon, des enveloppes cachaient les aquarelles renommées : les Harpignies, les Filliards, les Le Mains.

Il faisait beau. La course serait belle. En s’habillant, M. Le Tellier repassa ce dont ils avaient convenu, lui et le duc d’Agnès. Le coup de canon du départ tonnerait à dix heures ; à neuf heures et demie, une automobile appartenant au duc se tiendrait à la porte de M. Le Tellier, le conduirait aux Invalides pour assister au premier acte de l’épreuve, puis aussitôt s’en irait se poster à l’entrée de Paris, afin qu’il pût voir les péripéties des derniers kilomètres. Un insigne spécial servirait de coupe-file à la voiture.

Il faisait beau. Un brouhaha de peuple en marche montait du boulevard Saint-Germain, noir de monde qui passait dans le même sens, de gauche à droite. Pour l’heure, tout le grouillement de la capitale devait se diriger vers la ligne du parcours, dont les journaux donnaient le relevé.

« Eh ! le moment s’approche ! » pensa M. Le Tellier.

Il prit sa montre exacte, pour la mettre au gousset.

« Juste neuf heures et demie. »

Précisément alors, un coup de timbre résonna dans l’antichambre, comme pour sonner cette demie, à défaut des pendules arrêtées.

Souriant de la coïncidence, M. Le Tellier fut ouvrir lui-même… Et le sourire quitta ses lèvres soudainement décolorées.

M. Monbardeau se tenait là, en costume de voyage, et le regardait avec tristesse.

— « Qu’y a-t-il encore ?… C’est grave ?… »

— « Rassure-toi. Tous ceux que tu as laissés à Mirastel se portent bien. Mais, en effet… »

— « Marie-Thérèse… »

— « Non, non !… — Robert est mort, mon pauvre vieux ! »

— « Ah ! !… Mais comment le sais-tu ?… Et pourquoi laisser seuls Maxime, qui est si malade encore, et les femmes ?… Ne pouvais-tu m’écrire ou me télégraphier ? »

— « J’avais mes raisons, tu peux le croire… Écoute-moi :

» L’avant-dernière nuit — celle de ton départ — j’ai été réveillé par un sifflement de chute ; et, comme d’habitude, je suis allé dès le matin, hier, dans la direction voulue. Mme Arquedouve m’avait dit : « Un aérolithe est tombé cette nuit entre Aignoz et Talissieu.» Là, c’est le marais.

» Au bout de trois heures, aidé de quelques hommes téméraires et surtout cupides, à qui j’avais promis une bonne étrenne, il me fut permis de retrouver…

» C’était dans un endroit limoneux à l’extrême ; nous avancions sur des planches qu’il fallait sans cesse enlever derrière nous et rejeter en avant… — Au fond d’une espèce de flache creusée par la violence du choc, une masse informe s’enlizait lentement. Nous l’avons dégagée au prix d’efforts incroyables… Quelque chose me disait que nous ne devions pas céder…

» J’ai vu tout de suite qu’il n’était pas mort de sa chute, mais bien avant. La commotion n’avait broyé qu’un cadavre… Il est mort asphyxié… asphyxié surtout. Il avait la face enflée, les lèvres épaisses et noires comme toute la figure, les yeux extraordinairement ternes, la bouche pleine de sang coagulé. J’ai cru m’apercevoir aussi qu’il avait subi des pressions variées… Quand nous mettons des animaux dans le vide, par expérience, ils deviennent ce qu’était Robert… Une brève autopsie m’a démontré que son corps avait gonflé, qu’il s’était boursouflé, que le sang avait jailli de l’épiderme ainsi qu’une sueur giclante… qu’il avait, en quelque sorte, explosé… Certains débris anatomiques portaient déjà des marques analogues, mais beaucoup moins accentuées… Il n’a pas été viviséqué, non, non, il ne l’a pas été, lui ! »

— « Quelle abomination !… Mais cela ne me dit pas pourquoi tu es venu ? »

— « Je suis venu pour accomplir ses dernières volontés. »

M. Monbardeau tira de sa poche un cahier rouge à fermoirs de cuivre, que l’astronome se souvint d’avoir vu quelque part.

— « Je suis venu pour te remettre ce manuscrit. Robert le portait sous ses vêtements, lié par une ceinture à même la peau. Lis ce qui est écrit sur l’étiquette. »

— « Pour remettre le plus tôt possible à M. Le Tellier, directeur de l’Observatoire. S’il est mort : au docteur Monbardeau, d’Artemare. S’il est mort : au duc d’Agnès. S’il est mort : au chef de l’État. »

En voyant l’écriture de Robert Collin, M. Le Tellier ne put retenir ses larmes. Il ouvrait les fermoirs d’une main maladroite à force d’impatience, et disait :

— « Chère, chère victime de son dévouement ! Pauvre petit !… Hélas ! il y a deux mois qu’il s’est fait enlever ! C’était avant toutes ces histoires de tache carrée ?… Deux mois de captivité pour l’amour de Marie-Thérèse !… Hélas ! le beau rêve qu’il avait fait ! Et penser que ce rêve-là ne se serait pas réalisé ! que Robert, sans doute, n’aurait pas été ce qu’il est réservé au duc de devenir… si ma fille nous est jamais rendue !… Pour lui, ne vaut-il pas mieux être mort ?…

» Voyons ce qu’il me dit… — Hé ? qui est là ? »

— « Excusez, monsieur, » fit la concierge, qui venait d’entrer, « il y a en bas des monsieurs qui disent qu’ils vous attendent. »

— « Ah ! l’auto ! C’est vrai !… — Vois-tu, Calixte, je suis absolument forcé d’aller à cette course… Et me voilà en retard déjà… Tiens : tu vas venir avec moi. Je t’emmène. Nous lirons le cahier en route. Viens comme tu es ; viens… — Mon bon petit Robert ! Quelle perte ! Quelle perte !… »

Parmi la foule déambulante, une centaine de badauds faisaient cercle autour de l’automobile. Cette quatre-baquets fastueuse les intriguait d’être si longue et si basse, peinte en gris souris comme un torpilleur, d’être montée par deux chauffeurs à la livrée kaki, brassardés d’un ruban tricolore, et d’avoir en guise de lanternes deux flammes aux couleurs de l’Aéro-Club, organisateur sportif de la journée.

Les chauffeurs ôtèrent la casquette. L’un d’eux remit à M. Le Tellier le brassard blanc des commissaires officiels.

— « Dépêchons-nous, Monsieur, » lui dit-il d’un ton respectueux, « on va manquer le départ, il n’y a pas d’erreur. »

Mais M. Le Tellier estimait à présent que la course était secondaire, et, pendant que la voiture démarrait avec un brio de 90-HP conduite par un mercenaire impitoyable aux pneus, il commença de lire à M. Monbardeau ce que Robert avait tracé pour lui, d’un crayon net et régulier, du moins aux premières pages.

Il en était à la cinquième ligne, quand l’un des hommes kaki se retourna :

— « Je crois que ce n’est pas la peine d’aller jusqu’à l’esplanade… Il n’y a pas d’erreur : un monde fou… Jamais nous n’arriverions… Si Monsieur veut, on pourrait prendre par la Concorde et la rue Royale, et puis enfiler les grands boulevards. Comme ça, on les verra passer, et ça sera toujours ça de gagné pour arriver plus tôt à la sortie de Paris… Il n’y a pas d’erreur. »

— « Faites comme vous voudrez », dit l’astronome.

Et il reprit sa lecture interrompue.