Le Péril bleu/II/XVII

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Louis-Michaud (p. 330-333).

xvii

Nouveau Message de Tiburce



L’astronome sortit de l’Élysée rompu de lassitude. Il avait dû faire un violent effort sur lui-même pour se montrer optimiste à la séance du Conseil. Sa tristesse de père et sa raison de savant s’étaient livré bataille. C’est une belle action, mais c’est une torture, de peindre l’avenir des autres en couleurs agréables, quand l’avenir est devant soi comme un trou noir.

Il rentra chez lui démoralisé, estimant sa tâche accomplie et ne pensant plus qu’à revoir Mirastel, où le docteur Monbardeau l’avait précédé. M. Le Tellier voulait être là — quel supplice infernal que cette pensée ! — lorsque, dans la pluie de cadavres tombant sur le Bugey… — Oh ! cette pensée de damnation qui lui venait sans relâche et qu’il n’avait jamais l’horrible courage de finir !…

M. d’Agnès l’attendait boulevard Saint-Germain. Sa vue n’était pas faite pour ragaillardir le pauvre homme, tant elle lui rappelait de chers desseins perdus, et tant le duc avait l’air sombre.

Il s’ouvrit de son désespoir à M. Le Tellier. Aucun ingénieur ne lui laissait la moindre illusion ; le monde invisible était inexpugnable ; ainsi le décrétaient les Facultés. Lui, il en devenait neurasthénique. La nuit, ses cauchemars l’effaraient de visions sus-aériennes : vivisections, mariages scandaleux, ateliers de naturalisation humaine, etc. ; et le jour, ses idées restaient imbues de délire. Il n’avait pas échappé à la phobie de l’invisible, qui alors tourmentait les gens impressionnables et les faisait marcher à tâtons en plein midi, de sorte que les rues semblaient parfois remplies d’aveugles. Et quand, de sa fenêtre, le duc d’Agnès considérait l’agitation des passants, il croyait voir, à travers les carreaux, une collection poissonneuse dans un aquarium !

— « S’il me restait au moins une toute petite chance ! » fit-il subitement avec un demi-sourire honteux…

M. Le Tellier leva les bras pour les laisser retomber en signe d’impuissance, et le duc d’Agnès reprit en balbutiant :

— « Oui, je sais bien… Il faudrait être fou… aussi fou que… euh ! hem !… que, hem… que Tiburce, par exemple, n’est-ce pas ?… Ah ! celui-là… rien ne le déconcerte… hum… »

Il sortit une lettre d’un geste emprunté.

— « J’ai… hem !… Il m’a envoyé ça. »

— « Ne me faites pas voir cette lettre ; non ! Ah ! je n’y pensais plus guère, à votre Tiburce ! C’est vrai : dire qu’il y a encore un imbécile pour croire à ces bienheureuses chimères… Ah ! l’enviable crétin ! Serrez votre papier, mon ami ; cela me ferait du mal. »

— « Évidemment ! » concéda le duc d’Agnès.

Mais cependant, il relisait pour lui seul le message insensé de Tiburce.

( pièce 845)
Bombay, le 3 aout 1912.

Je conserve bon espoir, cher ami, quoique j’aie contre moi bien des hasards stupides et l’homme le plus habile de la terre : Hatkins.

Tu te rappelles que je me suis embarqué à la poursuite d’un certain révérend Hodgson et de sa fille, que je soupçonnais être Hatkins et Mlle Le Tellier. Je les ai trouvés à Singapour avec une facilité surprenante. C’étaient un vieux pasteur protestant et sa sœur aînée ! L’ostentation qu’ils apportaient à ne pas se cacher m’a vivement révélé le piège ; ces deux vieillards étaient des complices que Hatkins avait fait débarquer en même temps que lui et qui, dès cet instant, avaient pris le nom d’emprunt dont l’Américain et Mlle Le Tellier s’étaient affublés sur le bateau. Pendant que je m’occupais d’eux, Hatkins et sa compagne s’enfuyaient. — Ils s’enfuyaient encore : c’était donc eux, de plus en plus.

Par déduction, je découvre le chemin qu’ils ont pris. Depuis leur arrivée, deux paquebots seulement appareillèrent, l’un pour Calcutta, l’autre pour Madras. Mon génie familier me souffle : Calcutta. J’y vais, et j’apprends, moyennant finances, que nul débarqué ne ressemble, de près ou de loin, à qui je voudrais qu’il ressemblât. Ayant fumé quelques pipes, je reconnais mon erreur, et pense retrouver la piste à Madras. Je reprends donc la mer, avec un retard considérable. Mais, à Madras, j’ai la satisfaction de reconnaître que mes intuitions ne m’ont pas trompé : deux jeunes Moldaves du sexe masculin viennent de prendre le train pour Bombay, sous le nom des frères Tinska, après avoir séjourné quelques jours à l’hôtel. Il est vrai qu’ils ne viennent pas de l’est et de Singapour, par mer, mais du nord et d’Haïderabad, par terre… Qu’importe ! Tinska, n’est-ce pas l’anagramme de Hatkins moins l’H ?

Je les tenais !

Sans lanterner, je saute dans le rapide de Bombay où je compte pincer Mlle Le Tellier en habit de jeune garçon… Mais là, dans le fouillis de la ville, impossible de retrouver la trace de mes pseudo-Moldaves. — Ce matin, pourtant, après un millier de démarches et de rebuffades (car je n’ai pas cet aspect de Sherlock Holmes qui force l’admiration et la déférence) j’ai su, de l’agence Cook, qu’une société grecque composée de quatre personnes (deux jeunes ménages), les Yéniserlis et les Rotapoulo, viennent de s’embarquer pour Bassora (au fond du golfe Persique). De Bassora, ils comptent remonter la Mésopotamie et gagner Constantinople à travers les terres, pour ensuite rentrer en Grèce. — Je suis sûr que les Monbardeau-d’Arvière ont rejoint Hatkins et Mlle Le Tellier, et que les quatre Grecs ce sont eux ! Ils ont fourni à l’agence un luxe de détails inouïs sur tout ce qu’ils doivent faire ou ne pas faire. Ils se sont dit : « Tiburce ne croira jamais que c’est nous, puisque nous ne dissimulons rien. » Et en effet, ils ne cherchent pas même à masquer qu’ils sont deux hommes et deux femmes !… Tout autre que moi aurait abandonné cette piste trop claire. À bon chat bon rat ! Je les vaux bien, et ce soir je file sur Bassora.

La superbe randonnée ! J’ai fait, par l’Amérique, le Japon et l’Indo-Chine, plus de la moitié du tour du monde. Avant qu’ils n’aient bouclé la boucle, je les aurai rattrapés. J’ai conscience de les avoir talonnés, traqués, si implacablement, qu’ils n’ont pu s’arrêter comme ils le voulaient, et que je les ramène au lancer, en Europe, où nous serons leurs maîtres !

Sursum corda, cher ami !

À toi en toute affection ; et que Mademoiselle d’Agnès veuille trouver ici les hommages de son dévoué

Tiburce.

P.-S. — Vous me faites de la peine en Europe. Ma parole, votre frousse se répercute jusqu’ici ! Les indigènes invoquent le Trimourti contre le Péril Bleu !

J’oubliais une chose : un journal d’Amérique imprime aux échos mondains que Hatkins a renoncé à son voyage autour du monde et qu’il va donner une fête dans son hôtel de New-York !… Crois-tu qu’il est roublard ! Une fête chez Hatkins, soit ; mais Hatkins lui-même, non. C’est un duplicata de Hatkins qui le remplacera. Cet homme dépenserait ses milliards pour me berner !… — Adieu.

T.

Quand le duc d’Agnès eut fini de lire ces abracadabrances, M. Le Tellier surprit dans ses yeux une petite flamme.

— « Ah çà ! » fit-il en se croisant les bras, « est-ce que d’aventure vous garderiez un doute au sujet de la sottise de ce roussin d’occasion ? »

M. d’Agnès rougit comme s’il venait d’être éveillé par le sénateur Bérenger au milieu d’un rêve libertin.

— « Un doute ?… Hélas ! comment voulez-vous qu’il me reste un seul doute ! Je sais de source certaine que M. Hatkins est à New-York ; j’ai lu le journal de Robert Collin qui a vu chez les Sarvants ceux que nous pleurons déjà. Après cela, comment pouvez-vous croire que j’ajoute foi aux lettres de Tiburce, qui prétend les avoir suivis autour du monde ?!…

» Je reconnais pourtant que… oui, une minute, ce ton joyeux, cette assurance alerte… Et puis, monsieur, nous sommes toujours tentés de croire ce qui nous cause du chagrin ; et, voyez-vous, quand je songe que Mlle Marie-Thérèse aurait suivi Hatkins… »

— « Vous aimeriez encore mieux la savoir dans l’aérarium ! » dit amèrement M. Le Tellier.

— « Ha ! monsieur, que me faites-vous dire ! Ayez pitié de moi ! Toutes mes transes, toutes mes jalousies, tout mon martyre éternel, plutôt qu’une larme aux cils de votre fille ! »

Et le duc poursuivit longtemps sur ce mode-là, confessant son amour et son mal, d’une voix énervée, rauque et vacillante, avec cette emphase de mélodrame qui ravale au ton de mauvaises tirades les exaltations de la plus belle vie.