Le Péril bleu/II/XVIII

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Louis-Michaud (p. 334-339).

xviii

Apparition de l’invisible



Après le départ du savant dont l’autorité avait dominé la phase parisienne du Péril Bleu, on profita de sa retraite pour mettre à exécution certain projet que l’astronome avait toujours combattu. Nous voulons parler de l’admission du public au Grand-Palais. M. Le Tellier ne s’y opposait pas en principe, mais il soutenait avec raison qu’elle devait être gratuite, et que, en tout cas, il fallait attendre que l’aéroscaphe cessât d’être invisible, au moins en partie, grâce à l’intermédiaire d’une peinture ou de tout autre procédé.

Malheureusement, le public grondait. (C’est-à-dire que trois ou quatre publicistes le faisaient gronder.) On vit le moment où la question deviendrait électorale, et, encore que le sous-aérien fût toujours rétif à tout maquillage visibilisateur, l’accession du peuple fut décidée et taxée à cinquante centimes par tête, au profit des sinistrés bugistes. — L’entrée payante ne fut imposée que pour éviter l’encombrement.

Dès le premier jour, dimanche 22 septembre, il arriva ce qu’avait prédit M. Le Tellier. La foule aperçut, en tout et pour tout, une haute et solide barrière défendant un enclos inoccupé ; des agents de police la doublaient à l’intérieur. C’était bien le cas de dire qu’on avait payé pour ne rien voir. Dans l’âme obtuse de la multitude, cette idée avait pris corps que « fichtre, on verrait toujours, à n’importe quoi, que ce truc-là était invisible ! » Et l’on voulait voir ! Et l’on était furibond de ne rien voir pour ses dix sous !

Une émeute éclata, « On nous vole ! C’est une supercherie ! » L’existence des Sarvants n’était plus qu’une fumisterie de fonctionnaires escrocs, destinée en fin de compte à gruger le contribuable, une fois de plus. Tous ces travailleurs endimanchés se rappelaient entre eux les sommes énormes envoyées au secours du Bugey, de tous les points de la France et de l’étranger, et dont le comité de répartition n’avait distribué que 3.746 fr. 95. Ceux mêmes qui avaient accepté l’invisible au carrefour Louis-le-Grand ne l’admettaient plus, maintenant qu’ils avaient déboursé leur pièce blanche afin de le contempler.

Sur un ordre, les agents frappèrent l’aéroscaphe retentissant…

— « Ouh ! Ouh ! — Compères ! — Robert Houdin ! — Ouh ! Ouh ! — V’là les cognes qui veulent faire la pige aux frères Isola ! — Compères ! — Assez ! Assez ! — Honteux !… »

En exécution d’un deuxième ordre, les agents rétablirent des cordages autour du sous-aérien…

Puis les gradés atteignirent la plate-forme occulte et s’y promenèrent sans appui, comme les astres dans l’infinie subtilité…

Puis on alla chercher les moulages de l’hélice et de la pince-cisaille-panier…

Puis douze citoyens furent invités à venir toucher l’aéroscaphe…

Mais rien ne put retourner la foule, qui voyait partout des compères et des traîtres. Le Grand-Palais s’emplit d’un vacarme sans nom. Le public bouillait comme une flaque en fermentation. S’il avait cru à la réalité du bateau, il aurait tenté de le mettre en pièces. Çà et là, des échauffourées se produisirent ; on étouffa quelques marmots. Il fallut rendre l’argent.

Le prestige du Péril Bleu venait de recevoir une atteinte irréparable. Le lendemain, les journaux de l’opposition prétendirent qu’il ne s’agissait pas seulement d’une escroquerie gouvernementale et d’un crime de l’Étatisme, mais aussi d’un stratagème pour distraire de la situation sociale, sans cesse plus tendue, l’attention civique. Le pouvoir s’était servi de ce dérivatif indigne comme il se servait parfois d’alarmes de guerre, aussi fallacieuses que la nuisibilité, que l’existence même des terres invisibles.

Et quand, triomphalement, le chimiste Arnold, de Stockholm, annonça par le monde qu’il avait trouvé la peinture tant désirable, et fait apparaître ainsi le morceau d’aéroscaphe que la France lui avait confié, la démocratie refusa d’y voir autre chose qu’un nouveau machiavélisme des imposteurs. « Quelle attrape ! Ils allaient peindre à neuf quelque vieux sous-marin déclassé, hors service, et l’exhiber comme étant l’aéroscaphe invisible recouvert de la célèbre arnoldine ! Bravo, les tartufes ! Mais on savait à quoi s’en tenir. »

Ainsi naquit la légende du Péril Bleu, qui était pourtant bel et bien de l’histoire.

Cependant, au vrai, l’arnoldine était découverte.

Le chimiste suédois vint à Paris sans perdre une minute. Il apportait le fragment d’aéroscaphe sur lequel tant de combinaisons avaient éprouvé leur impuissance avant l’amalgame vainqueur. Arnold avait eu soin de n’en peindre que la moitié ; c’était donc un barre moitié invisible et moitié jaune, — d’un magnifique jaune serin.

Mais, première déception, les Chambres se refusèrent à voter la plus faible subvention. Et, secondement, un projet de société anonyme au capital de quatre cent mille francs, pour la peinture de l’aéroscaphe, avorta misérablement.

Arnold se montra plus grand que tout un peuple. Il prit à sa charge les dépenses considérables — car cette couleur valait plus de trois mille francs le litre — et fabriqua des quantités d’arnoldine.

D’habitude, la peinture dissimule les choses. Aujourd’hui, la peinture allait montrer les choses.

Quand tout fut préparé, Arnold convoqua autour du navire un congrès de savants, pour assister à ce vernissage d’un nouveau genre, tel que le Grand-Palais n’en avait jamais contenu. Belloir échafauda ses gradins, environna d’un cirque de planches l’invisible appareil…

Au jour dit, qui tomba le 5 octobre, devant une galerie de célébrités cosmopolites, le Scandinave endossa la blouse blanche, et donna le premier coup de pinceau.

Les cinématographes et les instantanés dessinaient un grand rond ; les pots d’arnoldine étaient répartis de tous côtés ; un orchestre jouait une marche héroïque.

L’invisible apparut peu à peu.

Comme si la brosse chargée de crème jaune avait eu le don de les créer, tous les détails du bateau surgirent dans l’espace, un par un. Ce fut en premier lieu la terrible pince, et l’effroyable cisaille, et l’affreux panier en forme d’épuisette, avec son réseau de mailles, — tous trois au bout de tiges articulées s’allongeant au moyen de douilles à coulisse. Les machines exhibèrent ensuite leurs complications de finesse et d’enchevêtrement, leurs sphères innombrables et drolatiques, les boîtes désertes où le galop sur place des batraciens mécanisés engendrait la force vive de l’appareil. On vit l’arbre de couche s’allonger, devenir un long tube et se fleurir d’une hélice jaune comme lui, jaune comme les machines et la pince cisaille. On vit le blaireau d’Arnold peindre en ronde bosse, à même l’atmosphère, des instruments désordonnés, les uns d’aspect élémentaire et volumineux, d’autres infiniment confus et multiples, dont l’arnoldine, hélas, empâtait les mignardises.

Suspendu au milieu du vide, Arnold rampait, glissait, se coulait parmi l’agencement invisible des cabines. Ayant peint l’organisme de l’aéroscaphe, il s’adjoignit des aides et continua sa besogne d’enchanteur.

La pince-cisaille et son panier disparurent dans une tour safran qui ressemblait à la cheminée d’un steamboat ; l’assistance frémit : elle avait reconnu le cylindre où tant de captifs s’étaient abandonnés à tant de terreurs…

Mais l’air se cloisonnait de murailles, de plafonds et de planchers ; les cellules s’accumulaient à l’entour de la machinerie et des attirails. L’aéroscaphe avait l’air d’une embarcation que l’on eût construite à l’envers des autres, en commençant par où d’ordinaire on finit ; la coque faisait encore défaut. Pour la badigeonner, Arnold et ses aides, montés sur des échelles, étendaient l’arnoldine à grands coups. Pièce à pièce, les entrailles du sous-aérien se cachaient sous le rideau soufre, rigide et bombé, qu’ils déployaient d’une façon magicienne.

Enfin, la couche d’arnoldine étant parfaite, un long cigare, de la couleur des canaris, se trouva dans le cirque ; et, devant sa ressemblance frappante avec un dirigeable — ressemblance que la teinte citrine accentuait encore — chacun s’étonna bruyamment.

Arnold rentra dans le sous-aérien pour barbouiller le fond de cale…, et quand il ressortit par l’une des écoutilles, aux accents de l’hymne suédois, seul, debout au milieu de l’arène, sur le dos de l’aéroscaphe qu’il semblait terrasser, — on lui fit une apothéose. La couleur ! La couleur ! Principe de visibilité sans lequel nos yeux seraient d’inutiles merveilles ! La couleur, qui seule justifie l’existence de la vue ! La couleur, il l’avait donnée à la matière clandestine, et maintenant tout le monde voyait l’invisible !

Arnold salua. Les taches de sa blouse ensoleillaient son geste, et, de sa brosse imbibée d’arnoldine, des gouttes d’or tombaient superbement.

La foule se retira comme à regret. Quand le dernier spectateur eut quitté le Grand-Palais, la peinture était sèche, et la nuit sans lune et sans étoiles était venue, si épaisse, que l’aéroscaphe aurait pu se croire encore invisible, perdu dans les ténèbres qui abolissent la couleur et crèvent nos yeux.

Or, au cœur de cette ombre, tandis qu’un banquet de quinze cents couverts alimentait le congrès des savants et fêtait la victoire des hommes sur l’invisible, — au cœur de cette ombre, une œuvre obscure, inexorable, s’accomplissait, — l’œuvre incompréhensible de forces inconnues, infinitésimales, — une œuvre d’atomes et de corpuscules en travail, en lutte peut-être…

Cela se passa dans l’ombre et le silence. On ne sait pas comment cela s’est passé.

Belloir, qui vint dès le potron-jaquet pour démonter le cirque, ne trouva plus le sous-aérien, mais seulement, à sa place, un tapis de poussière jaune serin, naviculaire. Un tapis fort mince. Une poussière ténue au suprême degré.

L’on eut beau courir en tous sens, et tâter l’air, et gauler le vide avec d’immenses perches… L’aéroscaphe n’existait plus. La peinture suédoise, corrosive de la substance invisible, l’avait rongé en quelques heures.

La gloire du chimiste sombrait dans la ruine et le ridicule. Il s’arrachait les cheveux ; il ne comprenait pas comment l’aéroscaphe s’était pulvérisé, alors que l’échantillon, prélevé sur le bateau même et dont il s’était servi pour ses expériences, avait résisté à l’attaque…

Enfin, la vérité se fit jour dans l’esprit d’Arnold. Parmi tous les traitements qu’il avait fait subir au spécimen avant de réussir, quelque bain, sans doute, possédait la vertu de l’immuniser contre l’action nocive de l’arnoldine, — au lieu que l’aéroscaphe, lui, n’avait bénéficié d’aucune opération préalable.

Un bain ! Oui, mais lequel ? Il en avait tant essayé !… Et puis, à quoi bon le rechercher, à présent que l’aéroscaphe n’était plus ?

Arnold, cependant, s’efforça de confectionner de la matière invisible, — de faire la synthèse de cette bizarrerie dont l’analyse lui avait coûté mille tourments (et cela pour rester incomplète, le composé donnant, avec les acides, des réactions extravagantes). Il ne réussit qu’à diluer plusieurs spécimens dans un mélange démoniaque, enfiévré de courants alternatifs, et s’arrangea si bien qu’il détruisit de la sorte tout ce qui demeurait ici-bas du métal inestimable.

Ce fâcheux inventeur y laissa l’entendement. Sa patrie l’hospitalisa. Il est toujours à Gœteborg. Tantôt il veut aller peindre les continents sus-aériens, pour les réduire en poudre. Et tantôt, croyant avoir trouvé l’antidote de l’arnoldine, l’insensé parle de vernir cette voûte transparente, afin que la nuit s’étende à jamais sur l’ingratitude et sur l’ironie.

C’est de cette façon que l’invisible — passez, muscade ! — apparut et redisparut.