Le Péril bleu/Préliminaire

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Louis-Michaud (p. 7-12).

Préliminaire



Il y a six mois, — c’était exactement le lundi 16 juin 1913 à neuf heures du matin, — je vis entrer dans mon studio la jeune chambrière qui me servait alors. Comme je venais de mettre la première main à la biographie passionnante et véridique de feu Fléchambault, et comme la consigne était de me laisser tranquille, les paroles qui montèrent à mes lèvres furent trois ou quatre blasphèmes de choix. Mais la fille n’en eut point souci et continua d’avancer. Elle portait sur un plateau de laque une carte de visite, et sa figure exultait d’un triomphe si éclatant, qu’elle avait l’air de mimer, avec des accessoires de fortune, la célèbre chorégraphie où Salomé promène sur un plateau d’argent la tête de Iokanaan.

Je l’apostrophai sans bienveillance :

— « Qu’est-ce qui vous prend ? C’est la carte du Père Éternel que vous trimbalez ? — Donnez. — Ah ! mon Dieu ! Pas possible ?!… Faites entrer ! presto ! presto ! »

J’avais lu le nom, la qualité et l’adresse de l’homme illustre parmi les plus illustres, l’homme de 1912, l’homme du Péril Bleu :

JEAN LE TELLIER
Directeur de l’Observatoire
202, boulevard Saint-Germain.

Durant quelques secondes, je contemplai d’un regard ébloui la fiche de bristol évocatrice de tant de gloire et de science, de malheur et de courage ; puis mon attention se fixa sur la porte. Bien souvent, au cours de la terrible année 1912, les feuilles publiques avaient reproduit les traits de M. Le Tellier, et je voyais d’avance apparaître au seuil de la chambre un visiteur dans la force de l’âge, avec un bon sourire et de grands yeux clairs sous un front large et pur, redressant sa haute taille et caressant d’une main déliée sa barbe soyeuse et brune.

Or, celui qui tout à coup s’encadra dans le chambranle ressemblait à ma vision comme un vieillard ressemble à sa jeunesse.

Je courus à sa rencontre. Il essaya de sourire et fit une grimace. — Il marchait voûté, d’un pas incertain, et soutenait à grand’peine un portefeuille volumineux. — Hélas ! à présent sa redingote noire flottait large autour de sa maigreur ; à présent la rosette rouge qui boutonnait son parement voisinait avec une barbe grise ; ses paupières demeuraient baissées timidement, peureusement ; à présent, enfin, toutes les émotions, toutes les souffrances, toutes les épouvantes de 1912 se lisaient à ce front blême et dégarni, tourmenté de rides douloureuses.

Nous échangeâmes les politesses de rigueur. Après quoi M. Le Tellier voulut bien s’asseoir, posa sur ses genoux le portefeuille ballonné, puis me dit en le tapotant :

— « Monsieur, voici du travail que je vous apporte. »

— « Vraiment ? » fis-je d’un ton aimable. « Et… de quoi s’agit-il, monsieur ? »

Il leva les yeux vers les miens. — Ha ! ses yeux n’avaient pas changé. C’étaient bien ces yeux-là que j’avais espérés : de grands yeux intimidants, habitués au spectacle des soleils et des lunes, et qui daignaient me regarder… — L’astronome ne répondit pas tout de suite à ma question, et je commençais à trouver, au sujet de ses yeux, des choses ravissantes, comme ceci par exemple : qu’ils semblaient restés tout imprégnés de bleu céleste, et luire toujours de lueurs sidérales…, — quand M. Le Tellier prononça cette phrase ébahissante :

— « J’ai là tous les documents nécessaires à l’histoire de ce qu’on nomme, plus ou moins justement, les Terreurs de l’An mil neuf cent douze. »

— « Comment ! » m’écriai-je au comble de la surprise. « Vous voudriez que… »

— « … ce soit vous qui fassiez ce travail. »

— Vous me faites beaucoup d’honneur… Mais, en vérité…, monsieur, avez-vous réfléchi… C’est une chose… énorme ! Le sujet n’est pas à ma pointure… D’abord, je ne suis pas un historien… Un historiographe, tout au plus. Mon œuvre, bien modeste, se borne à quelques monographies… Tenez, quand vous êtes arrivé, précisément, je m’occupais… »

— « Je sais, monsieur, je sais. »

— « Et puis, gardez-vous bien de me croire un savant ! Je raconte, à la bonne franquette, de petits épisodes anormaux ; c’est tout. S’il me fallait expliquer scientifiquement cette gigantesque aventure… Mais, d’ailleurs, est ce que cela n’est pas déjà fait ? Est-ce que plusieurs de vos confrères n’ont pas… »

— « Monsieur. » trancha mon interlocuteur, « on n’a point écrit là-dessus d’ouvrage populaire, et c’est un ouvrage populaire dont je souhaite la publication. Pour des raisons que la lecture de ces documents vous fera clairement saisir, il est bon, — il est même de la plus grande utilité, — que tout le monde connaisse et comprenne ce qui s’est passé l’année dernière. Si je m’adresse à vous, (monsieur, n’en prenez pas ombrage) c’est justement parce que vous n’êtes pas un homme de science, ou du moins pas un spécialiste. Vous n’accumulerez pas, vous, dans votre récit, de ces termes techniques et de ces locutions professionnelles qui rendent imperméables aux esprits du commun la plupart de nos rédactions. Moi qui vous parle, j’ai tenté sans y réussir cette tâche à quoi je vous convie. La cause de mon échec est simple : je ne saurais parler qu’une langue trop juste, inaccessible aux masses à force de propriété, bref une langue obscure à force de lumière aveuglante… Ne rougissez donc pas de « l’honneur », comme vous dites, puisque c’est votre ignorance qui vous le procure, et non votre savoir. »

— « Excusez-moi, » repris-je en dissimulant quelque mauvaise humeur, « mais parviendrai-je à décrire un phénomène aussi prodigieux à l’aide seulement du vocabulaire familier ?… »

— « N’en doutez pas. »

— « Mais encore, les profanes s’intéresseront-ils à de froids commentaires… »

— « Monsieur ! monsieur ! saisirez-vous jamais ?… Ce que je vous demande, c’est l’histoire d’une famille pendant les Terreurs de mil neuf cent douze ; c’est l’histoire de ma famille ! »

À ces mots qui éveillaient le souvenir de telles surhumaines catastrophes et m’apprenaient enfin la mission grandiose qui m’était réservée, un souffle d’enthousiasme souleva tout mon être.

— « Quoi, monsieur ! vous consentiriez à livrer à la foule…, en détail, les péripéties… intimes… poignantes… »

— « Il le faut », dit gravement M. Le Tellier.

— « Oh ! alors, je lâche Fléchambault ! m’écriai-je. « Vite, monsieur, montrez-moi le dossier ! Je brûle d’entamer la besogne… »

Les papiers s’étalaient déjà sur mon bureau.

On trouvait dans ces liasses toutes les formes de renseignements : lettres, journaux, croquis, notes, procès-verbaux, revues, constats, photographies, télégrammes, etc., soigneusement classés par rang de date, numérotés de 1 à 1046 et répertoriés.

M. Le Tellier feuilleta cette chronique, parcourut les pièces une à une, et fit revenir pour moi le fantôme des heures sinistres.

Elles dépassaient en horreur et en bizarrerie ce que la notion vulgaire de la crise m’avait permis de soupçonner. Amateur d’insolite et scribe de miracles, j’ai connu et divulgué les plus étranges destins. J’ai fréquenté le physicien Bouvancourt, qui pénétra dans l’image du monde reflétée aux miroirs. Un de mes vieux compagnons fut M. de Gambertin, dévoré de nos jours, en pleine Auvergne, par un monstre antédiluvien. J’ai compulsé le testament de ce pauvre X…, lequel vit accourir au rendez-vous d’amour le cadavre de sa maîtresse. J’ai surpris l’existence du docteur Lerne, qui interchangeait les cervelles de ses clients ou de ses victimes et falsifiait ainsi leur personnalité. L’ingénieur Z… me confia le soin d’exposer comment on fait le tour du globe en restant à la même place. J’étais là quand Nerval, le compositeur, mourut d’avoir écouté les Sirènes au creux d’un coquillage. Je possède aussi — j’en passe et des meilleurs — les mémoires de Fléchambault, l’infortuné qui séjourna chez les microbes… Enfin, mes registres contiennent pas mal de curiosités. Mais, en mon âme et conscience je l’affirme, tout cela n’est rien au regard des événements dont M. Le Tellier poursuivit l’énumération, tandis que son doigt décharné fouillait les archives du Péril Bleu.

Je dois dire qu’il racontait d’une manière saisissante, comme tous ceux qui ont vécu leur narration. Parfois même il tremblait d’une angoisse rétrospective, au vu de certaines pages qu’il avait tracées de sa propre main vacillante, au sortir d’un nouvel accident, « tout chaud », pour ainsi dire, et sous le coup du désespoir.

Ce jour-là, nous oubliâmes tous deux l’heure du déjeuner.

Telles sont les conjonctures dans lesquelles je fus appelé à écrire cette histoire de l’an de disgrâce 1912.

J’ai suivi, pour ce faire, l’ordre du temps, — le seul qu’un historien puisse adopter s’il méprise l’effet, comme c’est son devoir. Et toutes les fois qu’une pièce du dossier me l’a permis par sa concision, sa brièveté, sa justesse et la bonhomie de son écriture, je l’ai versée telle quelle à ma relation. Il en résulte un ensemble fort disparate et beaucoup de morceaux dénués de style ; cela est regrettable ; mais fallait-il échapper la moindre occasion de substituer la vie, toute palpitante, au discours d’un rapporteur ?

À ce propos, sans doute me fera-t-on grief de l’hospitalité libérale octroyée dans mon livre à la correspondance de M. Tiburce. Elle offre peu d’intérêt, et sa part dans l’action est assez minime, je l’avoue. Mais elle achève si bien le portrait d’un personnage dont le type funeste incline à se trop multiplier ; mais elle montre avec tant de bonheur où peuvent conduire certains excès, — qu’il m’a paru naturel et moral de la disséminer aux endroits que lui assignait la chronologie. Du reste, M. Tiburce (qui est maintenant de mes amis, comme tous les héros survivants de cette épopée) est revenu de ses erreurs, et lui-même a voulu qu’on trouvât ci-après la leçon de ses ridicules avec la peinture de sa folie. Ce dernier trait l’honore dans la mesure précise où son extravagance l’avait décrié ; je suis heureux de l’en féliciter.

Un mot encore. — Bon nombre de personnes ont l’excellente habitude de suivre sur la carte la marche des faits et le déplacement des acteurs. Pour situer ainsi les phases du Péril Bleu, je recommande les cartes de l’État-major Nantua (160) et Chambéry (169), ou la carte du ministère de l’Intérieur Belley (xxiii, 25). Ces topographies joignent à l’exactitude la plus stricte le mérite d’être levées à une échelle suffisante pour qu’on y puisse piquer de minuscules drapeaux indicateurs ou des épingles à tête de verre coloré. — Quant au plan de Paris, le premier venu fera l’affaire.

Et maintenant, tournons les yeux vers le passé et revenons en idée au mois de mars 1912.