Le Pôle meurtrier/01

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LA « TERRA-NOVA » DANS LE DÉTROIT DE MAC MURDO.


LE PÔLE MEURTRIER

JOURNAL DE ROUTE DU CAPITAINE SCOTT
Adapté par M. Charles Rabot


I. — EXPÉDITION PRÉPARATOIRE


Départ de la Terra-Nora. — Arrivée et séjour en Nouvelle-Zélande. — Départ pour l’Antarctique. — Installation des quartiers d’hiver. — Débuts de la caravane sur la Grande Barrière. — Chiens et poneys. — One Ton camp, terminus de l’expédition préliminaire. — Un accident. — Amundsen est là !


LE CAPITAINE OATES ET QUELQUES-UNS DES PONEYS SUR LA « TERRA NOVA ».

[La Terra-Nova, qui portait aux terres antarctiques la mission dirigée par le capitaine Scott, quitta Cardiff le 15 juin 1910 pour arriver à Lyttelton, en Nouvelle-Zélande, dans la seconde quinzaine d’octobre. Plusieurs semaines furent employées, dans ce port, par la mission, à terminer ses préparatifs et notamment à installer à bord les poneys expédiés directement de Mandchourie. Le 25 novembre, la mission faisait route vers le Sud. Elle comptait 33 personnes dont 19 formant l’état-major (officiers ou naturalistes). Elle était munie des moyens de transport les plus pratiques : 34 chiens, 19 poneys, 3 traîneaux automobiles et 45 traîneaux ordinaires de 3 m. 60, 3 m. 10 ou 2 m.70.

La traversée de la Nouvelle-Zélande à la Terre Victoria fut féconde en péripéties. La tempête, l’ouragan assaillirent presque sans trêve la Terra-Nova qui finalement se trouva, durant vingt et un jours, emprisonnée dans la banquise. Le 2 janvier 1911, le vaillant petit navire abordait dans la baie de Mac Murdo, entre le volcan Érébus et la Terre Victoria. Et aussitôt commençaient l’édification et l’aménagement de la maison qui devait devenir le quartier général de l’expédition et qui avait été amenée démontée. Après quoi on travailla au débarquement des provisions. Ce fut une besogne laborieuse. Il y avait tant de choses à transporter de la Terra Nova jusqu’aux quartiers : vivres, charbon, pétrole, approvisionnements, automobiles, instruments scientifiques, livres, matériel de campement et de cuisine, etc., etc… Durant huit jours les attelages de poneys et de chiens firent la navette entre le bord et la station. Le 11 janvier, l’installation des quartiers d’hiver était achevée.

LA « TERRA NOVA » PENDANT LA TEMPÊTE : LA MANŒUVRE DES POMPES.

Aussitôt Scott s’occupa de préparer la marche de la caravane vers le Pôle, qui aurait lieu après l’hivernage et, pour cela, il résolut d’aller organiser une série de dépôts de vivres échelonnés de distance en distance sur la route de l’Extrême-Sud et destinés à servir de points de ravitaillement au groupe qui marcherait plus tard à la conquête du Pôle.

Le détachement qui devait accomplir cette expédition, en quelque sorte préparatoire, se composait, outre Scott, de 11 hommes, 8 poneys et 26 chiens. Il s’agissait tout d’abord de parcourir, avant d’arriver à la Grande-Barrière, 39 kilomètres sur la banquise accolée à la côte orientale de la baie de Mac Murdo. La route était dangereuse à suivre, par suite d’un dégel rapide. Aussi Scott se décida-t-il à faire transporter par la Terra-Nova les poids lourds, véhicules et approvisionnements, jusqu’au delà d’un promontoire désigné sous le nom de Langue du Glacier, en un point où les poneys, conduits en main, viendraient rejoindre le détachement débarqué du navire.

C’est le 24 janvier que Scott s’embarqua sur la Terra-Nova pour faire cette petite traversée. Deux jours après, le 26, il quittait définitivement la Terra-Nova qui, de son côté, ne tardait pas à retourner en Nouvelle-Zélande où elle devait séjourner une année avant de revenir dans l’Antarctique pour retrouver les explorateurs et les ramener en Europe.

Nous publions, à partir de cette date, le journal de route du capitaine Scott.]

CARTE DES RÉGIONS ANTARCTIQUES.

Jeudi, 26 janvier 1911. — Avant de quitter le bord, j’ai fait assembler l’équipage pour le remercier du précieux concours qu’il m’a apporté. Tous se sont comportés comme des braves ; jamais navire n’a été monté par des hommes plus solides ni plus dévoués… Nous voici maintenant en route avec l’énorme chargement que nous avons à transporter. Quel sera le résultat final de cet effort ? Trois jours nous sont nécessaires pour arriver sur un terrain sûr. Pourvu que la banquise ne se brise pas avant que nous ayons pu atteindre la Barrière !

Vendredi, 27 janvier. — Nous bivouaquons à 1 600 mètres environ au sud du cap Armitage. Une fois les tentes dressées, je me suis avancé vers l’Est jusque par le travers de Pram Point. Au delà du cap, la glace est terriblement mince. Un grand détour est donc nécessaire pour éviter ce passage dangereux.

Le reste du détachement s’est rendu à la hutte de la Discovery[1] pour essayer de dégager les piles de boites de conserves enfouies dans la neige. Cette première tentative demeure infructueuse ; la masse glacée est très dure et des semaines de travail seront nécessaires pour arriver à un résultat. En tout cas, il y a là de nombreuses caisses de biscuits, de beurre et de cacao, etc. ; nous sommes donc assurés de ne pas manquer de vivres si, au retour de notre expédition, nous sommes bloqués par la mer libre.

Ce soir, les chiens sont très fatigués. Ces animaux ne peuvent tirer de lourdes charges ; ils sont épuisés pour avoir traîné 225 kilos à une allure de tortue, et l’attelage ne comptait pas moins de onze bêtes. Meares a fixé leur ration quotidienne à 300 grammes de biscuit. Évidemment c’est trop peu. Les poneys font d’excellente besogne ; ils tirent allégrement de 360 à 405 kilos, et aujourd’hui ils auraient pu fournir une étape un peu plus longue, assure Oates.

Samedi, 28 janvier. — Les poneys sont allés chercher les dernières charges à notre premier campement. Pendant ce temps, je pars reconnaître le terrain au Sud ; dans cette direction, nous devons contourner une grande chaîne de monticules engendrés par la pression de la glace. Ces monticules ont été créés tout récemment. Les entassements de glaçons brisés par la pression finissent à l’est du point où j’arrive : au delà, la dislocation se traduit simplement par une énorme vague en forme de dôme. Le creux de cette ondulation est occupé par une nappe d’eau dans laquelle grouille une troupe très nombreuse de phoques. Les uns dorment, tandis que d’autres s’ébattent dans le bassin.

Dans l’après-midi, la cavalerie parcourt d’abord 4 kilom. 4 dans le Sud pour traverser cette dislocation, puis 2 kilomètres dans l’Est jusqu’au front de la Barrière, et ensuite fait l’ascension de cet immense glacier.

Après une trotte d’environ 800 mètres, les bêtes sont déchargées : juste à ce moment elles commençaient à enfoncer profondément. Lorsque nous atteignons le glacier, à 400 mètres au Nord, quelque chose de noir apparaît à sa surface : ce sont les sommets de deux tentes presque entièrement enfouies ; elles proviennent de l’expédition Shackleton, supposons-nous. Tout le détachement est plein d’ardeur ; il eût été certes difficile de réunir un groupe d’hommes plus capables de mener à bien notre entreprise.

Dimanche, 29 janvier. — Après le déjeuner, j’ai lu l’office divin. Excellente journée. Les sept meilleurs poneys ont effectué deux voyages à la Barrière, en couvrant ainsi 23 kilom. 3, dont la moitié avec de lourdes charges. Aucun ne paraît fatigué de cette longue étape.

Les chiens font merveille ; de jour en jour ils paraissent plus en forme. Ils ont transporté un premier chargement à 3 kilom. 8 au delà du point de la Barrière où sont actuellement rassemblés les approvisionnements. À cette distance sera établi le Safety Camp (camp de la Sécurité), le principal dépôt destiné à servir de base d’opérations à l’expédition.

L’après-midi, les chiens exécutent un second voyage et apportent à Safety Camp un nouveau chargement. Ils ont ainsi couvert 44 kilom. 4 dans la journée : un joli résultat. Evans et moi avons transporté à pied une charge par delà la ligne de pression. Il ne reste plus à amener sur la Barrière que le matériel de campement. Une fois que nous aurons installé le Safety Camp, nous pourrons y demeurer aussi longtemps que nous le voudrons avant le départ pour le Sud, mais, une fois en route, nous devrons marcher vite. Le thermomètre varie de −12°,7 la nuit à −4°,4 le jour ; température très propice pour le traînage.

LA MAISON ET UNE VUE DU CAMP, UNE SEMAINE APRÈS L’ARRIVÉE AU CAP EVANS.

Lundi, 30 janvier. — Safety Camp. 77°55′ de latitude. Après l’étape du matin, nous déjeunons et tenons un véritable conseil, dans lequel j’expose mon plan de campagne. Je propose de partir avec cinq semaines de vivres et, au bout de douze ou treize étapes, d’établir un dépôt contenant des approvisionnements pour une quinzaine ; après quoi on battra en retraite. Pour cette expédition, les charges des poneys seront de 280 kilos et celles des attelages de chiens de 325 kilos, non compris le poids des traîneaux. Si la surface du glacier est bonne, ce qui est douteux, les poneys devront accomplir aisément ce trajet ; par contre peut-être faudra-t-il alléger les chiens ; en tout cas, nous ne pouvons faire mieux. Cet après-midi, monté sur mes skis, je suis parti en reconnaissance. Jusqu’à une distance de 3 200 à 4 800 mètres le terrain est toujours aussi mauvais. Bowers, Garrard et trois hommes sont allés dégager les tentes de Shackleton. Ils y trouvent un réchaud, des provisions et les vestiges d’un repas hâtivement abandonné. Une tente était pleine de glace produite par le gel des eaux de fusion. Si les tentes de l’expédition Shackleton ont tenu aussi longtemps, nous n’avons pas à craindre que notre matériel soit exposé en ne demeurant ici qu’un hiver. Demain, nous passerons la revue des provisions, construirons le dépôt et chargerons les traîneaux.

Mardi, 31 janvier. — Tout est paré pour le départ. Cet après-midi un poney essaie l’unique paire de raquettes que nous possédions pour les chevaux. L’expérience réussit admirablement. Munie de ces engins, la bête avançait aussi facilement que si elle se fût trouvée sur un terrain ferme, alors que, sans raquettes, elle enfonçait profondément. Oates n’avait auparavant aucune confiance dans ces disques et, pour ma part, je croyais qu’avant de pouvoir s’en servir il eût fallu soumettre à un long apprentissage les animaux même les plus paisibles. Une demi-heure après, Meares et Wilson partaient chercher un lot de ces raquettes à la station du cap Evans, distant de plus de 32 kilomètres. Peut-être la banquise n’est-elle pas encore complètement disloquée et leur sera-t-il possible de revenir, sans trop de difficultés, à nos quartiers d’hiver ?

Mercredi, 1er février. — Une journée d’inaction relative et de désappointement. Meares et Wilson sont rentrés à midi. Au delà des îles Razor Back, la mer était libre ; par suite, ils n’ont pu atteindre le cap Evans et rapporter les fameuses raquettes. Notre seul espoir maintenant, c’est que la surface de la Barrière devienne de plus en plus consistante à mesure que nous nous éloignerons de la mer. Mais combien précaire est cette espérance ! En tout cas, c’est déjà un résultat d’avoir découvert le moyen de triomphes de la neige molle. Demain nous repartirons : Atkinson, étant éclopé, demeurera ici avec Crean.

LES PINGOUINS À LA PROMENADE.

Mardi, 2 février. — Nous nous sommes ébranlés vers 10 h. 30. À mon grand étonnement, les poneys n’enfoncent guère, et pendant plus d’une heure la colonne avance assez rapidement. Plus loin, la piste est moins bonne. Cet état de la neige, si différent de celui que nous nous attendions à rencontrer, nous détermine à dormir le jour et à marcher désormais la nuit et le matin, c’est-à-dire pendant les heures où la température est basse. Les poneys se reposeront mieux durant la période chaude de la journée ; c’est là un avantage à considérer, même si la piste ne devient pas meilleure la nuit. Hier, une fois le vent tombé, la température s’est abaissée à 20°,1 sous zero. Aujourd’hui, temps chaud et calme.

Vendredi, 3 février. — Départ à minuit trente. Nous faisons 14 kilom. 4. À la fin de l’étape, la neige semblait s’affermir, lorsque, au moment de camper, le poney de Bowers, qui tient la tête de la colonne, enfonce. Plusieurs autres qui marchent sur ses talons commencent à barboter à leur tour, et bientôt trois chevaux se débattent dans une nappe de neige molle.

Nous munissons de raquettes le cheval de Bowers. Après avoir pendant quelques minutes marché un peu gauchement, il s’habitue à ces engins et peut être attelé aux traîneaux laissés en détresse. Sans broncher, la bête passe sur la même plaque où elle avait auparavant enfoncé. Que ne possédons-nous un grand nombre de ces raquettes ! Sept chevaux pourraient certainement en être munis, et même, après quelques essais, le huitième, celui d’Oates. Ainsi chaussés, les chevaux haleraient sans aucune difficulté leurs charges sur les champs de neige molle. Combien il est énervant de penser que nous avons négligé d’emporter ces engins, qui nous auraient rendu de si grands services !

Après avoir soufflé pendant tout le jour, le vent du Sud-Ouest tombe et le ciel est couvert. J’écris mon journal après un somme de neuf heures, tandis que mes camarades reposent encore. L’emploi des poneys sur la Barrière entraîne des arrêts prolongés. D’après l’ordre de marche adopté, les chiens partent une heure et même plus après la colonne, et arrivent au campement suivant peu de temps après que les poneys ont été mis au piquet. Ils tirent très bien, l’attelage de Meares surtout, mais ils sont tant soit peu difficiles. Sous le harnais, en général ils donnent l’impression que la concorde règne entre eux, ils vont paisiblement côte à côte, épaule contre épaule, et, quand ils font halte, ils ont l’attention d’enjamber ceux qui sont déjà couchés. Mais l’occasion d’une ripaille se présente-t-elle, aussitôt leurs passions s’éveillent, chacun regarde de travers son voisin, et, pour le plus futile prétexte, se jette sur lui. Si en marche leurs traits viennent à s’emmêler, leurs instincts batailleurs se manifestent non moins brutalement. Un attelage paisible, qui un instant auparavant cheminait nonchalamment en remuant la queue, devient soudain une bande de démons hurlants qui se déchirent à pleines dents les uns les autres. Ce sont les manifestations de sauvagerie qui déterminent l’homme à sacrifier délibérément ces animaux lorsqu’il le faut, malgré le concours précieux qu’ils apportent à des entreprises comme celle que nous nous proposons.

Samedi, 4 février. — Nous sommes arrivés au Corner Camp (campement du Coin), après une excellente marche de nuit de 16 kilomètres. Au début, mauvaise piste ; pendant 3 kilomètres, les poneys enfoncent beaucoup, tandis que, avec ses raquettes, le cheval de Bowers avance facilement. Ensuite, la surface devient meilleure et l’allure plus régulière. À 8 kilomètres du précédent bivouac, campé pour la grande halte. Pendant la seconde partie de l’étape, cela marche encore mieux, le seul incident est la traversée de plusieurs crevasses. Le poney d’Oates fourre ses jambes dans deux de ces trous et enfonce dans un troisième. Trois kilomètres environ avant la fin de l’étape, les fentes disparaissent. Pendant la dernière partie de la marche, terrain très résistant, par suite traînage facile. Je redoute un blizzard.

Dimanche, 5 février. — Hier, vers 4 heures du soir, le blizzard a fondu sur nous. D’abord, vingt-quatre heures durant, le vent souffle relativement modéré, puis, tournant un peu à l’Ouest, il devient beaucoup plus fort. Actuellement il est très violent et soumet notre frêle petite tente à une rude épreuve. Nous espérons la fin prochaine du mauvais temps sans y compter beaucoup cependant : nous ne sommes pas loin du cap Crozier, et dans cette région les blizzards sont longs. Boire, manger, dormir et causer de temps en temps, telles sont nos occupations pendant la tourmente.

Lundi, 6 février. — La nuit dernière le vent a encore augmenté et toute la journée il a soufflé avec une très grande force. Par un pareil temps les sorties manquent d’agrément, mais il n’y a pas de « carottiers » parmi nous. Aux heures habituelles, Oates, Meares et Wilson sont allés donner leur pitance aux animaux ; et les autres n’hésitent pas non plus à accomplir la besogne qui leur incombe.

Les chevaux supportent assez bien ce mauvais temps ; de grands perfectionnements devront cependant être apportés à leur vestiaire. Les chiens, eux, semblent jouir du bonheur parfait. Ils sont couchés en rond sous la neige et abandonnent seulement à l’heure des repas leurs trous chauds. Par bonheur, la température est élevée. À quelle épreuve de patience nous soumet ce blizzard : plus de cinquante heures perdues et aucun signe précurseur de la fin de la tourmente ! Les amas de neige chassée par le vent sont très hauts, plusieurs traîneaux sont presque enfouis.

FORMATION DE CRÊTES DE GLACE DEVANT LE CAP EVANS.

Mardi, 7 février. — Toute la nuit la tempête a continué ; ce n’est qu’aujourd’hui, à 8 heures du matin, qu’elle mollit. Deux heures plus tard, un pan de ciel bleu est visible entre le Sud-Ouest et l’Ouest, en même temps l’île Blanche, le Bluff et les montagnes occidentales[2] se découvrent très nets. Dès que la brise est tombée, nous nous livrons à divers travaux, nous dégageons les traîneaux, réparons l’abri des poneys. À 11 heures, un nuage noir apparaît dans le Sud ; pas de doute, la tempête va reprendre, et en effet, à 1 heure de l’après-midi, le chasse-neige recommence.

À 5 heures du soir, tandis que j’écris mon journal, de nouveau le vent a « calmi » et le soleil brille.

Mercredi, 8 février. — Nous venons de terminer l’étape de nuit 16 kilom. 2. Les poneys ont été éprouvés par le blizzard. Pendant la tempête ils n’ont probablement pas dormi ; tous semblent engourdis et deux ou trois ont fort maigri. La journée est claire et belle. Afin de redonner de la vigueur à la cavalerie, ses rations sont augmentées ; dans l’état où elle se trouve, elle ne pourra pas supporter beaucoup d’autres blizzards. Avant tout, il importe de ne pas nous exposer à perdre les poneys. Les chiens restent très vigoureux. Pour eux, la tourmente n’a été qu’un agréable temps de repos.

Jeudi, 9 février. — Bonne marche de nuit, surface excellente, mais, à l’exception d’un ou deux, les poneys n’ont que des charges très légères. Étape froide, avec un léger vent debout et une température d’une vingtaine de degrés au-dessous de zéro. Hier dans la journée, il a fait chaud au soleil ; aujourd’hui, il en sera de même, semble-t-il. Si ce temps continue, nous n’aurons aucune crainte pour les poneys. La principale cause de leurs souffrances provient de la minceur relative de leur toison.

Vendredi, 10 février. — À 11 h. 30 du soir, Oates annonce que les bêtes sont prêtes à être attelées. Aussitôt commence le branle-bas d’appareillage, un long travail rendu pénible par le froid. La brise vous glace les mains, tandis que les pieds ne sont guère plus chauds. On commence par débarrasser les poneys de leurs couvertures, et à les harnacher ; après quoi on charge les tentes et le matériel de campement, puis on remplit les musettes pour la prochaine halte ; on détache ensuite les chevaux un à un et on les attelle. En avant ! Les poneys ont froid, et au commandement ils partent sans qu’il soit besoin de leur rendre la main ; un ou deux prennent même immédiatement une allure rapide.

Sur les sastrugi glissants, les mocassins en peau de renne ne mordent pas. Aussi, au début, les conducteurs gardent-ils difficilement l’équilibre et le pas de marche. Dix minutes après le départ, tout le monde est réchauffé ; dès lors, la colonne prend un train régulier. Une lumière diffuse empêche de distinguer les inégalités de la piste, et à tout moment nous glissons et oscillons sur nous-mêmes ; parfois même des chutes se produisent. Ce sont les seuls incidents de la marche. Les poneys les plus faibles restent un peu en arrière, mais à la première halte, rejoignent le gros. Maintenant nous ne nous arrêtons plus qu’une seule fois, à moitié route. La nuit dernière, le froid était trop vis pour demeurer longtemps au repos et, après quelques minutes d’arrêt, de nouveau nous étions en route.

Lorsque la fin de l’étape approche, je donne un coup strident de sifflet. À ce signal, la caravane prend la formation de campement : Bowers converge vers la gauche ; ses compagnons de tente suivent le mouvement en gardant entre eux la distance suffisante pour tendre les cordes des piquets ; Oates et moi, nous nous arrêtons à droite de Bowers ; Evans et les deux autres traîneaux un peu plus loin. La ligne des piquets pour la cavalerie se trouve ainsi perpendiculaire à la direction de la route. Quelques minutes plus tard, les poneys sont attachés et couverts, les tentes montées et les réchauds allumés.

Pendant ce temps, les attelages des chiens, après une longue et froide attente au camp précédent, ont chargé les derniers bagages et ont emboîté nos traces. Presque toujours ils nous rejoignent au moment où nous dressons les tentes. La grande halte dure d’une heure à une heure et demie et l’étape se termine vers 8 heures du matin. En général, une heure et demie après l’arrivée au camp, la plupart d’entre nous se fourrent dans leurs sacs de couchage. Telle est notre existence. À chaque bivouac, toutes les précautions sont prises pour protéger les poneys du froid et du vent. À cet effet, autour de chaque cheval on élève de petits murs de neige.

CRAQUELURES DANS LA BANQUISE PRODUITES PAR DES PRESSIONS.

Samedi, 11 février. — Étape de 17 kilom. 6, à la fin de laquelle tous les poneys sont fatigués.

Dimanche, 12 février. — Décidément la piste devient mauvaise. Fréquemment, les poneys enfoncent très profondément. Ciel couvert, très sombre dans le Sud, la neige menace. Très difficile de tenir la route. Nous approchons du 79°. Je décide de renvoyer sur l’arrière le lieutenant Evans, Ford, Keohane et les trois poneys les plus faibles. Avec les cinq autres chevaux dont l’état s’est amélioré, nous poursuivrons pendant quelques jours encore notre marche en avant.

Lundi, 13 février. — Étape de 14 kilom. 5. Hier, avant le départ, le vent du Sud s’est levé, accompagné de chasse-neige ; un nouveau blizzard paraît devoir se déchaîner. Partis à 12 h. 30, nous parcourons 11 kilom. 2 à travers des tourbillons de neige. Au début, le froid est intense. Juste au moment où nous nous mettons en route, le ciel s’éclaircit très rapidement. À l’heure du déjeuner, le chasse-neige cesse pendant quelque temps. J’espérais donc pouvoir accomplir une longue marche, mais au moment de nous remettre en route, les tourbillons sont redevenus très épais. Dans ces conditions, je décide de camper. Cette succession de tempêtes est décourageante ; heureusement, bien abrités derrière leurs murs de neige, les poneys n’en souffrent pas. Leur robe est d’ailleurs maintenant plus fournie. Si le temps n’est pas trop mauvais, je ne vois rien qui puisse nous empêcher d’atteindre le 80e parallèle.

Mardi, 14 février. — Encore une déception ! Au départ la nuit est claire, mais froide ; sous l’influence d’une brise aigre de Sud-Ouest, la température se tient à une vingtaine de degrés sous zéro. Peu après avoir quitté le bivouac, la piste devient très mauvaise. Fréquemment les poneys enfoncent jusqu’à mi-jambes ; en outre, le traînage est rendu très laborieux par les morceaux de neige molle que le dernier blizzard a accumulés. En dépit de toutes ces difficultés, nous poussons énergiquement en avant, mais Weary Willie, le cheval de Gran, faiblit et bientôt il reste en arrière.

À un moment Weary Willie se trouve à 1 200 mètres environ derrière le gros de la caravane, et les attelages de chiens approchent. Soudain de bruyants aboiements re sonnent ; évidemment, de ce côté, il se passe quelque chose d’insolite. Incontinent Oates et moi partons à la découverte et bientôt rencontrons Meares, qui nous met au courant des événements. À la vue de Weary Willie fort mal en point, son attelage lui a gagné à la main et voyant le poney tombé, l’a attaqué avec fureur. À grand’peine les assaillants ont pu être repoussés ; néanmoins le cheval a reçu plusieurs coups de crocs, pas très graves, fort heureusement.

UNE GROTTE DE GLACE DANS UN ICEBERG.

Mercredi, 15 février. — Mauvaise piste ; croûtes verglacées que les sabots des poneys crèvent et amas de neige pulvérulente qui colle aux patins. Pour la première fois, le cheval de Bowers refuse à plusieurs reprises de tirer ; par contre, Weary Willie va mieux.

Pendant le lunch, température : −26°,1. Sous la tente, en attendant que les poneys se soient reposés, il ne fait pas précisément chaud. Maintenant, pendant que j’écris mes notes, le thermomètre marque −21°,6, mais le soleil brille et il n’y a pas de vent. Aussi n’éprouve-t-on aucune impression désagréable de froid, et les mocassins comme les bas sèchent très bien. Nos rations sont très copieuses ; la quantité de vivres nécessaire à un homme pendant l’expédition a donc été très exactement évaluée. En somme, tout va bien, sauf les poneys. Plus je considère la situation, plus impérieuse me paraît la nécessité de ne pas nous exposer à perdre des chevaux dans cette reconnaissance, afin d’en tirer l’an prochain le plus grand parti possible. Ce serait une grosse imprudence d’en sacrifier quelques-uns cette année, comme le conseille Oates. Nous avons même poussé trop loin pour les forces de trois de ces animaux. Un fait demeure acquis : sur cette piste, une bonne raquette vaudrait son pesant d’or ; si nous réussissons à en fabriquer de réellement pratiques pour l’année prochaine, les étapes pourront être notablement plus longues.

Jeudi, 16 février. — Piste bien meilleure, mais les poneys commencent à être épuisés. Trois sur cinq seulement peuvent continuer sans difficulté ; le cheval de Bowers est encore capable de marcher, mais Weary Willie est complètement épuisé ; le pousser plus loin serait courir un gros risque ; donc, demain, nous battrons en retraite. Cette nuit, à la suite d’une fraîche brise de Sud-Ouest, la température est tombée à -29°,4. Néanmoins, Bowers est parti, comme d’habitude, avec son petit chapeau de feutre. À un kilomètre et demi du camp, par le plus heureux des hasards, je m’aperçois que ses oreilles, pincées par la gelée, sont déjà toutes blanches. Sans perdre un instant, Cherry et moi les frottons énergiquement pour ramener la circulation ; le patient n’avait rien senti. Le nez d’Oates est également la source de grandes préoccupations. Cherry-Garrard et moi avons chacun une joue légèrement gelée.

Vendredi, 17 février. — 79°28′30″ de latitude Sud. Nous laissons ici en dépôt environ une tonne d’approvisionnements[3]. C’est dommage que nous ne puissions pousser jusqu’au 80e degré ; en tout cas, l’installation de cette cache nous permettra l’an prochain une avance facile.

L’emplacement de ce campement, le quinzième et dernier de cette expédition préparatoire, est indiqué par un mât portant un pavillon noir ; de plus, aux alentours, des boites de biscuit et de thé ont été déposées sur le sol ou attachées aux traîneaux plantés debout dans la neige de manière à réfléchir les rayons solaires. Par un temps clair, le scintillement de toutes ces plaques de fer-blanc indiquera de très loin la position du dépôt. Le monticule formé par l’empilement des caisses s’élève à plus de 2 mètres au-dessus de la surface du glacier ; à côté, les murs ayant servi à garantir du vent les poneys sont également visibles.

Samedi, 18 février. — Nous avons rebroussé chemin vers le Nord.

Dimanche, 19 février. — Départ à dix heures du soir et campé à 6 h. 30 du matin. Près de 42 kilomètres à notre actif. La surface s’étant améliorée après les dix premiers kilomètres, les chiens ont très bien marché. Au onzième campement, trouvé les traces d’Evans. Les vestiges du camp no 10 sont recouverts d’une épaisse couche de neige, indice que le petit blizzard que nous avons subi a été très violent ici.

C’est pour moi un sujet constant d’étonnement que les chiens puissent maintenir leur trot pendant des heures. Leurs jambes offrent la résistance de ressorts d’acier. La fatigue, jamais ces animaux ne la sentent et après une marche pénible, le moindre incident suffit à leur redonner toute leur vigueur. Dans l’organisation du bivouac, nous avons acquis maintenant l’expérience de vieux explorateurs polaires. Avec la plus grande célérité nous mettons tout en place ; quelques instants après que l’ordre de faire halte est donné, la tente est dressée et le fourneau allumé. S’agit-il au contraire de lever le camp, en très peu de temps les abris sont abattus, et le paquetage peut commencer. Cherry-Garrard, chargé actuellement de la cuisine, s’acquitte de ses fonctions à la satisfaction générale.

Lundi, 20 février. — 56 kilomètres. Sur une neige fortement durcie par le vent, avons franchi près de 31 kilom. 5. Très froid au départ et pendant la marche. Soudain le vent change ; le thermomètre monte, si bien qu’au moment de dresser le camp le temps nous paraît chaud, même presque lourd. Nous nous apercevons alors que nous avons couvert 56 kilomètres. Les chiens sont fatigués, mais nullement à bout ; pendant la dernière partie de l’étape, ils ont trotté continuellement, sans jamais ralentir leur allure.

Evans a laissé un ballot de fourrage au camp 8 et n’a pas chargé celui qu’il aurait pu prendre à ce dépôt ; c’est la preuve que ses poneys ont dû bien marcher. J’espère retrouver après-demain ce groupe sain et sauf.

Aujourd’hui, ciel magnifique avec le soleil bas sur l’horizon dans le Sud. Des nuages roses illuminent le zénith, se détachant en vigueur sur un fond d’un gris bleuâtre, et à travers les stratus apparaissent des fragments de montagnes ensoleillés.

Mardi, 21 février. — Comme d’habitude, nous partons vers 10 heures du soir. L’éclairage, bon au début, devient bientôt très défectueux : à peine peut-on distinguer les accidents de la piste. Les chiens semblent fatigués. Une heure et demie environ après avoir levé le camp, nous arrivons au milieu d’ondulations assez indistinctes. Nous marchions alors près des véhicules, lorsque tout à coup Wilson s’écrie : « Accrochez-vous aux traîneaux » ; en même temps il enfonce une jambe dans une crevasse.

Cinq minutes plus tard, alors que les deux attelages trottaient côte à côte, les chiens du milieu de notre team disparaissent, puis deux par deux toutes nos bêtes s’enfoncent successivement dans la neige, en dépit de leurs efforts pour s’agripper à un point d’appui. Seul Osman, le chef de file, doué d’une très grande force, réussit à se maintenir. Notre véhicule s’arrête alors, et de suite nous sautons à terre. Le traîneau se trouve sur un « pont » ; et dans la crevasse qu’il enjambe, les chiens, sauf celui attelé en flèche, sont suspendus par leurs harnais. Par quel hasard n’avons-nous pas, nous aussi, culbuté dans l’abîme ! Peut-être, si nous avions pesé quelques grammes de plus, eussions-nous également effondré la frêle arête de neige et aurions-nous été engloutis. Sans perdre un instant, nous faisons reculer le traîneau et l’amarrons solidement. Dans les profondeurs de la crevasse, les chiens, fous de terreur, hurlent lugubrement dans les attitudes les plus extraordinaires. Deux, qui se sont détachés de leurs harnais, sont tombés à une grande profondeur sur un second pont de neige. Le trait qui relie l’attelage à l’avant du traîneau ayant pénétré dans la neige et tout le poids de l’attelage pesant dessus, il est impossible de le relever. Wilson et Cherry-Garrard, témoins de l’accident, arrivent aussitôt à notre secours avec la corde alpine.

Nous l’avons échappé belle. Si le traîneau avait été entraîné dans la chute, Meares et moi aurions sûrement été grièvement blessés, sinon tués. Les chiens ont reçu un terrible choc et subi une violente compression : trois d’entre eux vomissent le sang et paraissent souffrir de lésions internes plus ou moins graves. La plupart sont demeurés suspendus dans le vide par une mince corde qui leur serrait le ventre, et dans cette position, se sont furieusement débattus. L’un d’eux a essayé de grimper le long des parois du gouffre en allongeant les pattes en avant et en arrière, si bien que les deux murs de la crevasse sont balafrés de coups de griffe ! Deux qui se trouvaient accrochés l’un près de l’autre se battaient, quand le mouvement de pendule de la corde qui les soutenait leur permettait d’arriver à portée… L’accident s’était produit entre 1 heure et 1 heure et demie, et c’est seulement à 3 h. 20 que l’attelage était délivré. Quelques-uns de ces pauvres animaux sont ainsi restés suspendus plus d’une heure.

UN ICEBERG EN VOIE DE DÉMOLITION AU MILIEU DE LA BANQUISE.

Après le déjeuner, nous nous remettons en route. La neige est maintenant molle et unie ; sur une pareille surface, il y a moins de chances de rencontrer des crevasses. Après leur chute, les chiens ne sont pas précisément brillants ; de plus, la piste laisse à désirer ; aussi leur allure est-elle lente.

À une violente tempête de Sud a succédé un magnifique soleil qui inonde la tente pendant que j’écris. C’est le jour le plus calme et le plus chaud depuis le début de cette expédition. Vingt kilomètres seulement nous séparent encore de Safety Camp ; demain nous y arriverons. Plusieurs chiens m’inquiètent. Nous aurons de la chance si nous n’en perdons aucun.

Mercredi, 22 février. — Maigres comme des lattes, très fatigués et toujours tris affamés, les chiens marchent mal. Évidemment, ils ne sont pas assez abondamment nourris ; l’année prochaine leur ration devra être augmentée et leur régime approprié aux circonstances. Le biscuit seul n’est pas un aliment suffisant. Meares s’entend parfaitement à la direction de la meute, mais il ignore les conditions régnant dans l’Antarctique. Les chiens ne peuvent traîner à la fois de lourdes charges et des hommes assis sur le traîneau ; nous devrons donc abandonner la méthode russe et désormais courir à côté des attelages. Meares s’imaginait, je crois, que le voyage du Pôle, aller et retour, s’accomplirait, confortablement installé sur un traîneau tiré par des chiens. Cette première expédition lui a ouvert les yeux.

Vers 4 h. 30 du matin, nous arrivons de nouveau à Safety Camp (distance : 22 kilomètres), où nous trouvons le lieutenant Evans et son escouade en parfaite santé. Hélas ! ils n’ont plus qu’un seul poney !

Wilson, Meares, Evans, Cherry-Garrard et moi sommes partis ce matin à 11 heures pour la pointe de la Hutte. Arrivés là, tous les incidents du jour pâlissent devant une surprenante nouvelle contenue dans le courrier que me remet Atkinson : Amundsen est installé dans la Baie des baleines !

Poursuivre l’exécution de notre programme comme si un fait nouveau ne s’était pas produit, c’est le seul parti à prendre. Certes, Amundsen est un concurrent sérieux et sa base d’opérations se trouve de 100 kilomètres plus rapprochée du Pôle que la nôtre. Son programme me paraît excellent, et sa meute lui donne sur nous cet avantage capital de pouvoir commencer son voyage dès le début de la saison, alors que les poneys nous obligeront à partir plus tard ; mais notre devoir est de pousser vigoureusement en avant et travailler de toutes nos forces pour l’honneur du pays, sans nous laisser envahir par le découragement.

Jeudi, 23 février. — Travaillé toute la journée à préparer les traîneaux, afin de nous porter à la rencontre de Bowers à Corner Camp. Temps désagréable, vent et chasse-neige. Wilson et Meares tuent trois phoques pour nourrir les chiens.

Vendredi, 24 février. — Partis à 9 heures pour Corner Camp, Crean, Cherry-Garrard et moi avec un traîneau ; Evans, Atkinson et Ford avec un second ; Keohane conduit son poney. Journée horrible. Au réveil, tout est recouvert d’une épaisse couche de petits cristaux de glace, une espèce de givre. Avant de déjeuner, je débarrasse mes skis de ce dépôt ; travail inutile : pendant le repas il se reforme et je dois recommencer à nettoyer mes patins. Cela nous rappelle un matin de gelée blanche en Angleterre, avant une belle journée ensoleillée ; mais, ici, il faut renoncer à ce dernier espoir. L’Érébus et le Terror apparaissent l’après-midi pendant quelques instants. Maintenant la neige s’élève en tourbillons ; de nouveau le blizzard menace !

Samedi, 25 février. — Levés à 3 heures. Avançant à la découverte, nous reconnaissons bientôt dans la tache noire en mouvement l’escouade de Bowers avec ses poneys. Ils paraissent avancer très vite, et ne pas voir notre camp. Plus tard dans la journée nous recoupons leurs traces : leur examen me fait craindre qu’il ne reste plus que quatre chevaux.

Dimanche, 26 février. — Continuation de la marche vers Corner Camp. La deuxième escouade, avançant péniblement, enlève ses skis dans l’espérance de moins peiner. Après une marche de 5 kilomètres, nous dressons le camp pour déjeuner.

Cette halte terminée, encore 5 kilomètres et nous arrivons au dépôt. L’escouade de Bowers y avait campé. Nous y laissons six bonnes semaines de vivres, un sac d’avoine et les trois quarts d’un ballot de foin. De là, Cherry-Garrard, Crean et moi, partons directement pour la station, laissant les autres ramener le poney par petites étapes. À 10 heures du soir, campé.

Lundi, 27 février. — Au réveil, le blizzard fait rage. Nous voici encore une fois confinés sous la tente. Si l’on sort seulement une minute, on est couvert de neige de la tête aux pieds. Nous parvenons cependant à prendre dans le traîneau les ustensiles de cuisine, et à préparer un repas. Le sort des poneys me cause une vive inquiétude. Où peuvent-ils bien être ? L’escouade de Bowers avait deux jours d’avance sur la tempête et peut-être a-t-elle réussi à se mettre à l’abri avant le blizzard[4] ? Il est plus probable que, comme nous, nos camarades ont été surpris par ce coup de chien. La force du vent est terrible ; de furieuses rafales tendent la toile de la tente ; avec cela, la température devient très basse. Toujours notre malchance habituelle !


(À suivre.) Adapté par M. Charles Rabot.


LE LIEUTENANT DE VAISSEAU RENNICK ET UN PINGOUIN AMI.


CAMPBELL ET PRIESTLEY SUR LES GLAÇONS.



LE PÔLE MEURTRIER[5]

JOURNAL DE ROUTE DU CAPITAINE SCOTT
Adapté par M. Charles Rabot


I. — EXPÉDITION PRÉPARATOIRE (fin)


Perte de trois poneys. — La caravane surprise par la débâcle. — Dramatique sauvetage. — Retour à la pointe de la Hutte. — Aménagement de la cabane. — Emprisonnés par la mer libre. — Retour au cap Evans des escouades d’exploration. — Arrivée aux quartiers d’hiver.


UN PONEY PRENANT DU WHISKY.


Mardi, 28 février 1911. — Lève le camp à 6 heures du matin et partis pour Safety Camp. Nous y trouvons tout le monde glacé et découragé. Depuis notre départ, Wilson et Meares ont éprouvé ici un mauvais temps constant, et depuis leur arrivée Bowers et Oates n’ont pas été plus heureux. Voici deux jours que le blizzard fait rage à ce camp.

Les poneys de Bowers sont tous vivants, mais combien piteuse est leur mine ! Le vent souffle de l’Est extrêmement froid. Nous n’avons aucune raison pour demeurer ici, aussi bien prenons-nous la résolution de partir tous pour la pointe de la Hutte. Vers 4 heures, les deux attelages de chiens s’ébranlent. Après quoi on prépare la mise en route des poneys. Quand leurs couvertures sont enlevées, les effets du blizzard sur ces animaux deviennent apparents. Tous sans exception sont terriblement amaigris.

Il est convenu que les chevaux suivront la trace des chiens et que notre escouade partira la dernière, puis que sur la banquise elle précédera les poneys. La traversée de cette nappe de glace m’est un sujet d’appréhension en raison de la fréquence des trous. À peine la cavalerie en route, Weary Willie, qui marche le dernier et qui ne traîne rien, s’abat. Tous nos efforts pour le relever demeurent infructueux.

Mercredi, 1er mars. — Notre poney est mort ! Il est évident que ces animaux ne peuvent supporter les blizzards. Leur poil n’est pas suffisamment serré. Même avec une robe épaisse, ils seraient d’ailleurs très éprouvés par ces tempêtes. De pareils accidents doivent être évités au début d’un voyage. Aussi, l’an prochain, nous ne partirons pour le Pôle que lorsque la saison sera suffisamment avancée.

Jeudi, 2 mars. — Les événements des dernières quarante-huit heures ont failli anéantir tous nos espoirs et entraîner l’échec de l’expédition. Ma seule consolation est que tous les hommes sont saufs.

Hier, après la nuit lugubre pendant laquelle notre poney a succombé, nous sommes partis de bonne heure, Oates, Gran et moi, pour le dépôt de fourrage[6]. En approchant de cette cache, j’aperçois la mer couverte d’énormes glaçons en dérive, le ciel bas et sombre. Tout d’abord je ne prête guère attention à cette vision, pensant que ce n’est qu’un effet de mirage ; arrivé près du dépôt, la réalité se découvre terrifiante. La débâcle s’était réellement produite, et le détroit se trouvait rempli de fragments détachés du front de la Barrière. Songeant aussitôt aux poneys et aux chiens, une poignante anxiété me saisit. Tandis que nous suivons le bord de la mer, soudain une crevasse s’ouvre sous nos pas. En courant, nous réussissons à la franchir, mais bientôt de nouvelles fentes se découvrent devant nous ; nous filons alors aussi vite que possible et ne respirons qu’une fois sur la ligne Safety Camp et Castle Rock.

LA DÉBÂCLE S’ÉTAIT PRODUITE.

Ma première pensée est de prévenir le lieutenant Evans de la situation. Nous dressons alors la tente, et Gran part aussitôt porter une note au dépôt. Si les escouades sont arrivées saines et sauves soit sur la Barrière, soit à la pointe de la Hutte, elles auront envoyé immédiatement un message à Safety Camp et ce message doit être arrivé. Une demi-heure plus tard, Dieu soit loué ! je découvre deux hommes dans la direction de Pram Point. Ce sont Wilson et Meares qui avaient conduit les chiens à la pointe de la Hutte. Grande est leur surprise de me voir. Du haut d’Observation Hill nos camarades ont aperçu les poneys en détresse sur la banquise ; ils redoutent qu’ils aient été entraînés au large par la dérive. Dès qu’ils avaient connu la position critique des chevaux, sans prendre le temps de déjeuner, nos amis s’étaient mis en route. Tout en discutant la situation, nous leur préparons du cacao. Wilson finissait sa tasse lorsque nous distinguons un homme venant de l’Ouest et allant vers le dépôt. Immédiatement Gran part à sa rencontre.

C’est Crean, il est tellement épuisé qu’il peut difficilement s’exprimer. La nuit dernière à 2 h. 30 du matin, l’escouade des poneys avait campé sur la banquise. Deux heures plus tard…

LE PONEY MICHAEL SE ROULANT SUR LA GLACE.

Vendredi, 3 mars. — Je continue aujourd’hui mon récit interrompu hier. Deux heures plus tard, Bowers s’aperçoit que la glace s’était brusquement disloquée tout autour de la tente : une crevasse s’était ouverte sur la ligne même des piquets et un poney avait déjà disparu. Rapidement l’escouade plie bagage et bat en retraite ; on fait sauter les chevaux d’un glaçon sur l’autre, après quoi on fait passer les charges. Dans cette circonstance les trois hommes ont fourni un labeur énorme et déployé un courage admirable. Après une lutte désespérée et au prix de mille dangers nos camarades réussissent à atteindre de gros glaçons, près de la Barrière, d’où ils espéraient pouvoir escalader la falaise terminale du glacier ! Hélas ! de larges crevasses s’ouvraient au pied de la haute paroi de glace et en défendaient l’accès. Crean s’offrit alors à partir seul à ma recherche à ce moment. Par tous les trous de la banquise des orques montraient leurs têtes menaçantes. Heureusement les poneys n’en manifestaient aucune frayeur.

Sautant de glaçon en glaçon, Crean réussit à arriver à proximité de la falaise terminale de la Barrière. Là, étant parvenu à gagner un gros bloc, au pied de l’escarpement de glace, il put, à l’aide de son bâton, escalader le sommet de la Barrière.

LA BANQUISE : VUE PRISE DANS LE DÉTROIT DE MAC MURDO.

Le récit de Crean terminé, je renvoie Gran, Wilson et Meares à la pointe de la Hutte et de suite me dirige, accompagné de ce sous-officier et d’Oates, vers le lieu du désastre. Après avoir pris quelques provisions à Safety Camp, nous nous approchons du bord de la Barrière avec précaution. À ma grande joie, j’aperçois alors Bowers et son compagnon sur un glaçon ; bientôt après, à l’aide de la corde alpine, nous réussissons à les hisser sur le glacier.

Nous dressons ensuite la tente à une bonne distance du bord, puis commençons le sauvetage des poneys. Au pied de la Barrière la glace demeure maintenant immobile. Les hommes ont été sauvés à 5 h. 30 du soir ; à 4 h. 30 le lendemain matin nous achevions de remonter les traîneaux restés sur la banquise.

Tandis que nous hissons les dernières charges, la glace recommence à dériver ; dans ces conditions, il est inutile d’essayer pour le moment de ramener les poneys, nous les laissons alors sur leur glaçon avec leurs musettes bien remplies. Ayant travaillé toute la nuit nous tombons littéralement de fatigue. Nous nous octroyons alors quelques heures de repos bien gagné. À 8 heures et demie nous sommes de nouveau debout. Pendant notre sommeil, le glaçon sur lequel se trouvent nos chevaux a dérivé au large. Les amarres au moyen desquelles nous avions essayé de le retenir près du glacier avaient cédé ! Nous décidons alors de suivre le bord de la Barrière. Mais sur ces entrefaites Bowers aperçoit les poneys à environ 1 600 mètres au Nord-Ouest. Aussitôt nous partons, décidés à tout tenter pour les sauver. C’est alors que fut commise une erreur dont les conséquences furent fatales. En suivant le bord de la Barrière, j’avais découvert un emplacement qui me paraissait commode pour débarquer les chevaux ; sans attendre, mes compagnons essaient de faire passer une crevasse à Punch. La pauvre bête tombe à l’eau et peu après nous devons l’abattre. J’indique alors à mes compagnons la route que j’ai reconnue. Bowers et Oates rejoignent vite les deux poneys survivants, puis s’acheminent avec eux vers la Barrière en suivant mon itinéraire, tandis que Cherry et moi abattons le rebord de la falaise terminale du glacier pour leur ménager un passage sur le bord de la Barrière. Nous avons ainsi la satisfaction de sauver un cheval ; un moment je crois pouvoir ramener également le second, mais en sautant il glisse et enfonce dans l’eau ; nous parvenons à le tirer sur un morceau de glace, tandis qu’une troupe d’orques attirée par l’appât d’une proie s’ébat bruyamment autour de nous, mais le pauvre animal ne peut se relever et force nous est de l’abattre.

15 heures du soir, nous plions tristement la tente et revenons à notre précédent campement. Même là, la glace ne me paraît pas très solide ; aussi je m’avance à près de 3 kilomètres pour m’assurer qu’il n’y a point de crevasses : n’en trouvant aucune, je rentre vers minuit.

Maintenant, nous allons nous acheminer vers la pointe de la Hutte. La perte de nos poneys a bouleversé nos plans, mais, Dieu merci, nous sommes tous sains et saufs.

Samedi, 4 mars. — Hier, au début, traînage terriblement pénible ; quatre heures ont été nécessaires pour couvrir 5 kilomètres. Bowers se rend à Safety Camp.

Après déjeuner, nous poursuivons jusqu’à l’endroit où la tente avait été dressée lors de ma première rencontre avec Wilson et où j’avais laissé des skis et du matériel. Tout a été enlevé et, aux environs, la glace garde des traces de passage de traîneaux se dirigeant vers la terre, et plus loin des empreintes de sabots de poneys. Nous les suivons vers la côte et arrivons sur la plus haute des crêtes de Pram-Point, où nous décidons de camper. Entre temps, arrivent Evans et son escouade.

Dimanche, 5 mars. — Nous rejoignons le camp du lieutenant Evans sous Castle Rock, aidés par son escouade venue à notre rencontre. Laissant avec Evans, Oates et Keohane, je pars pour la « hutte » avec les six autres. La baraque est en relativement bon ordre : j’y passe la nuit.

Lundi, 6 mars. — Wilson, Bowers, Garrard et moi partons pour Castle Rock. Nous rencontrons Evans tout près de son camp. Les charges ont déjà été montées au haut de la colline et Oates et Keohane sont revenus en arrière chercher les poneys. Au sommet de la crête, les poneys sont attelés et les hommes saisissent les bretelles de halage, puis le détachement se dirige rapidement vers la cabane.

Arrivés sur la « pente des Skis », les poneys sont dételés et descendent sous la conduite de Wilson. Marcher sur la banquette de glace côtière formée de glace bleue et tombant à pic sur la mer constitue une opération singulièrement délicate. Pour s’aventurer sur un pareil terrain, il faut avoir le pied sûr. Tout le monde parvient cependant sans incident à la cabane. Les poneys sont admirablement logés sous la véranda.

Ce soir, quelle satisfaction de nous trouver tous en lieu sûr !

LE CAP ROYDS : VUE PRISE VERS LE NORD.

Mardi, 7 mars. — Hier, avec Wilson, je suis allé à Pram Point. Dans la baie derrière cette saillie de la côte, la glace est toujours en place. Les phoques s’y ébattent en grand nombre ; nous en tuons un et en rapportons presque toute la viande ainsi qu’un peu de graisse. Pendant cette promenade, nos camarades ont amélioré notre gîte. L’après-midi, nous nous mettons tous au travail ; dès l’heure du dîner, des merveilles étaient accomplies. Au moyen de caisses d’emballage et de feutre nous avons établi à l’intérieur de la hutte une galerie en forme d’L, et à l’aide d’un bidon à pétrole vide et de quelques briques on construit un petit fourneau qui a été relié au tuyau de l’ancien poêle. À part qu’il n’y fait pas précisément chaud, la « hutte » constitue un excellent abri. Les phoques de Pram Point nous fourniront toute la viande fraîche dont nous aurons besoin. De plus, nous avons trouvé ici une énorme quantité de biscuit, des monceaux de boites de cacao, de café et de thé, du sucre, du sel, du chocolat, des raisins secs, des lentilles, de la farine d’avoine, des sardines, des confitures, etc., etc. Il nous sera donc loisible de varier nos menus et de jouir d’un bien-être relatif. Cette cabane sera pour nous comme un home provisoire.

Jeudi, 9 mars. — Hier et aujourd’hui, encore travaillé à l’aménagement de la cabane. Le poêle menaçant d’épuiser rapidement notre provision de bois, nous l’avons modifié de manière à ce que quelques copeaux suffisent pour l’allumer et à ce qu’il puisse être chauffé uniquement avec la graisse de phoque. Nous en réglons ensuite le tirage, puis augmentons la largeur de la grille destinée à la cuisson des aliments. Cela fait, au-dessus de notre logement, une vieille tente provenant de la Discovery est tendue afin d’empêcher la chaleur de se perdre. De fait, nous possédons une bonne installation ; il ne nous manque qu’un peu d’expérience pour tirer de ressources le meilleur parti.

Vendredi, 10 mars. — Monté hier au Castle Rock avec Wilson afin de découvrir si l’on peut gagner par terre le cap Evans. Un simple coup d’ail jeté sur le panorama montre que, pour atteindre par cette voie les quartiers d’hiver, il faudrait traverser le versant le plus accidenté de l’Érébus, un véritable labyrinthe de ravins. Peut-être cependant pourrait-on passer, en se tenant à une hauteur de 1 000 à 1 200 mètres. Le temps est magnifique ; on a chaud en marchant au soleil.

Lundi, 13 mars. — Samedi soir le temps s’est gâté et hier nous avons eu un léger blizzard. Le vent a viré au Sud en augmentant ; ce matin, la mer houleuse bat avec force la banquette de glace côtière ; l’embrun jaillit presque jusqu’à l’endroit où sont attachés les chiens. Notre poêle à graisse fonctionne mal ; samedi soir, la cabane a été remplie de fumée. Noirs comme des ramoneurs et les vêtements couverts d’une suie grasse, nous avions l’air d’une bande de brigands. Le blizzard nous obligeant à ajourner nos projets, toutes nos préoccupations sont concentrées sur le chantage la cuisine et les installations intérieures.

IMPRESSIONNANT EFFET DE SOIR.

Mercredi, 15 mars. — Lundi et mardi, j’ai escaladé Crater Hill. Je redoute que la banquise à Pram Point ne parte à la dérive ; hier encore elle tenait bien, quoique les crevasses qui la déchirent se fussent élargies. Si cette glace disparaissait, les phoques s’en iraient avec elle et de ce fait notre situation deviendrait mauvaise.

Vendredi, 17 mars. — Malgré nos occupations fort diverses, je m’impatiente. Après tout, n’en serait-il pas de même aux quartiers d’hiver ? Demeurer inactif et ressasser continuellement la catastrophe qui prive l’expédition d’une partie de ses moyens de transport exerce une action déplorable sur l’esprit. Combien les circonstances dans lesquelles nous entreprendrons la marche vers le Pôle seront différentes de celles que j’avais espérées ! Hélas ! le Pôle est encore bien loin de nous ! Je perds peu à peu toute confiance dans les chiens : ils n’acquerront jamais la rapidité de marche que nous voulons atteindre.

Samedi, 18 mars. — Encore du vent et de la neige. Tant que la mer ne sera pas recouverte d’une bonne banquise, nous ne serons point tranquilles. Sous la poussée du vent du Nord qui a soufflé vendredi, la glace s’est amoncelée contre la pointe de la Hutte en un gros monticule. Ce matin, nous y avons vu un phoque. La présence d’un de ces animaux dans le voisinage immédiat de notre gîte est un symptôme excellent.

Lundi, 20 mars. — Dimanche matin, le vent a viré au Sud-Est et, toute la journée d’hier, a soufflé avec violence. La température est descendue à −23° et −24°. Aussi sommes-nous demeurés dans la hutte ou dans ses environs immédiats.

Ce mauvais temps persistant soumet les chiens à de très pénibles épreuves. Nous nous sommes préoccupés de leur procurer une bonne installation, mais, le vent changeant constamment, il est impossible de les abriter de tous les côtés à la fois. Cinq ou six chiens vagabondent en toute liberté ; nous n’osons cependant pas lâcher les plus vigoureux de la bande. Tous souffrent beaucoup du froid. Un petit chien blanc, tombé dans la crevasse à notre retour, est mort hier : dans sa chute il avait éprouvé des lésions internes, et la gangrène s’était déclarée dans une de ses plaies. Trois autres sont fort mal en point.

La jeune glace entassée près de la pointe de la Hutte n’a pas bougé et forme maintenant une petite plate-forme en saillie à la pointe. Nous y tuons deux phoques : nous voici donc avec une bonne provision de viande pour les chiens, et de graisse pour le poêle. Pendant que nous écorchons notre gibier, plusieurs autres de ces amphibies arrivent. À l’avenir, nous pourrons donc nous approvisionner ici.

Mardi, 21 mars. — Hier soir à 8 heures, le vent a viré au Sud et a progressivement augmenté. La mer brise sur l’icefoot ; l’embrun passant par-dessus la pointe, retombe en pluie sur le toit de la hutte. Depuis notre arrivée ici, c’est notre troisième tempête de Sud. Dans ces trois circonstances, un navire n’aurait pu trouver un abri dans la baie. Or jamais, soit en 1902, soit en 1903, la Discovery n’avait essuyé pareil coup de vent. La neige qui recouvre l’icefoot est recouverte d’un dépôt saumâtre.

L’icefoot même sur la côte Sud-Ouest de la baie s’est effondré et la roche sous-jacente apparaît. Les traîneaux, les huttes ayant servi aux observations magnétiques[7], bref tout le matériel qui se trouve sur la pointe est recouvert d’un épais dépôt salin. Le glaçon sur lequel s’ébattaient des phoques a disparu. Donc, plus de provision de viande d’ici quelque temps !

Jeudi, 23 mars. — La glace ancienne et une bonne partie de la « jeune glace » demeurent fixes dans la baie de Pram Point. Phoques nombreux comme d’habitude. À midi, température : −6°,6. L’après-midi, vent d’Est très frais ; le thermomètre baisse rapidement à −18° dans la soirée.

MEARES ET DEMETRI PRÈS DU FOURNEAU À GRAISSE DANS LA HUTTE DE LA DISCOVERY.

Vendredi, 24 mars. — Hier, promenade au pied des collines de l’Arrivée. Vent très frais ; le soir, il mollit ; toute la nuit suivante, calme avec température relativement élevée (−7°). Ce matin, chute de neige à larges flocons. La mer paraît sur le point de geler. Maintenant que le calme est revenu, une mince couche de glace se forme, mais la température actuelle relativement élevée, n’en permet guère la croissance rapide ; de plus, les mouvements de la marée ouvrent de nombreux canaux.

Samedi, 25 mars. — Pendant ces deux jours, temps chaud, avec ciel couvert, chutes de neige et brises légères. Hier soir, à la suite d’un vent de Sud, une éclaircie s’est produite et, ce matin, la mer est complètement libre dans nos environs ! Quelle déception que cette disparition de la glace ! Nous nous consolons en espérant que la température de l’eau continue à baisser et que par suite chaque jour les conditions deviennent plus favorables pour la congélation du détroit.

Dimanche, 26 mars. — Hier matin, promenade au pied des collines de l’Arrivée, par un vent très froid, et l’après-midi, sur le versant est de l’Observation Hill. À la fin de l’après-midi, la brise tombe ; soirée magnifique, absolument calme ; la fumée monte droit. La mer est prise ; malheureusement, pendant la nuit, le vent s’élève du Sud-Est et des fissures se forment tout le long de la côte. Ce matin, brise avec chasse-neige. Promenade sur les hauteurs de l’Arrivée. De là je constate l’existence, à l’Est du cap Armitage, d’une assez bonne couverture de glace ; quelques nappes d’eau libre subsistent toutefois. Les baies de chaque côté de la Langue du glacier paraissent assez solidement prises.

Mardi, 28 mars. — Lentement, mais sûrement, une dalle de glace est en train de se former à la surface de la mer. Au Sud de la pointe de la Hutte, elle demeure stable et augmente d’épaisseur, malgré les fraîches brises d’Est et en dépit de l’existence de « trous d’eau ». Une grande quantité de glace semble agglomérée autour des îlots du Nord, mais elle est trop éloignée pour que nous puissions voir si elle forme une nappe continue. Sous l’auvent d’Est de la hutte, nous construisons une écurie pour loger quatre poneys de plus. Quand il sera terminé, sept animaux de plus pourront être abrités ; cela sera suffisant.

UN PHOQUE DANS UNE FISSURE PRODUITE PAR LA MARÉE.

Jeudi, 30 mars. — Au sud de la pointe de la Hutte, la glace tient, mais n’augmente guère d’épaisseur. Hier, temps calme ; la situation parait sans changement des deux côtés de la Langue du glacier. Notre détention semble devoir se prolonger. Cela est terriblement ennuyeux ; mais, après tout, l’installation n’est pas trop mauvaise. Je ne serais pas surpris que nous soyons retenus ici jusqu’en mai.

Vendredi, 31 mars. — Hier, la glace atteignait une épaisseur de 0 m. 20 par endroits à l’est du cap Armitage, et de 0 m. 15 dans la baie. Elle est, dit-on, fixe des deux côtés de la Langue du glacier : vers l’aval, elle s’étendrait jusqu’aux îles Delbridge ; toutefois immédiatement au nord du glacier, existe encore un canal libre. Les vivres sont encore largement suffisants pour une semaine, ensuite il deviendra nécessaire de réduire notre luxe. Les approvisionnements en viande et en graisse de phoque ainsi qu’en biscuit sont copieux ; nous pouvons demeurer ici longtemps encore si cela est nécessaire. Les jours deviennent plus courts et la température baisse.

Dimanche, 2 avril. — Dans l’après-midi d’hier, allé pour la première fois sur la glace à Pram Point en doublant le cap Armitage. Partout la nappe est solide, sauf au large de ce promontoire où se rencontrent de nombreux bassins d’eau libre. Suivant toute vraisemblance, des hauts fonds existent dans ces parages ; par suite, des couches d’eau relativement chaudes se trouvent amenées dans le voisinage de la surface. Dans les intervalles entre ces bassins, la glace est assez mince. Nous tuons un pingouin Empereur au large du cap. Aperçu plusieurs phoques dans notre baie et plusieurs devant Pram Point. Nombreux poissons sur la banquise ; presque tous de petite taille. Chassés par les phoques, ces poissons se trouvent pris dans de la glace en formation et ne peuvent ensuite s’échapper.

Mercredi, 5 avril. — Depuis cinq jours, sauf une courte pause dimanche, vent d’Est continu. Progressivement il est devenu plus fort et plus froid. Hier, temps très couvert, avec chute de neige et chasse-neige : le thermomètre est descendu à −23°,8.

Notre luxe tire à sa fin ; la provision de sucre est presque épuisée. Il est grand temps que nous partions. Hier, Wilson nous a servi une friture de phoque à la graisse de pingouin. Elle avait un goût d’huile de foie de morue très prononcé ; aussi le plat ne fut guère apprécié ! C’est que nous n’avons plus l’appétit insatiable dont nous jouissions pendant l’expédition sur la Barrière !

Vendredi, 7 avril. — Promenade sur la banquise dans la direction du Nord. Son épaisseur ne dépasse pas 0 m. 125 ; nombreux sont encore les canaux d’eau libre. Recueilli dans la glace nombre de poissons gelés, les plus gros à peu près de la taille d’un hareng, les plus petits de celle d’un véron. Nous avions d’abord attribué leur mort à ce qu’ils s’étaient trouvés pris dans de la glace en formation ; mais aujourd’hui Gran a trouvé un gros poisson qui avait été gelé au moment où il en avalait un plus petit. Ces poissons seraient donc saisis par la congélation tandis qu’ils se poursuivent les uns les autres.

La hutte est si confortable que nous regretterons presque de la quitter. De plus, ici la vie est agréable et saine ; chaque jour, nous passons de longues heures en plein air et presque toujours nos promenades ont un but intéressant. Aussitôt après le réveil, le déjeuner. Assis en cercle sur des caisses, autour du feu, nous mangeons des beurrées et buvons une grande tasse de thé brûlant. Après le lunch, nous allons nous promener, et vers 5 ou 6 heures seulement, l’approche de la nuit et le souper nous ramènent au logis. Nous avons gagné dehors un bon appétit ; aussi les cuisiniers rivalisent de zèle dans la préparation de fritures succulentes de foie de phoque. Tous les jours est servi le même plat, mais avec beaucoup d’art ; nos cordons bleus en savent varier la sauce. Grâce à leur maîtrise, nous ne nous lassons point de cette uniformité dans les menus, et tous les soirs l’arrivée du plat est saluée avec enthousiasme. Le repas fini, nous fumons et bavardons pendant une heure environ. Chacun raconte ses souvenirs de voyage dans les pays les plus différents. Il n’est pas une partie du monde qui n’ait été visitée par l’un de nous. Après cela, nous nous blottissons dans nos sacs de couchage en peau de renne, très chauds et très agréables maintenant qu’ils sont secs, et, à la lueur de lampes à huile de phoque et de chandelle, lisons au lit une heure ou deux. Enfoncés dans la fourrure, nous étudions les questions sociales et politiques qui ont agité le monde durant ces dernières années.

Notre troupe compte un effectif de 16 hommes ; 7 ont leurs quartiers dans une des ailes de la galerie en forme d’L, 4 dans un autre, tandis que 5 occupent « l’annexe » ; cette dernière partie de notre logement est très froide ; de cet inconvénient nos camarades prennent gaiement leur parti, déclarant que leur installation est par cela même plus salubre. Nous dormons huit à neuf heures d’un trait : plus d’un serait même facilement le tour du cadran. C’est la meilleure preuve que nous sommes en très bonne santé, bien que nos figures et nos mains noires de fumée nous donnent une apparence singulière.

Jeudi, 13 avril. — Mardi, à 9 heures du matin, départ de deux escouades pour la station. La première comprend, outre le chef de l’expédition, Bowers, P. O. Evans, Taylor ; la seconde, le lieutenant Evans, Gran, Crean, Debenham et Wright. Wilson demeure à la pointe de la Hutte avec Meares, Ford, Keohane, Oates, Itkinson et Cherry-Garrard.

Les camarades qui restent à la cabane nous donnent un coup de main pour l’ascension sur la « pente des skis ». Nous mettrons notre point d’honneur à gravir cette déclivité sans souffler en route, le matin en partant, un pareil effort me parut pénible, mais je dus me résoudre à l’accomplir.

Suivant les hauteurs, nous arrivons aux rocs Hulton, à 12 kilomètres de la pointe de la Hutte. Au moment de descendre vers la mer le vent augmentant et l’éclairage devenant très mauvais, nous prenons le parti de camper. À deux heures et demie, une éclaircie nous permet de voir qu’il est possible de descendre vers les falaises de glace. Aussitôt nous repartons à travers un terrain très crevassé et raviné. Une fois arrivés au bas de la pente, nous reconnaissons l’impossibilité de franchir les escarpements abrupts qui nous séparent de la banquise. Au point le plus bas, ces à-pic de glace atteignent une hauteur de plus de 7 mètres. Tandis que nous examinons la situation, le vent force et de la crête descendent d’épais tourbillons de neige. Une décision rapide s’impose : je m’approche alors du bord de la falaise et abats la corniche qui la surplombe ; cela fait, au moyen d’une corde nous descendons trois compagnons. Par le même moyen, je leur envoie ensuite les traîneaux, tout chargés, puis le reste de l’escouade suit, toujours avec la corde. En 20 minutes l’obstacle était vaincu.

Sur la banquise, le halage est rendu pénible par la présence de cristaux de sel sur la glace. Quoi qu’il en soit, nous parvenons à la Langue du glacier vers 5 h. 30. Pour monter sur le glacier, point de difficultés, ayant eu la chance de découvrir dans sa muraille terminale une brèche haute de 2 mètres au plus, par laquelle nous faisons passer les traîneaux. Une fois sur la glace, la marche est facile, mais le jour baisse et cela au moment où nous arrivons au milieu d’innombrables crevasses ; plusieurs d’entre-nous culbutent et manquent de se blesser. Heureusement, sur la partie nord du glacier, couverte de neige, nous avançons aisément et un vallon nous amène bientôt au bord septentrional de la falaise terminale de cet appareil glaciaire. Là encore, une brèche permet une descente aisée. À 6 heures nous campons pour le thé, puis pour suivons vers le cap Evans. Une demi-heure plus tard, l’obscurité nous empêche de distinguer quoi que ce soit ; nous gagnons alors la banquise et continuons quelques heures encore ; à 10 heures, ne voyant plus rien, nous campons tout près de la petite île Razor Back.

Dans la nuit, le vent se fait et, le lendemain matin, de nouveau un furieux blizzard. Toute la journée attendu en vain une accalmie. Vers le soir nous allons nous installer sur une petite plate-forme de glace relativement abritée, que j’avais trouvée en faisant le tour de l’île avec Bowers. L’opération ne dure pas moins de deux heures et est rendue particulièrement pénible par le froid ; mais ce nouveau camp se trouve protégé par les falaises ; de temps en temps seulement une rafale nous atteint. En revanche, sur la crête le vent fait rage ; tellement bruyant est son ronflement que nous pouvons à peine nous entendre.

Le lendemain matin la brise a molli ; à 7 heures du matin, la terre est vaguement visible. J’éveille aussitôt mon monde et bientôt nous sommes en route. Vent violent, froid atroce, nos vêtements couverts de glace, rien ne manque pour rendre la marche très pénible ; heureusement 3 kilomètres seulement nous séparent de la station. Arrivés vers 10 heures devant le cap Evans, nous en faisons le tour sur la banquise, et sommes bientôt en vue de la maison.

Samedi, 15 avril. — Toute la journée tempête. Dès qu’une embellie se produira, je repartirai porter des approvisionnements aux habitants de la pointe de la Hutte. Ce soir, nous leur annonçons par un feu notre heureuse arrivée ; ils répondent par le même signal.

LE NATURALISTE NELSON AU TRAVAIL SUR LA BANQUISE.

Dimanche, 16 avril. — Jusqu’à 6 heures, toujours la tempête ; ensuite le calme se fait, interrompu de temps à autre par des rafales de Nord. Nous nous dirigeons vers nos quartiers d’hiver qui sont devant nous. En les apercevant mieux, à mesure que nous approchons, une satisfaction intense s’empare de moi. Depuis la perte des poneys et la rupture de la Langue du glacier, je gardais l’impression qu’une nouvelle catastrophe nous menaçait. De sombres pensées m’assaillaient sans cesse. Je m’imaginais une sorte de raz de marée balayant la plage et ravageant nos installations. La tardive congélation de la mer, la persistance des tempêtes et les intempéries avaient peu à peu fait naître en moi une profonde méfiance et continuellement mon imagination me représentait un cataclysme fondant sur ceux dont j’étais séparé depuis si longtemps…

Ainsi donc, il n’en était rien. Mes appréhensions étaient vaines… À ma grande surprise, la glace fixe s’étend au delà du promontoire, si bien que nous pouvons le doubler pour arriver dans la baie du Nord. De là, nous apercevons l’abri météorologique, puis la station, après avoir contourné une saillie de la côte. La maison, l’écurie, les hangars sont là devant nous, en parfait état. À cette vue, quel soulagement j’éprouve ! Près de la construction, nous distinguons deux hommes. Dès qu’ils nous aperçoivent, ils rentrent précipitamment annoncer notre retour. Trois minutes plus tard, nos neuf camarades demeurés au cap : Simpson, Nelson, Day, Ponting, Lashley, Clissold, Antoine et Demetri dévalaient au-devant de nous, en poussant des cris de joie. Ce sont alors de part et d’autre des flots de questions. En une minute nous apprenons les événements les plus importants survenus à la station en notre absence. Les plus graves sont la mort d’un chien et celle du poney Hackenschmidt.

Pendant mon absence, l’organisation de la station a été très heureusement complétée et les observations scientifiques mises en train. Après l’existence primitive que nous venons de mener à la pointe de la Hutte, l’excellente maison du cap Evans produit sur nous la plus agréable impression. Avec son éclairage, elle nous semble un palais resplendissant et ses installations luxueuses. Combien il est agréable de s’asseoir à une table, de prendre un bain quand on a été privé de ces commodités pendant trois mois, et quel plaisir on ressent à revêtir des vêtements propres et secs !

Aussitôt après mon retour, désireux de montrer les améliorations qu’ils ont apportées à notre habitation et dont ils sont très fiers, les habitants de la station me font faire le tour du propriétaire.

VAÏDA, UN DE NOS CHIENS.

Lundi, 17 avril. — À 8 heures du matin, départ pour la pointe de la Hutte avec deux escouades et autant de traîneaux. La première comprend : Lashley, Day, Demetri et moi ; la seconde : Bowers, Nelson, Crean, Hooper. Outre notre équipement personnel, nous emportons pour les camarades demeurés là-bas des vivres pour une semaine, du beurre, de la farine, du lard, du chocolat, etc.

Sur la banquise, avançant contre un vent violent et un chasse-neige aveuglant, le tirage devient très pénible. Plusieurs de nous sont mordus au visage par la gelée, tandis que d’autres ont les pieds littéralement glacés. Depuis notre passage, une corniche de glace s’est reformée au sommet de la falaise de glace que nous avons maintenant à escalader, et les deux bouts de la corde ayant, il y a quatre jours, servi à descendre cet à pic sont enfouis. Souffrant atrocement du froid, nous campons pour prendre le thé et changer de chaussures et de bas. Pendant que l’eau est sur le feu, Bowers et moi partons à la recherche d’une brèche permettant de gravir la falaise. Tout compte fait, nous décidons de tenter le passage près d’une corniche surplombante, voisine de notre corde.

Après déjeuner, nous déchargeons un traîneau. Tenu en l’air par quatre hommes, son bord supérieur atteint juste le bord de la corniche. Grimpant alors sur le dos de mes camarades, puis sur le véhicule, je taille avec une hache des pas au-dessus de la crête de glace, et parviens ainsi à gagner le sommet de la falaise. Avec la corde, j’aide ensuite Bowers à monter ; les autres suivent, finalement tout l’attirail est hissé pièce à pièce. Les traîneaux une fois rechargés, de nouveau en route

Mardi, 18 avril. — Pénible ascension du Castle Rock, littéralement transpercés de sueur. Cette sudation abondante par un temps aussi froid peut entraîner des conséquences graves. Arrivés à 1 heure de l’après-midi à la pointe de la Hutte. Trouvé tout le monde en bonne santé. Depuis notre départ, le temps a été ici fort mauvais ; d’abord un blizzard très froid, puis une brise de Sud-Ouest constante, avec −28°,8. Le vent empêchant la mer de geler le long de la côte, l’eau libre arrive jusqu’à la pointe de la Hutte.

Les habitants de la cabane ne possèdent plus qu’une mince provision de graisse ; ils ont, il y a deux jours, tué un phoque et un second aujourd’hui.

Mercredi, 19 avril. — Pointe de la Hutte. Pendant la nuit, calme. À midi le détroit gelé se solidifie ; devant la pointe, les plaques ont une épaisseur de 12 centimètres. On tue trois phoques. Après le déjeuner, tout le monde travaille à rapporter les dépouilles à la cabane. Nos camarades sont maintenant à la tête d’une provision de graisse pour douze jours.

Vendredi, 21 avril. — À 10 h. 30, départ pour la station. Je confie à Meares le commandement de la cabane ; avec lui demeurent Demetri comme chef de la meute, Lashley et Keohane pour surveiller les poneys, Nelson, Day et Ford afin qu’ils s’entraînent aux fatigues de l’exploration polaire. Je retourne avec Wilson, Atkinson, Crean, Bowers, Oates, Cherry-Garrard et Hooper.

Vent de côté, glacial ; quelques « morsures » de froid. Vers 2 h. 30, nous arrivons au bas de la pente, au-dessus de la falaise dominant la banquise. La corniche, au sommet de cet escarpement, s’est éboulée. Brise et tourbillons de neige terriblement désagréables. La descente de l’escarpement glacé est laborieuse. Bowers et quelques autres descendent à la corde sur la banquise ; les traîneaux chargés suivent ; puis les autres se laissent glisser le long du câble enroulé autour d’un solide piquet en frêne.

Quand tous les bagages ont été amenés sur la banquise, sous les tourbillons de neige, le froid se fait cruellement sentir. Immédiatement alors nous nous attelons aux traîneaux et, en toute hâte, allons chercher un abri au pied des falaises. Rapidement les tentes sont montées, et le réchaud allumé. Après nous être réconfortés, nous repartons à 4 h. 30. Marche pénible sur la banquise et très mauvais éclairage pendant la traversée de la Langue du glacier. Comme toujours dans cette région, nous perdons la route et, après avoir fréquemment trébuché dans des crevasses, nous reprenons enfin terre à l’endroit accoutumé. Nous continuons ensuite sans arrêt jusqu’à l’île Little Razor Back, peinant terriblement pour haler notre véhicule. De l’avis de Crean, bien que les charges soient égales, notre traîneau est beaucoup plus dur à tirer que celui de l’autre escouade. Bower approuve par politesse ; au fond, je suis persuadé que lui et son escouade pensent que ce sont là raisons de gens fatigués. Rien ne vaut l’expérience, et nos camarades acceptent de changer de traîneau. Quelle différence entre les deux véhicules ! Celui de l’escouade de Bowers nous parait léger comme une plume en comparaison du nôtre. Dès lors nous prenons une allure rapide. En arrivant, nous étions trempés de sueur.

Nos amis de la station sont ravis de notre retour. L’excellent aménagement des quartiers d’hiver enthousiasme tous les arrivants.


(À suivre.) Adapté par M. Charles Rabot.


LA PRÉPARATION DES TRAÎNEAUX POUR L’EXPÉDITION AU PÔLE.
  1. Hutte construite par la mission de la Discovery 1902, que dirigea Scott, et qui atteignit le 80° de latitude Sud.
  2. Les chaînes de la Terre Victoria. (Note du traducteur.)
  3. Pour cette raison, ce dépôt reçut le nom de One Ton Camp (camp d’une tonne). (Note du traducteur.)
  4. Dans les deux derniers jours, elle avait gagné Safety Camp.
  5. Suite. Voyez page 13.
  6. Il était situé à 800 mètres du bord de la Barrière, au Sud-Sud-Est de la pointe de la Hutte.
  7. Lors des hivernages de la Discovery de 1901-1904. (Note du traducteur.)