Le Pacifique et la rencontre des races/5

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Arthème Fayard et Cie (p. 60-68).

CHAPITRE V

La recherche d’une unité morale
aux États-Unis

Non seulement la recherche d’une unité morale aux États-Unis coïncide avec l’éclosion du principe des races, mais elle est orientée du même côté que ce principe ; autrement dit, c’est vers une unité morale, fondée sur l’unité raciale que tendent les efforts des Américains.

Dans un livre récent, M. Lucien Romier constate comme nous-même que les États-Unis recherchent une unité morale ; mais croyant les voir la chercher dans le nationalisme, il s’en étonne dans les termes suivants :

Apparemment, les États-Unis n’auraient lieu ni d’être nationalistes, puisqu’ils ne sont à aucun degré une nation, ni d’aspirer à l’unité, puisque, précisément, ils sont unis. Or ils rêvent d’unité et ils parlent un langage nationaliste. Ce double paradoxe traduit une même recherche : le peuple américain cherche, pour sa conscience, un principe d’unité. Son unité territoriale a été réalisée trop vite et maintenue avec trop peu de lutte pour que, des efforts accomplis ou des épreuves subies, pût sortir une unité morale. Le langage et les attitudes nationalistes, formes élémentaires de l’orgueil collectif, tendent à corriger ce défaut d’origine. À vrai dire, le nationalisme est une voie déraisonnable et dangereuse pour le peuple américain. Déraisonnable, parce qu’aux États-Unis le nationalisme ne correspond ni à une réalité ni à une nécessité. L’Amérique n’a pas à défendre ou à promouvoir un prestige de race, qu’elle ne possède pas. Elle n’a pas à protéger sa puissance que personne ne menace ni ne discute.

Dangereuse, parce que le nationalisme, loin de hâter l’unification, la gênerait ou la compromettrait. Il substituerait peu à peu et fatalement au cadre économique de la société américaine un cadre politique qui changerait la nature même de cette société. Le changement de cadre remettrait en cause les bases de la solidarité social. C’est que les États-Unis sont trop divers, pour l’étroitesse et les rigueurs de la discipline nationaliste. Déjà leur intervention dans la guerre européenne a provoqué en eux, après coup, un long scrupule. Au fait, comment soumettre à une même doctrine et à une même pratique du nationalisme les intérêts du Texas et ceux de l’Illinois, ceux de New-York et ceux de San Diego, ceux de Boston et ceux de la Nouvelle-Orléans[1] ?

Partant de l’idée que les Américains cherchent leur unité dans le nationalisme pur et simple, ce raisonnement tient à merveille, mais c’est précisément l’exactitude de ce point de départ que nous nous permettons de contester.

D’abord l’unité politique, l’imprescriptible unité proclamée par Lincoln, l’Union, n’est pas l’unité morale qu’ils recherchent, et si celle-ci n’a pu sortir des luttes trop courtes qu’exigea la formation de la première, ce n’est pas une raison pour trouver paradoxal qu’ils en éprouvent aujourd’hui le besoin.

Ensuite, si l’on admet avec nous que ce n’est pas un simple « langage nationaliste » que parlent les États-Unis, mais que c’est d’un principe d’unité fondé sur l’hégémonie de la race anglo-saxonne qu’ils poursuivent la recherche, leur programme ne paraît pas si « déraisonnable ».

Sans doute, cette recherche procède de l’esprit nationaliste, mais de même que le principe des races, avons-nous dit au début de ce livre, n’exclut pas le principe des nationalités mais s’y juxtapose ou l’englobe, de même le nationalisme des Américains englobe le sentiment étroit, sommaire, exclusif parfois jusqu’au fanatisme qu’on désigne de ce nom.

On comprend en tout cas que l’hégémonie paraisse à la race dominante correspondre à une « réalité » et à une « nécessité ».

Quant au danger de voir « substituer au cadre économique de la société américaine un cadre politique », nous y voyons pour celle-ci une compensation qui nous le fait oublier. Cette substitution nous semble d’ailleurs fatale ; mais en outre, si le type de société qu’ont créé les États-Unis paraît, non sans raison, à M. Romier, pouvoir compromettre sa propre durée par l’influence qu’il exerce sur les mœurs (amoindrissement de la famille en tant que cellule sociale, goût effréné du luxe), par contre le néo-nationalisme américain assure son propre avenir en s’appuyant sur la réalité suivante le splendide isolement que prétendraient conserver à leur tour les États-Unis ne serait à notre époque qu’un rêve ; il faut à leur production intensive des débouchés, dussent-ils se les ouvrir par la force, ou bien la limitation systématique avec toutes ses redoutables conséquences.

Certes, nous pensons avec M. Romier que soumettre à une même pratique du nationalisme les intérêts du Texas et ceux de l’Illinois, ceux de New-York et ceux de San Diego, ceux de Boston et ceux de la Nouvelle-Orléans n’est guère possible et que « les États-Unis sont trop divers pour l’étroitesse et les rigueurs de la discipline nationaliste » ; des intérêts trop dissemblables sont en jeu ; aussi les États-Unis remédient-ils à cet inconvénient par un programme qui ne touche pas à ces intérêts. Toute la question est de savoir si ce programme est réalisable, autrement dit si une unité morale peut être fondée aux États-Unis, sur l’hégémonie de la race anglo-saxonne.

L’avenir seul répondra, mais l’on peut, quant à présent, voir l’orientation et le rythme du mouvement d’unification.

Tout d’abord on doit reconnaître que la recherche de l’unité raciale se conçoit, quelle que soit la diversité des États de l’Union, car pour sept ou huit qui comptent moins de 50 % d’Américains de race blanche nés aux États-Unis de parents américains, tous les autres comptent de 50 à 90 %. Du reste, cette recherche a déjà commencé. La guerre de 1914 l’a provoquée. Jusque-là, ou presque, le fameux creuset américain avait paru fonctionner assez rapidement pour fondre tous les éléments d’immigration qui affluaient.

Vers 1910, écrit M. Siegfried, en pleine marée slavo-latine, des doutes commençaient à se manifester quant à la vertu du creuset, mais immédiate et décisive fut l’impression produite par la guerre comme une révélation soudaine, le manque d’unité de la nation apparut aux Américains conscients… Ainsi des centaines de milliers, des millions d’étrangers, qu’on se flattait de croire américanisés, ne l’étaient pas. Qu’ils eussent, dans leur stage d’accoutumance, conservé temporairement certains traits pittoresques de leurs pays d’origine, à la rigueur ! Mais qu’en présence de la guerre européenne leur réaction fût allemande, autrichienne, hongroise, serbe ou française et non américaine, voilà qui décelait quelque chose de malsain. Avec de pareils citoyens, — quelle dérision dans ce terme ! — les États-Unis devenaient une mosaïque, risquaient de n’être plus une nation. Ce n’est pas dans cet esprit qu’on avait admis tous ces immigrants, il y avait tromperie ! Non que la sécession, le plus souvent sentimentale tout au plus, fût fâcheuse ou mît en péril la sûreté de l’État. N’était-il pas assez grave déjà que des Américains ne sentissent pas en Américains et votassent en se plaçant d’un point de vue étranger ? Les Italo-Américains dans la controverse de Fiume, les Germano-Américains dans la campagne présidentielle de La Follette sont restés d’abord des Italiens et des Allemands. La société autochtone — dans la mesure où ce mot signifie quelque chose en Amérique — supporte ces dissidences avec une impatience croissante[2].

Il s’agit donc pour les Américains d’activer le fonctionnement du creuset. Au préalable, les jaunes sont purement et simplement exclus. Restent les Britanniques, les Scandinaves, les Germaniques, les Slaves, les Latins dont le nombre autorisé à s’installer annuellement aux États-Unis a été réduit de plus de moitié par la loi de 1924, mais qui rendent des services dont on ne veut cependant pas se priver entièrement[3]. Or, dans le creuset, le point de fusion n’est pas le même pour ces différentes races. Tantôt l’assimilation se produit dès la première génération ; tantôt elle ne se fait qu’à la deuxième ou à la troisième. Et encore faut-il qu’elle soit complète, qu’elle ne soit pas seulement de surface, que l’américanisme qui en résulte chez l’immigré ne soit pas une simple juxtaposition. Il faut, aux yeux des Américains, que l’assimilé adopte vraiment les principes moraux, sociaux, politiques des Anglo-Saxons.

Ce qui crée les désaccords et quelquefois les haines entre les races, ce sont tout d’abord les dissemblances de constitution mentale. Des hommes qui sentent différemment, qui sont impressionnés diversement par les mêmes événements, ne peuvent que difficilement se comprendre. Puis viennent les différences de religion et d’intérêts et enfin les divergences dans les conceptions politiques.

Les haines religieuses, sans être moins vives, ne se traduisent plus à notre époque d’une manière aussi éclatante qu’autrefois. Quant aux haines d’intérêts et à celles qui naissent de la politique, la guerre de 1914 montre jusqu’où elles peuvent aller.

Tant de principes de discordes entre gens venus des quatre coins du monde peupler le territoire nord-américain, obligent les États-Unis à résoudre chez eux le problème des races, sous peine de troubles graves un jour ou l’autre. Mais la politique des races à l’intérieur d’un État n’est pas aisée ; elle risque d’ajouter une cause de discorde de plus à celles qu’elles voudrait écarter, si elle n’est pas conduite avec le plus grand tact. Aux États-Unis, nous la voyons vexer les Européens, mettre en méfiance les Américains du Sud, humilier les Asiatiques ; et si les sentiments ainsi créés sont peu gênants pour la race dominante en temps ordinaire, ils le deviennent tous les quatre ans, aux élections. On l’a vu l’an dernier. Il est vrai que les immigrés manquent trop eux-mêmes d’unité pour battre l’influence de la « grande race », et que d’autre part des contingents nouveaux de Britanniques maintiennent la force numérique de celle-ci. La crise industrielle qui a suivi, en Angleterre, la fin de la guerre a accru l’émigration aux États-Unis.

Les moyens employés jusqu’ici par les Américains pour résoudre le problème racial ne sont pas faits pour leur attirer des sympathies ; mais l’idéal qu’ils poursuivent n’est certainement pas facile à atteindre. Nous disons bien l’idéal, car il y a dans la recherche d’une unité de race chez les Anglo-Saxons des États-Unis autre chose que l’ambition, l’orgueil de constituer une nation homogène ; il y a un besoin d’unité morale, d’éthique propre, qui fait sinon pardonner, du moins comprendre la brusquerie et la maladresse des moyens.

À tendre vers cet idéal, — peut-être sous l’instinctive impulsion des destinées de leur pays, — l’esprit puritain de la majorité d’entre eux s’exalte et découvre une certaine mystique.

Enfin s’il est vrai que « les hommes ne communiquent que dans l’immatériel », le besoin d’unité morale que l’on constate chez les Anglo-Saxons des États-Unis, peut, dans ce qu’il a de spirituel et d’élevé, leur suggérer des procédés plus heureux et, grâce à cela, se trouver, un jour, satisfait.

  1. Lucien Romier : Qui sera le maître, Europe ou Amérique ? pp. 139 et suiv. (Hachette, édit.).
  2. André Siegfried, op. cit., pp. 10 et suiv. — On trouve, dans un article du Stuttgarter Neues Tagblatt du 6 avril 1928, sur les lois américaines d’immigration qui inquiètent particulièrement l’Allemagne, les mêmes remarques sur l’étonnement causé aux « yankees » par l’élan patriotique qui poussa pendant la guerre les « nouveaux Américains » d’origine française et allemande à retourner dans leurs pays respectifs pour les défendre.
  3. On voudrait, dans certains milieux des États-Unis, supprimer l’immigration « méditerranéenne » et n’accueillir que l’immigration nordique ».