Le Pacifique et la rencontre des races/6

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Arthème Fayard et Cie (p. 69-81).

CHAPITRE VI

La collusion entre les jaunes

Nous avons fait remarquer que la politique du Japon à l’égard de la Chine n’avait plus ce caractère agressif d’il y a quelques années, mais qu’au contraire le gouvernement japonais tenait à ce qu’elle fût « une politique de coopération en vue du développement économique de l’Orient ».

Nous voudrions revenir sur ce point, examiner ce qu’il faut entendre par ce programme si simplement formulé et tenter de donner une idée de ce que l’on pourrait appeler la collusion entre les jaunes dans le Pacifique.

C’est toujours une entreprise délicate que de démêler sous les actes des gouvernements et des peuples les intentions qui peuvent s’y cacher. Dans la pratique, c’est affaire aux diplomates, du moins en ce qui touche aux relations internationales au jour le jour ; dans le recul du temps, ils n’ont point à voir, sinon par goût ou par souci d’agir pour le mieux en découvrant des précédents aux cas qui les occupent.

Mais c’est à l’Histoire ou plutôt à la Philosophie de l’Histoire, qui tend à percevoir dans le tissu des faits la trame qui les relie les uns aux autres, qu’il appartient de rechercher les intentions qu’ils recèlent, afin de déterminer si possible la loi qui les gouverne, d’en dégager le sens ou d’en mesurer la véritable portée.

C’est dans ce dernier but que nous allons tenter un effort peut-être prématuré, à propos d’événements encore récents. Nous souhaitons que le lecteur y trouve assez d’intérêt pour nous pardonner un essai aussi audacieux.

Les incidents politiques n’ont pas manqué, au cours de ces dernières années, qui pourraient faire croire à un dissentiment profond entre les deux principaux peuples de race jaune, et l’on a franchement l’air d’avancer un paradoxe, lorsqu’on parle de collusion entre eux. Indignation des Chinois contre les « vingt et une demandes » de l’ultimatum japonais du 7 mai 1915, protestations soulevées en Chine par la convention militaire du 16 mai 1918, refus des délégués chinois de signer le traité de Versailles à cause de la situation faite au Japon dans le règlement de l’affaire du Chantoung, soulèvement contre les Japonais à Shanghai en 1925, protestation auprès de la Société des Nations contre leurs agissements à Tsinan-Fou en 1928, suivie d’ailleurs d’une protestation des Japonais, et le boycottage de leurs produits sur tout le territoire chinois accompagnant invariablement ces différents incidents : tel est, en partie, le bilan des relations sino-japonaises.

Et pourtant, si l’on examine de près la suite donnée à chacun de ces incidents, on s’aperçoit qu’indignation, colère, représailles ne sont que réflexes momentanés, sentiment de surface comme en peuvent éprouver les uns contre les autres des membres d’une même famille dans un cas déterminé, mais qu’au fond un sentiment de parenté subsiste, et l’accord suit. Il y a plusieurs années déjà, nous écrivions dans L’Évolution de la Chine (Éditions Bossard) : Ce que les Chinois n’aiment pas à s’entendre dire par un étranger, c’est qu’ils ne détestent pas les Japonais. Pour la face, ils n’admettent pas qu’on les croie capables d’envier le progrès de leurs voisins ou incapables de les égaler s’ils le voulaient ; mais de plus en plus nombreux sont ceux qui reconnaissent la nécessité d’entrer dans les mêmes voies qu’eux pour sauvegarder leur indépendance.

Notre opinion non seulement a subsisté, confirmée du reste par des témoignages recueillis auprès de Chinois et de Japonais, mais les événements n’ont cessé de l’affermir dans notre esprit. C’est la nécessité que nous venons de rappeler qui pousse les Chinois à reprendre ostensiblement avec les Japonais, après chaque incident, non seulement les relations commerciales interrompues dans un accès de mauvaise humeur, mais des relations politiques cordiales que s’efforcent d’entretenir, par leur action personnelle, les diplomates japonais accrédités en Chine. Des voix s’élèvent alors parmi les Chinois qui disent comme un haut fonctionnaire de Pékin, il y a quelques années : « Sans doute la masse chinoise est-elle réfractaire à toute emprise japonaise. Le souvenir est toujours aussi cuisant pour elle de l’ultimatum du 7 mai 1915 ; mais il faut compter avec les nécessités financières auxquelles nous sommes en proie et aussi avec ce grand guérisseur de tous les maux : le temps… On nous dit bien que le vent est à la démocratie et au désarmement universel. On nous dit bien encore qu’un organisme nouveau est sorti de la Conférence de la Paix, la Ligue des Nations, et qu’il peut être le régulateur de la vie future des peuples ! Mais n’est-ce pas trop risquer que de s’abandonner aveuglément à de telles espérances ? La preuve de la valeur la Ligue des Nations est encore à faire… Dans ces conditions, est-il si chimérique de prévoir une alliance du Japon et de la Chine, le premier armant la seconde pour assurer une revanche du monde jaune sur le monde blanc ? »[1].

Paroles à méditer et qui témoignent hautement. Le monde jaune et le monde blanc : deux mondes qui, dans l’esprit de ce Chinois, s’opposent. Paroles d’autant plus impressionnantes qu’elles sont dites sans passion. On y sent, outre une sincérité inquiétante, le bon sens inné des Chinois qui ne s’abandonnent pas, les yeux fermés, aux systèmes européens ; car, pour eux comme pour d’autres Asiatiques, la Société des Nations est un organisme avant tout européen, sinon un instrument de domination européenne. En tout cas, le scepticisme quant à l’efficacité de son action est grand. Les Japonais, les premiers, malgré le rôle personnel très brillant que l’on a vu y jouer leur délégué, la regardent généralement d’autant plus comme une institution idéaliste, sans vertu pratique, qu’elle ne traite aucun des problèmes qui les touchent de plus près, c’est-à-dire ceux qui se posent entre eux et la Chine, les États-Unis ou l’Union soviétique[2].

Si l’on se rend peu compte, en Europe, d’une sorte d’entente tacite des jaunes, il n’en est pas de même dans les pays des deux Amériques qui sont baignés par le Pacifique et que préoccupe l’immigration chinoise et japonaise. Là règne le sentiment d’une unité virtuelle de la race jaune, à tel point que quelqu’un a pu écrire qu’aux États-Unis par exemple « il est courant de dire de la guerre de 1914, qu’elle fut une guerre de Sécession entre les blancs, c’est-à-dire une lutte fratricide devant le danger commun : les peuples de couleur ».

Les Américains ne connaissent pas que la question des jaunes, ils connaissent aussi celle des noirs ; mais la première, nous l’avons vu, est autrement plus grave, à leurs yeux, que la seconde. Les jaunes, quoique bien moins nombreux que les noirs, sont beaucoup plus remuants, plus ingénieux, plus fins, et c’est évidemment à eux qu’ils pensent lorsqu’ils évoquent le danger des peuples de couleur.

Malgré les différences qui existent entre les divers groupes du type mongolique : Chinois, Japonais, Annamites, Thais, Muongs, au point de vue des mœurs et des habitudes, les affinités de caractère n’en cimentent pas moins entre eux une union naturelle latente que consolide encore un même fonds de civilisation. Sans doute, le Japon, pour ne citer que lui, n’a pas continué directement la civilisation antique de la Chine, mais il n’a rien reçu du monde pendant des siècles et jusqu’à un temps relativement proche, que sous la forme chinoise. Qu’on se souvienne du rôle qu’ont joué les Japonais dans les événements qui ont amené la révolution chinoise. En présence des appétits des puissances blanches, nombreux furent les Chinois qui pensèrent que l’intérêt de leur pays était de s’entendre avec le Japon, bien résolu de son côté à ne pas se laisser devancer par celles-ci ; car, si la Chine était pour lui la parente de même race, elle était aussi dès ce moment, comme elle l’est devenue davantage encore par la suite, le réservoir indispensable de produits de plus en plus convoités. Or, le parti chinois pro-japonais constitué avant la révolution fut partisan de cette dernière. Il est hors de doute que Sun Yat Sen devint lui-même le pivot des intrigues japonaises. On sait qu’après avoir été l’adversaire du Japon, quand celui-ci aidait Yuan Che Kai, il se déclara partisan d’un bloc asiatique contre l’Occident et prononça un discours retentissant sur ce thème : le Japon doit aider la Chine à abolir les traités inégaux. N’a-t-on pas annoncé que des associations de patriotes japonais, qui luttent contre l’influence politique et morale du monde occidental en Asie, projetaient d’élever un monument à sa mémoire parce qu’il s’efforça de libérer la Chine de la domination étrangère ? Toutefois, le Japon eût souhaité une révolution seulement au-dessous du Fleuve Bleu, afin d’atteindre les zones d’influence anglaise et française que contenait cette partie de la Chine, mais il était loin de désirer la chute de la dynastie mandchoue qu’il comptait tenir en tutelle à Pékin.

Cette politique à double détente ne se réalisa pas, mais, ce que nous en retiendrons, c’est le témoignage qu’elle apporte de cette intelligence entre Japonais et Chinois au préjudice des blancs et que définit littéralement le terme de collusion.


N’empêche que la Chine reste, aux yeux des Japonais, le fonds de réserve de tout ce qui leur manque et l’enjeu d’un conflit éventuel dans le Pacifique. Ce conflit, qu’il est permis de pressentir pour un jour indéterminé dans ces régions d’Extrême-Orient, a des causes et des buts variés. Si le manque d’équilibre des races en est selon nous une des principales causes, et si l’un des principaux buts en est de trouver de la place à une population jaune toujours croissante, la conquête des matières premières que recèle la Chine en même temps que celle du marché chinois pour l’écoulement de produits manufacturés, n’en sont ni une moindre cause ni un moindre but. De sorte que le Japon peut mener à la fois une politique de rapprochement avec la Chine et une politique de conquête économique, la première contre-balançant la seconde.

Peut-être y a-t-il là de quoi dérouter notre raison d’Aryens, mais celle des jaunes ne s’embarrasse pas de contradictions qui nous paraissent inconcevables. Notre logique, nos déductions rigoureuses, notre besoin de précision, rien de tout cela ne s’impose à leur esprit ondoyant et ennemi de l’absolu avec la même inflexibilité qu’au nôtre. Japonais et Chinois partisans d’une politique d’entente ne concluent pas, comme nous le ferions, d’une querelle même violente, d’un incident militaire même très grave, comme il y en a eu, comme il peut y en avoir encore, à la ruine ou seulement à l’affranchissement de cette politique[3].

En tout cas, l’on comprend aisément que la Chine soit au premier rang des préoccupations japonaises. Outre la question des matières premières, il y a celle des résidants japonais qui approchent de 300.000 et enfin celle des capitaux investis en Chine, depuis dix ans surtout, qui peuvent atteindre 3 milliards de yens (le yen vaut actuellement 2 fr. 583 or).

Or, il est à noter que des moyens s’offrent au Japon de témoigner à peu de frais de l’amitié à son voisin chinois, qui ne s’offrent pas de la même manière aux autres puissances. Au moment où les traités dits « inégaux » par les Chinois sont mis en question, le Japon, grâce à ses affinités ethniques avec ces derniers, à l’emploi de la même écriture qu’eux, pourrait par exemple abandonner du jour au lendemain son privilège d’exterritorialité juridictionnelle, sans que ses nationaux eussent beaucoup à en souffrir. Le Japon a prouvé à diverses reprises qu’il ne laisserait pas compromettre ses intérêts en Mandchourie et au Chantoung et ce qu’il y appelle ses « droits acquis » ; mais, ceux-ci une fois sauvegardés, il saurait certainement sacrifier sa situation de puissance privilégiée, dans le reste de la Chine, à des avantages économiques.

Un tel état d’esprit laisse à sa diplomatie la souplesse nécessaire à la reprise de relations de bon voisinage avec la Chine, après chaque querelle.

Ce serait donc s’exposer à une déception analogue à celle qu’ont éprouvée, à la Conférence de Washington, ceux qui pensaient pouvoir dresser Anglais et Américains les uns contre les autres, que de s’attendre à voir les Chinois prendre parti contre les Japonais dans un conflit du Pacifique.

On a dit non sans raison qu’après la guerre sino-japonaise de 1894-95, les Japonais victorieux n’étaient plus, pour les Chinois, un peuple complètement des leurs ; ils faisaient partie des puissances qui se ruaient à l’asservissement de la Chine. À chaque nouvel incident entre eux, ce même sentiment domine chez les Chinois, mais combien passager ! Et puis n’oublions pas que les fautes des blancs à l’égard des jaunes rapprochent ces derniers, surtout quand elles sont commises à l’égard du Japon, la puissance active de l’Extrême-Orient, à cause de son plus grand rayonnement. Rappelons-nous, d’autre part, la signification qu’emportent avec soi des manifestations comme les conférences panasiatiques, malgré leur peu d’effet immédiat. Nous ne sommes pas seul à le souligner. Certains vont même plus loin et déclarent que l’unité asiatique existe dès maintenant et qu’elle a seulement besoin d’un chef. À notre avis, ceux-là vont trop vite. Cette prétendue unité asiatique est encore loin d’être formée. Quant à l’unité des jaunes qui ne serait qu’un compartiment de la première, elle ne s’indique que dans la mesure où nous l’avons dit.

Le Japon ne parle plus de cette renaissance asiatique dont il voulait naguère prendre coûte que coûte la direction ; du moins ne montre-t-il plus quant à présent une telle ambition. Ce qu’il offre et recommande aux Chinois, c’est une « coopération économique », expression véridique jusqu’à un certain point, mais surtout destinée à dissimuler l’avidité de sa recherche des matières premières et du marché chinois. On se représente, d’autre part, aisément la pointe qui, sous ce simple et pacifique programme, menace les puissances blanches. Le « péril jaune » pourrait bien résider dans une contre-offensive économique. De sorte que l’on peut dire que la collusion entre Chinois et Japonais se trahit autant dans leurs rapports économiques que dans le ton des relations politiques qui suivent invariablement les incidents, même les plus vifs, qui surgissent entre eux. Mais l’unité des jaunes s’arrête là.

  1. On pourrait multiplier les citations du même genre.
  2. Un Japonais, le vicomte Soga, membre de la Chambre des Pairs, disait en 1928 « Le Japon joue un rôle de premier plan à la Société des Nations, un rôle qu’il prend très au sérieux, avec une croyance absolue dans l’œuvre de paix et de conciliation poursuivie par l’institution de Genève. Mais en même temps le Japon pratique en Extrême-Orient sa politique proprement nationale, avec le souci de ses intérêts, avec la préoccupation des devoirs et des obligations qui s’imposent à toute nation qui veut vivre. »
  3. À ce propos nous dirons quelques mots de ce que les Chinois appellent « la face ». Pour beaucoup d’étrangers, « la face » est simplement la manifestation d’un orgueil outrancier. Il faut aller plus au fond. « La face » est une conséquence de la psychologie chinoise. Le Chinois ne s’intéresse pas aux idées pures ; celles-ci n’ont d’intérêt que dans leur répercussion morale. Pour lui, philosophie et morale sont une seule et même chose.

    Or ce mépris de l’idée pour elle-même a eu sa répercussion dans les rapports sociaux, il explique en partie « la face » chinoise. Avoir raison, avoir tort dans une discussion n’a aucun sens, car il n’y a rien d’absolu. Confondre un adversaire, lui prouver son tort, serait affirmer pratiquement une vérité absolue. Dans toute discussion, par conséquent, personne n’a tout à fait tort.

    On voit que ce n’est pas par orgueil, mais du fait de sa psychologie et par conviction de ne pas posséder la vérité absolue, que le Chinois ne fait pas perdre « la face » à son adversaire.

    D’aucuns se sont moqués du manque de précision du Chinois. Aujourd’hui il y a, selon lui, dix kilomètres entre deux villages ; demain, il y en aura huit. Évidemment, puisqu’il fait abstraction de la vérité absolue et considère la distance qui sépare ces deux villages sous son angle pratique. Aujourd’hui, vous êtes fatigué, il pleut… la distance, en pratique, est plus grande qu’elle ne sera demain, si vous êtes reposé et s’il fait beau.

    Enfin, en politique, les Chinois admettront que tout n’est pas parfait chez eux, à condition que vous concédiez la même chose chez vous. La vérité n’ayant qu’une valeur relative, ils souffrent comme d’une injustice de récits de leurs difficultés politiques, et ne manquent pas de vous rappeler celles par lesquelles votre pays a pu passer avant le leur. Seulement, s’il n’y a pas de vérité absolue, il n’y a pas non plus d’erreur absolue. On comprend alors que les Chinois ne soient jamais enclins à rejeter en bloc une théorie, quelle qu’elle soit.